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Janvier 2015
Réflexion sur l'actualité
Michel Poirier

Michel Poirier, dont les lecteurs de Dieu maintenant connaissent les compétences et la sensibilité, a écrit sur son blog ses réactions après les événements de janvier 2015 en France. Il a bien voulu que l'on reproduise son texte sur notre site (article rédigé le 15 janvier 2015).

(5) Commentaires et débats


Qui sont les blasphémateurs ?

Je n’ai pas réussi à retrouver un texte que j’avais écrit à l’époque du scandale qu’avait légitimement soulevé la fatwa iranienne appelant à tuer Salman Rushdie pour blasphème. Peu importe que je ne le retrouve pas, je sais fort bien ce que je pensais et affirmais alors, qui reste d’une parfaite actualité : les authentiques blasphémateurs, ce sont ceux qui salissent Dieu en appelant à tuer, et en tuant effectivement, au nom d’un Dieu qui commanderait qu’on le venge ; ils font passer Dieu pour un potentat sanguinaire, qu’on devrait vomir. Ils sont les pires ennemis de Dieu. Comme le dit ces jours-ci le communiqué de La Maison islamo-chrétienne, « On fait injure à Dieu en donnant la mort au Nom de Celui en qui nous reconnaissons la source de la vie ».
http://www.lamaisonislamochretienne.com/attentatacharliehebdo.html

Les croyants trouvent là une double raison de s’indigner, contre l’horreur des actes eux-mêmes, et contre l’atteinte portée à Dieu par ces actes. Après l’attentat contre Charlie Hebdo, cela reste primordial. Mais d’autres réflexions, moins essentielles mais que je voudrais pourtant partager, me sont venues au fil des commentaires entendus et des informations diffusées.

Quand des caricatures touchent la foi des croyants

Le jeudi soir, au lendemain du premier attentat, j’ai suivi sur France 5 l’émission La Grande Librairie. C’était une émission spéciale, avec un dessinateur, un politologue, et pas seulement des écrivains. La question de la place des religions dans une société laïque ne fut pas au centre des échanges, mais il en fut question. Et j’ai été frappé par le fait que ceux qui se sont exprimés alors sur le sujet semblaient ignorer ce qu’est la foi chez un croyant. Le mot dogme a été prononcé plusieurs fois et il semblait résumer pour ces gens l’essentiel de la notion de religion, alors que dans mon Église, dans des réunions œcuméniques ou lors d’échanges islamo-chrétiens je ne l’entends jamais. La foi, pour ces gens, c’était un catalogue de dogmes. L’idée que le croyant juif, chrétien ou musulman est engagé dans une relation de personne à personne avec Dieu semblait ne pas les effleurer. Dès lors, comment pourrait-on comprendre ou même simplement apercevoir la souffrance de musulmans devant certaines caricatures, la souffrance de chrétiens devant la dérision affichée à l’égard du Christ en croix dans certaines images ?

Je reconnais que le mot français « croire » est ambivalent. Il y a croire que (croire que quelque chose est vrai, existe) et croire en (croire en quelqu’un à qui on a donné sa confiance). Il faut ne jamais avoir entendu un musulman dire « mon créateur », un juif pieux justifier son abstention de certains aliments par le désir de satisfaire son Dieu, le dieu de l’Alliance, pour ignorer cette dimension personnelle, plus précisément : interpersonnelle. Chez le croyant, le croire en est fondamental, le croire que ne vient qu’après et lui est subordonné. Manifestement, dans notre civilisation d’aujourd’hui, certains ne le savent pas.

Les humoristes les plus agressifs s’interdiraient certainement de traiter de pute la mère d’un adversaire. Je crois avoir compris qu’à Charlie Hebdo on s’interdisait strictement ce genre d’écart. Certaines manières de s’en prendre à Dieu, à Jésus, au Prophète de l’islam, ne sont pas ressenties par le croyant autrement que si l’on s’en prenait de la même manière à leur mère ou leur père ou leur conjoint. L’athée me dira : le père, la mère, le conjoint existent, le dieu des croyants n’existe pas, ses prophètes brassent du vide, et je n’ai pas à les respecter. Je réponds : il n’est pas question de respecter ce qui pour vous n’existe pas, mais de tenir compte de l’homme ou de la femme que vous avez en face de vous et d’éviter ce qui le blesse au plus profond de lui-même. Une certaine ivresse de la dérision peut rendre le caricaturiste ou le polémiste insensible.

