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Abus sexuels dans l’Église :
le travail de recherche de l’Inserm

Michel Poirier

La Ciase (commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) a rendu son rapport le mardi 5 octobre, après plus de deux ans de travail. Parmi les annexes figure un travail d’investigation scientifique que la Ciase avait demandé à un organisme public, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), travail qui se donnait pour objectif, nous dit l’Inserm, de « caractériser la population des personnes ayant été abusées par une personne membre du clergé catholique (religieux et religieuses non-prêtres compris), de 1950 à aujourd’hui et d’étudier les logiques sociales et institutionnelles qui favorisent la survenue de telles violences et permettent de rendre compte des réactions de l’Église catholique ». Le long rapport fourni par l’Inserm (455 pages) s’achève par une synthèse d’une quinzaine de pages, que Christine m’a demandé de résumer en 3 pages pour « Dieu maintenant ».

Rapport de l'INSERM commandé par la CIASE
"Sociologie des violences sexuelles au sein de l'Église catholique en France (1950-2020)" (455 pages)

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Une introduction retrace rapidement comment à partir des années 1980 un problème largement occulté jusque-là a émergé progressivement et a fini par s’imposer publiquement, non sans que l’Église catholique de France ait longtemps semblé refuser le constat du caractère systémique de ces violences. Des intertitres rythment ensuite les étapes du rapport.

Un phénomène massif toujours d’actualité. Les violences sexuelles qui ont été exercées contre une personne mineure concernent 14,5% des femmes et 6,4% des hommes en France, et sont pour leur très grande majorité le fait d’hommes. Dans quelles sphères de socialisation ces violences ont-elles été exercées ? Avant tout à l’intérieur des familles ou du fait d’amis proches de la famille. Mais ensuite l’Église catholique est le groupe le plus abondamment concerné : 1,2% des personnes ayant pratiqué des activités à l’Église dans l’enfance ont subi ce type de violence. En nombre de victimes, c’est considérable, environ 220 000 personnes ont été abusées par un membre du clergé, et plus de 300 000 si on ajoute les méfaits de laïcs missionnés par l’Église. Contrairement à ce qui se passe dans la population générale, la grande majorité des victimes d’abus sont des garçons préadolescents. L’aura sacrale du clerc, et l’opportunité qui lui est offerte d’exercer dans de nombreuses circonstances une domination rapprochée sur des enfants, dans le cadre des internats de collège, des patronages, du scoutisme, peuvent être incriminés. Il s’exerce là « un pouvoir asymétrique institutionnalisé ».

Les ressorts d’une situation d’abus. Les situations dans lesquelles les abus sur mineurs ont été commis sont diverses et ont évolué. Le document distingue l’abus paroissial (le prêtre, chef et médiateur de communauté), l’abus scolaire (l’enseignant, initiateur du savoir), l’abus éducatif dans les mouvements (l’aumônier, l’éducateur, initiateur qui a la sagesse), l’abus familial incarné par le prêtre oncle d’adoption. Plus tard, après la crise catholique des années 60-70, apparaissent l’abus thérapeutique (pratiques pastorales jouant sur la vulnérabilité de personnes en recherche) et l’abus prophétique, incarné par le prophète, le fondateur au charisme prophétique dans une « communauté nouvelle » où peuvent apparaître des phénomènes de secte : dans ce cas, c’est la charge de l’autorité personnelle du prêtre qui est au cœur du dispositif d’abus. Dans ces cadres se développent des logiques de pouvoir favorisées ou légitimées par le monopole sacral du prêtre, par l’emprise de l’idée d’une vocation (petits séminaires, accompagnement spirituel de jeunes filles), par la dénégation instituée du pouvoir clérical sous couvert de service des plus pauvres, des plus fragiles. Ces logiques d’abus évoluent, avec la disparition des petits séminaires, la diminution des internats unisexués, et inversement l’émergence de communautés nouvelles centrées sur une figure charismatique. La structure patriarcale d’organisation de l’Église est toujours en cause, sans contre-pouvoir effectif.

