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Catholicisme : vers l'implosion ?
Extraits d’un entretien avec Danièle Hervieu-Léger

Dans cet entretien Danièle Hervieu Léger reprend certains points clefs du livre qu’elle a écrit avec Jean-Louis Schlegel : Vers l’implosion ?. Elle montre comment l’Église romaine « implose » sous le système romain qu’elle a elle-même mis en place pour conjurer sa maladie.

On trouve l’intégralité de cet entretien à la page :
https://www.youtube.com/watch?v=Heu5-vGvFwE (de 1’ à 15’55 et de 21’18 à 38’22). Les extraits sont de la rédaction.

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Question : Qu’est-ce qui vous a fait choisir le terme d’ « implosion » comme axe du livre que vous avez écrit avec Jean-Louis Schlegel ?

Quand on évoque le présent et l’état du catholicisme, classiquement on parle de crise. En général on analyse les facteurs externes qui l’ont provoquée. Par exemple, en France, l’immense conflagration de la Révolution française ou l’effet de la sécularisation, etc. Nous avons choisi ce titre parce que nous pensons que l’Église catholique a atteint aujourd’hui un point où la menace n’est pas externe mais interne. Depuis, en gros, la Réforme et jusqu’au concile Vatican II, L’Église a mis en place un système de défense pour conjurer les menaces qui se présentaient à elle. Que ce soit la menace du schisme avec la réforme protestante, la menace des grandes conquêtes de l’autonomie avec la Révolution française et la modernité politique. Or l’Église est malade du système de défense – que j’appelle le « système romain » - qu’elle a elle-même mis en place pour conjurer sa maladie. Elle est malade du système romain. La manière dont son organisation interne s’est structurée pour faire face à ces menaces est aujourd’hui un facteur de crise interne gravissime.

Votre livre s’ouvre par l’évocation des abus sexuels et leur lien avec le cléricalisme. Vous montrez que les abus sexuels sont toujours précédés ou accompagnés d’abus spirituels : des hommes ont abusé du statut de sacralité dans lequel on les plaçait.

Effectivement, il n’y a pas d’abus sexuels qui ne soient liés à des abus spirituels, lesquels sont aussi des abus de pouvoir. Les trois termes se tiennent. Le caractère systémique tient au lien que ces abus entretiennent avec la construction sacrale du prêtre, qui est la colonne vertébrale de ce que j’appelle le système romain. Ce système de pouvoir ne génère pas en lui-même la multiplication des abus mais il en ouvre la possibilité aux individus au sein de l’institution : rien n’empêche que le pouvoir sacral spécifiquement donné aux prêtres puisse être dévoyé par une conception qu’eux-mêmes se font de leur propre autorité à l’égard de fidèles qui, eux, sont dépourvus de toute capacité d’autonomie, a fortiori s’ils sont des enfants. Il y a là un vice interne qui va, dans un certain nombre de cas, aboutir à des passages à l’acte.

Entre le concile de Trente et le XIXe siècle, se construit, à la fois théologiquement et politiquement, ce qu’on a appelé l’« intransigeantisme catholique » : la réponse de rejet opposée totalement à la modernité et notamment, au cœur de la modernité, de rejet de l’autonomie du sujet. Ce système de défense – qui est en relation directe avec la manière dont est défini le pouvoir même du prêtre – est aujourd’hui ce qui conduit l’Église à découvrir en son propre sein la disposition à l’abus créé par ce caractère exorbitant du pouvoir sacral donné aux prêtres. A partir du moment où le prêtre peut se prévaloir d’être l’incarnation même de la parole divine face à un sujet croyant, on voit bien qu’il devient ce que Castoriadis appelle « le maître des significations », laissant en face de lui des individus totalement dépourvus de capacité de réponse.

Le phénomène de l’abus trouve son origine dans la manière même de construire le prêtre en « alter Christus », ce qui est très abusif puisque, théologiquement parlant, il ne l’est que dans les actes sacramentels qu’il pose. Dans le cas du prêtre – qui n’est pas celui du moine – le célibat est la condition d’un état sacral qui lui permet d’accomplir des gestes religieux, lesquels déteignent en quelque sorte sur l’ensemble des comportements qui peuvent être les siens. En ce sens, il est lui-même absorbé, aspiré par la définition sacrale de son état. Sa personne entière endosse cette sacralité et la manifeste à l’égard des fidèles à travers une condition sexuelle propre, séparée de celle du commun des mortels.

Dans cet ouvrage, vous employez le terme d’ex-culturation. Quels sont selon vous les facteurs de cette ex-culturation et à quoi l’attribuez-vous ?

Le cœur de cette hypothèse est le suivant. Depuis deux siècles et demi, on a assisté à un processus continue de laïcisation des institutions et de sécularisation des mentalités. Elle a progressivement refoulé le religieux – la religion – dans la sphère privée. Le catholicisme, comme l’ensemble du phénomène religieux, s’est trouvé assigné à devenir une option individuelle. Elle n’interdit pas à ceux qui ne font pas cette option de vivre comme des citoyens honnêtes et respectables : nous parlons ici de refoulement du religieux dans la vie privée. Il faut distinguer ce phénomène de celui de l’ex-culturation dont, à mon avis, on peut dater le commencement au tournant des années 1960-70.