Attention aux lectures trop rapides d'une image

Cela dit, nous vivons, heureusement, dans une République dont la constitution et les lois sont laïques, un éventuel blasphème n’est pas un délit civil et n’a pas à y être poursuivi. Quant à l’insensibilité dont je viens de parler, elle ne relève pas du tribunal, mais de la simple réprobation morale. Les responsables musulmans qui avaient porté plainte contre Charlie Hebdo après certaines caricatures avaient tort, et d’ailleurs ils ont été déboutés, leurs adversaires ont été relaxés.

Et si certains caricaturistes font preuve d’insensibilité, il arrive que certains croyants montrent une sensibilité exacerbée, et s’empressent un peu vite de se dire agressés. J’ai bien regardé le dessin fameux de Cabu qui montre le Prophète se prenant la tête en disant : « C’est dur d’être aimé par des cons ». S’il n’y avait que cela sur le dessin, les musulmans auraient pu en effet se plaindre d’être traités de cons, se plaindre que leur religion soit présentée comme une religion de cons, et donc d’avoir été insultés. Mais, symétriquement à la bulle contenant « C’est dur d’être aimé par des cons », Cabu avait tenu à écrire de l’autre côté ; « Mahomet débordé par les intégristes ». Dès lors il est évident que les cibles du crayon de Cabu étaient les intégristes, les fondamentalistes, qui menaçaient de mort les caricaturistes danois, mais ni le Prophète lui-même ni tous les musulmans ni l’islam en général. Dès lors qu’on réfléchissait un peu, il fallait beaucoup de mauvaise foi pour voir dans ce dessin une attaque contre le Prophète ou contre l’islam.

Mais, dira-t-on, le Coran interdit de représenter le Prophète. Outre que cette interdiction supposée est loin d’avoir été observée toujours et partout dans les contrées islamiques, dans une nation laïque une telle interdiction ne peut obliger que ceux qui se réclament de l’islam, ainsi que l’expliquait ce mardi soir un imam à des reporters du journal télévisé. C’est de la même manière que l’indissolubilité du mariage édictée par la doctrine catholique ne peut contraindre que les catholiques, et qu’il serait illégitime que la loi civile oblige tout le monde à obéir à une injonction religieuse particulière.

Antisémitisme et racisme !

Après l’attentat de vendredi contre un magasin casher à la Porte de Vincennes, beaucoup ont déploré et condamné, avec raison, le regain d’antisémitisme qui se manifeste actuellement. Mais pourquoi faut-il que, selon une formule constamment reprise mais impropre, on condamne « le racisme et l’antisémitisme ». Comme si l’antisémitisme était autre chose qu’un racisme, un racisme antijuif comme il y a des racismes antiarabe, antinègre, antirom, que sais-je encore ? Certes le racisme antijuif a été particulièrement assassin voici trois quarts de siècle, avec une véritable tentative d’extermination totale en Europe, mais faut-il lui faire une place à part ? Ce fut une tentative de génocide, les arméniens avant cela et les tutsis plus tard en ont subi une aussi. Faut-il instituer une hiérarchie entre les racismes et entre les antiracismes ? Je crains qu’en réservant une place à part, une place unique, à l’antisémitisme au motif que l’extermination nazie des juifs a été une horreur sans équivalent, on ne cherche à conforter des droits exceptionnels en faveur de l’État qui s’est constitué en accueillant les survivants, droits que n’auraient alors pas les palestiniens sur leur propre terre. Il n’y a pas de racisme plus grave que d’autres, d’antiracisme plus nécessaire et plus noble que d’autres, telle est ma conviction.