Une prise de parole éprouvante. « Près d’une personne sur deux a parlé des violences qu’elle avait subies à un tiers. » Ce paragraphe énumère toutes les difficultés et épreuves rencontrées alors, intérieurement et extérieurement, dans un détail qu’il est impossible de résumer parce que chaque type d’épreuve est décrit en une ligne ou deux au plus et qu’il y en a une page. Un ou deux points saillants : la parole des garçons abusés enfants suscite plus de réaction des parents que la parole des filles ; plusieurs éléments nourrissent la difficulté à s’assumer comme victime, notamment la honte de n’avoir pas su exprimer sur le moment son refus, les conflits de loyauté qu’entraîne la révélation dans la famille, ou vis-à-vis de l’Église pour ceux qui y restent attachés.

Une institution qui peine à sortir de sa passivité. Dans le passé, l’institution ecclésiale a été rarement interpellée, moins de 5% des abusés déclarent en avoir parlé à une personne en relevant, et il n’y a eu de réponse réelle que dans 10% des cas. Cette proportion semble s’être améliorée face aux abus récents, les membres actuels du clergé abusés enfants étant les mieux écoutés, les femmes les plus négligées apparemment. Alors que les personnes abusées étaient jusqu’à il y a peu perçues dans l’institution comme fauteuses de troubles et déconsidérées, certains responsables ecclésiaux les sollicitent aujourd’hui pour lutter contre ces violences, notamment pour la formation des futurs prêtres. Cela reporte sur les victimes sollicitées une charge émotionnelle lourde, comme si elles devaient, en plus de s’en sortir elles-mêmes, réparer l’institution responsable.

Des vies bouleversées. Longtemps les conséquences sanitaires et sociales des violences subies dans l’enfance ont été minimisées, pas seulement dans l’Église. Or toutes les sphères de l’existence affective, sexuelle, sociale, professionnelle, sont bouleversées, les apprentissages de la sexualité tout particulièrement. Tout acte sexuel ou tout engagement affectif postérieur en est perturbé, la morale sexuelle, civile ou prônée par l’Église, apparaît désajustée par rapport à ce qui a été vécu, il faut gérer et surmonter la dissociation sexualité/amour induite par les abus. La vie en couple hétérosexuel peut en être perturbée, l’acceptation de soi pour les homosexuels est plus malaisée. La désidentification religieuse (sortie du catholicisme) concerne 25% des personnes abusées ; vu la chute d’ensemble du nombre de catholiques déclarés au cours des dernières décennies, il est impossible de mesurer la part des abus dans cette désidentification. Mais la perte de confiance et d’engagement dans l’institution est plus large, et un quart seulement des victimes ayant répondu à l’appel à témoignage garde confiance à l’égard des prêtres et religieux. D’autre part moins de la moitié des victimes a eu recours à des soins médicaux et psychologiques. Les thérapies apparaissent avoir été essentielles pour les personnes qui y ont eu accès. Or elles coûtent cher, et on attend là de l’Église une prise en charge qui ne soit pas symbolique.

Les violences contre les religieuses. Un regard spécifique est porté sur ces cas. Il s’agit ici d’adultes, mais rendues vulnérables par leur situation particulière, leur vœu d’obéissance, leur dépendance du clergé masculin. Entre 1994 et 1998 des rapports confidentiels sur des faits très graves, allant jusqu’à des viols et des avortements contraints, auraient dû alerter le Vatican. Sous prétexte que seule une zone géographique limitée était concernée, on a rapidement refermé le dossier. Ce n’est que tout récemment, avec l’influence du mouvement #MeToo, qu’il a été rouvert. Il ne s’agit pas toujours de conduites pénalement répressibles, la répétition fréquente d’effleurements supposés affectueux peut devenir intolérable. Mais des actes physiques graves existent aussi, avec des répercussions considérables sur la vie des victimes.