Jusque-là, en effet, la laïcisation des institutions et la sécularisation des mentalités n’avait pas pour autant entamé le modelage culturel opéré par le christianisme et, dans un pays comme la France, par le catholicisme. Jusque dans les années 70, il était extrêmement difficile en France d’expliquer notre manière de nous rapporter à l’État, notre rapport à l’argent, notre rapport à la famille, etc., sans faire référence à cette matrice catholique de la culture. Ceci quoi qu’il en soit par ailleurs de la croyance ou de la pratique religieuse. Jean-Paul Sartre dans L’Être et le néant écrit : « Nous sommes tous catholiques. » Ce n’est pas vraiment parce qu’il était un pilier de sacristie mais parce qu’il repérait cette présence invisible d’une matrice culturelle chrétienne et catholique dans la culture nationale.

Or, à partir des années 70, je fais l’hypothèse en tant que sociologue, que ce tapis de la culture est retiré des pieds de l’institution. J’essaye de repérer une série de facteurs de cette ex-culturation à travers la fin d’une société rurale avec laquelle l’Église avait partie liée dans le système paroissial, à travers d’abord et avant tout la modernité politique qui a cessé de faire descendre la loi du ciel pour la faire monter du corps citoyen. Avec également la transformation du rapport à la science, qui n’est plus une science des lois mais de plus en plus des aléas et des irrégularités. Et enfin, mais c’est pour moi le cœur de cette ex-culturation, à travers une mutation radicale de la famille.

Vous faites de la révolution radicale de la famille et de la sexualité depuis les années 60 le principal facteur de l’ex-culturation du catholicisme. L’Église en se crispant sur des valeurs patriarcales ne s’est-elle pas fracassée sur cet irrésistible mouvement de civilisation qui a profondément ébranlé les valeurs symboliques traditionnelles ?

L’avènement de la modernité politique a fracassé le rêve théologico-politique de l’embrassement du monde social par la religion, et notamment, en France, par le catholicisme romain. Déboutée en quelque sorte de son projet de régie politique du monde, l’institution romaine a investi et surinvesti la sphère familiale, y compris en développant un familialisme catholique incroyable : l’Église étant elle-même définie comme une famille et la famille humaine comme une petite Église. Ce dispositif a été extraordinairement renforcé au XIXe siècle par l’émergence, récente dans l’histoire, de « la famille conjugale » – papa, maman, les enfants – comme noyau familial. C’était une idée neuve en Europe. Le familialisme catholique va endosser et fournir des instruments de légitimation au conjugalisme et au familialisme bourgeois du XIXe siècle qui invente la famille sous cette forme. Ce dispositif va exploser en vol à partir du moment où ce qui permettait l’articulation du modèle conjugal avec le modèle ecclésial – à savoir la structure hiérarchique du pouvoir avec le père représentant la loi – va se défaire. Au tournant des années 70, se produit l’émergence et la reconnaissance dans le droit de ce qu’on appelle aujourd’hui la famille relationnelle ou horizontale, celle dans laquelle des sujets s’engagent les uns envers les autres de façon contractuelle.

Cela permet de comprendre pourquoi l’Église crie à la rupture anthropologique dès qu’il s’agit de réformer le droit de la famille.

C’est la panique totale parce qu’on ne peut pas toucher à la structure familiale – et à ce modèle hiérarchique et mâle du pouvoir – sans ébranler en même temps le système romain. Les deux ont complètement partie liée. L’ébranlement de ce modèle familial est une catastrophe pour l’Église. Et évidemment, dans cet ébranlement, la question des femmes devient la plus cruciale. Notamment la question de l’autonomie sexuelle des femmes, qui est pour moi le tournant radical. Le facteur majeur de l’ex-culturation est en effet l’accès à la contraception. Que les femmes deviennent maîtresses de leur fécondité, qu’elles ne soient plus inscrites dans une sorte de loi de la nature - dont le pivot est le pouvoir masculin tant dans l’intime que dans le social – ébranle fondamentalement le dispositif de repli que l’Église a opéré pour sauver sa visée d’englobement du monde social en s’appuyant sur la cellule familiale.

L’entretien avec Danièle Hervieu-Léger s’ouvre par cette citation que nous mettons en conclusion :

« L’Église catholique va mal, en France et dans le monde, et les symptômes de son effondrement sont nombreux. Confrontée à la déperdition de ses fidèles pratiquants, à la forte décrue de son clergé, en passe d’être expulsée de la culture commune, le catholicisme semble se fracasser sur les transformations du monde contemporain. »

Vers l’implosion ? Entretiens sur le présent et l’avenir du christianisme
Danièle Hervieu Léger et Jean-Louis Schlegel, Seuil, mai 2022

Extraits d’un entretien avec Danièle Hervieu-Léger
Propos rapportés par l’équipe de rédaction
Peinture de Brueghel (La tour de Babel), Mise en ligne, mai 2023