Ce matin mercredi 14 janvier je relève encore dans un texte du Monde.fr où sont expliquées, et fort bien, les limites légales de la liberté d’expression, cette phrase rédigée de manière étonnante : « La liberté d'expression ne permet donc pas de professer le racisme, qui est un délit, de même que l'antisémitisme. » Ce « de même que » est aberrant. Comment l’antisémitisme pourrait-il être un délit autre que le racisme et pouvant lui être comparé, puisqu’il est un racisme ? On ne sait plus écrire parce que la pensée est devenue confuse. Si l’on tient à nommer explicitement l’antisémitisme, on dispose d’une expression correcte : « le racisme, notamment l’antisémitisme ».

Une déchirure inutile et douloureuse

Dimanche 11 janvier, il s’est produit une merveilleuse union des cœurs et des esprits parmi tous les français. Tous étaient Charlie, tous étaient les juifs assassinés, tous étaient les policiers abattus. Unanimité pour la liberté d’expression, unanimité contre l’antisémitisme, unanimité contre la stigmatisation des musulmans. Athées, agnostiques, chrétiens, juifs, musulmans, etc. tous ensemble, une seule République, une seule Nation, une seule France.

Et là-dessus on apprend que les quatre français juifs assassinés, autour desquels notre nation avait affirmé son unité en même temps qu’autour des policiers abattus ou de Charlie, vont être faits étrangers par leur sépulture. Cela m’a fait mal.

Je sais ce qu’on peut dire. On a expliqué qu’attendre dans la ville sainte de Jérusalem le jour du Jugement final était l’idéal de tout juif pieux. Je comprends donc que les familles, tout à leur douleur, aient souhaité cet honneur pour celui des leurs qui était tombé en martyr de sa foi juive (car sa présence dans ce magasin casher attestait de sa fidélité à la Loi biblique), mais comment se fait-il que personne n’ait songé que c’était là une déchirure dans cette unité française qui avait si bien brillé dimanche ? qu’il ne soit même pas resté ici un seul de ces français juifs victimes de la barbarie antifrançaise, pour attester que les juifs de France sont une composante légitime et indispensable de la nation française ? Oui, cela fait mal.

Les larmes du Prophète

Sitôt connue la couverture du nouveau numéro de Charlie Hebdo qui paraît ce mercredi 14, nouvelle polémique. Des dignitaires musulmans et, à ce que j’entends à la radio, l’université El-Azhar elle-même accusent les journalistes d’insulte au Prophète. Examinons l’image. On y voit Mahomet en turban blanc afficher sur sa poitrine « Je suis Charlie » et verser une larme sous une inscription qui dit « Tout est pardonné ». Un Mahomet qui accepte de s’identifier à Charlie, je comprends que cela puisse choquer à première vue, mais il serait malhonnête de ne pas reconnaître que de la part de journalistes de Charlie Hebdo c’est une gentillesse et pas une attaque. Que le Prophète pleure de voir des gens qui osent se réclamer de lui commettre des crimes abominables, c’est largement justifié et cela ne saurait nuire à sa réputation, au contraire. Enfin qu’il soit décrit comme un homme porté à un large pardon relève d’une opinion favorable sur lui. Où est l’insulte dans tout cela ? Ceux qui insultent réellement le Prophète de l’islam, ce sont ceux qui s’offusquent qu’il soit présenté comme un homme de pardon et de compassion, atterré par les dérives criminelles de certains qui se prétendent ses disciples.

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Ces réticences à l’égard de quelques attitudes juives ou musulmanes, mais aussi de certaines incompréhensions venues du monde laïque, je ne voudrais pas qu’elles donnent l’impression d’une insatisfaction systématique. Elles disent seulement le souhait que s’intensifient les dialogues, et que s’approfondisse dans un apprivoisement mutuel, là où émergent des étonnements et des souffrances, l’unité qui s’est manifestée ce dimanche 11 janvier.

Michel Poirier
Peintures de David Malkin