Les facteurs favorisant les violences sexuelles (sur les religieuses). Le document énumère : la réclusion, plus ou moins poussée selon les congrégations, au sein d’un communauté qui contrôle toute la vie – le vœu de pauvreté, qui fait qu’elles n’ont plus de ressources financières et matérielles propres, ce qui est un frein pour remettre en cause leur engagement lorsqu’elles ont des doutes sur ce qu’elles subissent dans la communauté – le vœu d’obéissance, trop souvent compris comme une obéissance aveugle, annihilant tout esprit critique – l’absence fréquente de formation intellectuelle en théologie ou droit canon, qui favorise l’acceptation de conduites déviantes voire sectaires. Ces risques sont accrus dans les communautés nouvelles.

L’autorité suprême des prêtres. Ils jouissent vis-à-vis des religieuses d’une position d’autorité dans de nombreux domaines. Face à un homme considéré comme le représentant de Dieu, comme un personnage sacré, les personnes abusées perdent tout repère, elles doutent de leur capacité à juger. Cela peut devenir pire dans le cas d’un accompagnement spirituel par le prêtre. Et l’abuseur peut profiter de situations de crise chez la religieuse (doutes sur la vocation, conflits familiaux, deuils, voire dépression). Tout ceci dans le cadre d’une domination masculine, qui met les religieuses dans une position subalterne.

Une prise de parole qui implique une sortie de la communauté. La dénonciation des violences subies entraîne presque toujours un départ de la communauté. Sans l’assurance d’un soutien extérieur, c’est très difficile. Parmi les obstacles à surmonter, le document note : la difficulté chez une personne inexpérimentée et dépendante de juger de la normalité d’une conduite – l’habitude du sacrifice de soi, de l’acceptation de la souffrance – la domination sociale et psychologique de l’abuseur –  la peur d’être à l’origine d’un scandale, de mettre sa famille ou sa communauté dans la peine – l’absence de ressources et de réseau social pour reconstruire une nouvelle vie.

L’inaction de l’Église. Quand les personnes abusées ont parlé à quelqu’un, dans l’Église ou plus rarement dans leur famille, cela a souvent rencontré l’incrédulité, et n’a provoqué de réelles investigations de la part des autorités religieuses que très rarement. Il y a eu la plupart du temps inaction, ou parfois réaction inadaptée, quand un évêque offre ses prières au lieu d’agir !

Des conséquences graves. Dépression, anxiété, conduites à risque, troubles des conduites alimentaires, perturbations de la vie affective ou sexuelle, tendances suicidaires et douleurs chroniques sont des symptômes communs. Le statut sacré de l’abuseur peut aggraver les choses. Les religieuses voient leur rapport à Dieu, qui était constitutif de leur identité, être ébranlé. La dénonciation de la violence subie déclenche cependant un processus de guérison ou de reconstruction long et éprouvant. C’est un parcours d’obstacles qui nécessite le recours à des professionnels de santé, psychologues, psychanalystes ou psychiatres, au coût élevé et parfois prohibitif. Les difficultés supplémentaires que rencontrent les religieuses devraient être mieux explorées par la recherche.

Une conclusion générale reprend nombre des constatations ci-dessus, et on ne les répétera pas ici. Si des spécificités de la sphère catholique ont été notées, cependant on remarque que comme dans la population générale tous les milieux sociaux sont concernés, et que le type de violences sexuelles est semblable, un tiers d’entre elles (viols et tentatives de viol) sont des crimes. Les violences contre des personnes mineures ne doivent pas faire sous-estimer celles commises contre de jeunes adultes ou des personnes plus âgées. La prise de parole des victimes n’est pas si rare, et augmente.

Surtout, ces violences ne constituent pas une simple dérive d’individus, elles ont un caractère systémique, elles sont favorisées par le caractère sacré du clerc et de l’institution qu’il représente. « L’Église catholique apparaît comme un observatoire privilégié de la domination masculine … Tant qu’elle refusera de renoncer au monopole masculin du pouvoir et à sa métaphorisation paternelle … le risque de violence sexuelle au sein de l’Église catholique restera d’actualité ».

Michel Poirier, le 22 octobre 2021
Vitraux de mère Geneviève Gallois, bénédictine (1888-1962)