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La parabole du Père miséricordieux
Michel jondot

Dans la suite de notre réflexion sur la miséricorde, Michel Jondot remarque que le mot « miséri-corde » dit en même temps le cœur et la misère : « Dieu n’est pas sans nous. Se détourner consciemment de lui entraîne pour Lui une pauvreté infinie… »

(5)Commentaires et débats

Ce qui brise le cœur

Il faut peut-être faire l’expérience de la séparation d’avec un proche pour découvrir l’amour qui nous unit à lui. Quand les obligations de la vie mettent à l’écart l’un de l’autre un époux et une épouse qui s’aiment, les pensées de l’un sont orientées vers l’autre : « Que fait-il en ce moment ? Que fait-elle ? » Lorsque surgit un conflit entre deux amis ou entre deux amants, les convenances obligent peut-être celui ou celle qui est en faute à prendre ses distances. Mais il arrive que l’amour soit assez grand pour que l’un et l’autre oublient leurs torts. Une force les met en mouvement et, par-delà toute sagesse parfois, ils se rejoignent. Ne parlons pas de pardon : pardonner implique une certaine condescendance. En réalité, « l’amour excuse tout » (1 Cor 13). Par-delà leurs fautes, l’un et l’autre ne peuvent pas supporter plus longtemps d’être séparés. La distance entre eux leur brise le cœur et les rend malheureux.

Le cœur et la misère ! Les deux mots se fondent pour dire l’attitude de qui veut rejoindre celui ou celle qui désire : « Miséri - corde ». En lisant la parabole de Luc, on a coutume de focaliser la méditation sur le Fils prodigue. Mais le texte fait partie d’un ensemble qu’on appelle « Les trois paraboles de la miséricorde ». Mieux vaut parler de la parabole du « Père miséricordieux ». La portée en est éclairée par les deux récits qui précèdent. Un berger, appauvri par la perte d’un mouton : misère ! Il court, ayant à cœur de retrouver l’animal perdu. Une pauvre femme est à la recherche d’une bonne partie de son modeste bas de laine : misère ! Il y va du pain de chaque jour ! Il faut s’agiter à en perdre cœur pour retrouver la pièce disparue. La force du désir est mesurée par la joie de la fête accompagnant la découverte de ce qu’ils avaient perdu. Ce qu’ils retrouvent est l’occasion d’ouvrir leur cœur et de se tourner vers l’entourage ; il s’agit de festoyer en partageant la joie de sortir de la misère. Dans les deux cas on assemble amis et voisins en leur disant « réjouissez-vous avec moi car je l’ai retrouvée – ma brebis ou ma drachme – qui était perdue ».

Mon fils était perdu !

Le père de la troisième parabole fait écho aux deux précédents personnages : « Mangeons et festoyons car mon fils... était perdu et il est revenu à la vie. » Il s’agit bien du père plutôt que du fils et du sentiment d’une perte cruelle.

Telle est la première leçon à tirer de cette parabole. Le cœur de Dieu, le cœur du Père de Jésus est en situation de pauvreté et de désir. Chacune de ses créatures est en risque de se perdre mais son cœur la rejoint. On prie Dieu lorsque ce que nous désirons nous fait défaut : la santé, le succès, la reconnaissance, l’amour. Il nous paraît absent lorsque manque la réponse à notre attente. Une pauvreté infiniment plus grave habite le mystère d’un Dieu Père. Contrairement à ce que les philosophes disent de lui, il n’est pas la plénitude de l’être mais la plénitude de l’amour qui entraîne le manque et la misère. On peut parler de grandeur, bien sûr. On doit aussi parler de misère et d’amour, de « miséri-corde ». Dieu n’est pas sans nous. Se détourner consciemment de lui entraîne pour Lui une pauvreté infinie : Jésus l’a fait apparaître en manifestant le visage de Dieu qu’il est venu faire connaître. Sa pauvreté nous rejoint : « Il s’est anéanti lui-même... C’est pourquoi... le Seigneur, c’est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père. » « Que je ne sois jamais séparé de toi » : Michel de Certeau, un théologien, montre que cette prière qui passe par les lèvres du célébrant lors de l’Eucharistie, indique la position du croyant. Prononçant ces mots, nous formulons à la fois notre propre désir et le désir du Père. La foi se noue en ce point. La foi se love dans la miséricorde, là où se rencontrent la pauvreté de Dieu et notre propre pauvreté.

« Un homme avait deux fils »

Ce père n’est pas celui de l’enfant prodigue seulement : celui-ci avait un aîné, à l’écart de son frère. Il n’avait pas assisté à la scène des retrouvailles. La musique et les champs qu’il entend au retour de son travail est une invitation à la fête. Plutôt que d’entrer dans la joie, « il se met en colère et refuse d’entrer ». N’aurait-il pas mérité, lui aussi, d’être honoré ? Il a toujours été un fils attentionné, toujours soumis aux ordres du Maître de la maison.

En réalité, le Père n’est pas le patron à qui il faut se soumettre et qui sanctionne les fautes ou reconnaît les mérites. Il attend d’être aimé et non d’être servi. « Tu es toujours avec moi » : que désirer de plus que cette communion au Père ? La proposition « avec » est importante dans ce contexte. On imagine la déception du père : heureux du retour du cadet il ne peut être satisfait. Il ne peut s’enfermer dans le soulagement de retrouver un fils sain et sauf. Si Jésus, brossant le portrait du Maître du domaine, songe au Père des cieux, il ne peut terminer son récit sur une note heureuse. On ne peut penser Dieu comme un personnage satisfait : Dieu ne peut-être Dieu en cessant de désirer.

Le fils aîné, en revanche, s’enfonce dans le refus. On peut espérer que viendra l’heure où il prendra conscience que son Père le désire et l’attend dans sa maison. Le récit se termine par des paroles affectueuses qui donnent beaucoup à entendre : « mon enfant ! » Ceci est vrai pour un incroyant qui découvre la foi. Il entre dans l’Eglise à partir de l’instant où, grâce à l’Esprit, il perçoit qu’il est attendu par le Tout-Autre. Ceci est vrai pour tous les croyants : tous sont dans la position du fils aîné qui se doit d’être à l’écoute du Père qui ne cesse d’appeler. Soulignons un détail. En refusant d’entrer, l’aîné ne s’oppose pas d’abord au père mais au frère. On fait injure au Père en refusant le frère.

Le chemin qui mène au Père

Il faut en venir au fils prodigue. A-t-on raison de voir en lui le modèle du pécheur repentant ? Ne peut-on voir, dans le chemin qui le conduit au Père, l’esquisse de la route qui conduit Jésus à Jérusalem ? Son accueil par le Père n’est-il pas la figure de la Résurrection ? La mort de Jésus était double. Le souffle lui est retiré : « Il expira ». Une autre coupure avait précédé : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe » ; le lien entre le Père et lui semble rompu. Mais sa mort est une entrée chez le Père. Il se remet « entre ses mains » pareil au fils prodigue qui tombe dans les bras de celui qu’il rejoint au terme de sa route. « Ton frère était mort et il a retrouvé la vie » : ces mots sont à peu près ceux que les disciples d’Emmaüs prêtent aux femmes au retour du tombeau en faisant allusion à la Résurrection.

Par ailleurs cette troisième parabole permet à Jésus de répondre à ses adversaires. On lui reprochait de faire bon accueil aux publicains et aux pécheurs. Jésus leur renvoie l’image d’un homme qui a gaspillé l’argent du père avec les prostituées. N’est-ce pas cette image que se sont forgée de Jésus les scribes et les Pharisiens ? Jésus, en effet, fait corps avec les publicains et les pécheurs et il les porte avec lui sur la route qui conduit au Père. La Résurrection n’est pas seulement un événement qui arrive à Jésus mais qui arrive au monde et d’abord aux pécheurs.

Il est un dernier détail qui donne à réfléchir. L’accueil du fils s’accompagne de la remise d’un vêtement luxueux : « Vite apportez la plus belle robe et l’en revêtez ». Ce détail entraîne l’esprit dans une double direction. Il renvoie à la Transfiguration : les disciples, découvrant leur maître sous son vrai jour sont frappés par la blancheur éclatante de son vêtement. L’habit du fils prodigue ne suggère-t-il pas qu’il est cet homme que Pierre, Jacques et Jean ont vu sur la montagne ? Allons plus loin. Luc qui nous rapporte cette parabole fut un disciple de Paul. C’est lui qui fait de Jésus lui-même le vêtement dont nous avons à nous envelopper : « Vous avez revêtu le Christ » (Rom 6,6) ; « Revêtez l’homme nouveau » (Eph 4.22). Le vêtement dit la Résurrection de Jésus que nous partageons. Dans ce partage, si nous le vivons en vérité, nous comprenons ce qu’est la Miséricorde. Jésus qui a rejoint le Père nous entraîne avec Lui. En lui qui est doux et humble de cœur nous percevons l’appel du Père, à l’image du Fils prodigue d’abord, à l’image surtout du Fils aîné dont on ne sait s’il a fini par répondre. Si la parabole ne dit rien à ce propos c’est sans doute parce que c’est au lecteur de l’Evangile de se décider. Le dernier mot de l’histoire nous appartient. Entrerons-nous dans le désir de Dieu, dans sa « miseri-corde » ?

Michel Jondot

Georges Rouault