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Une lecture de Charles Péguy
Boutros Hallaq

Charles Péguy est mort il y a 110 ans. Il avait 40 ans. Son œuvre ne laisse pas indifférent on l’aime ou on se détourne. Notre ami Boutros Hallaq a lu Péguy passionnément Il constate que certains textes sont d’une grande actualité et peuvent nous être très utiles pour tenter de comprendre le monde tel qu’il est. Il nous propose trois articles que nous publierons lors de nos trois prochaines parutions. Il souhaiterait susciter chez certains le désir de lire cette œuvre si singulière et si féconde.

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1- Un théologien du dehors de l’Église


2- L’Argent comme unique maître


3- Une remontée de sève, L’Espérance

Première partie :
Un théologien du dehors de l’Église

La « théologie » de Charles Péguy a influencé de grands acteurs du concile Vatican II, tels que Yves Congar, Henri de Lubac et Urs von Balthasar qui affirme : Péguy « se tient hors et dans l’Église, il est Église ‘in particibus infidelium’ (dans les contrées des infidèles), donc là où elle doit être. Il l’est grâce à un enracinement dans les profondeurs où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusqu’à être indiscernables »  (1).

”Je ne suis pas un père de l’Église ; il me suffit d’être un de ses fils”, dit Péguy. Jusqu’à la fin, il restera un fils de désir, condamné à attendre à la porte, faute de pouvoir recevoir les sacrements à cause de sa situation maritale. Déchirement qui ne fera qu’approfondir sa réflexion sur le mystère de l’Église, déjà entamée lors de sa rencontre personnelle avec le Dieu des chrétiens, en 1908. Il en résultera une vision théologique particulièrement riche, à la fois novatrice et bien enracinée organiquement dans l’histoire de l’Église, vision qui ne sera pleinement reconnue que plusieurs décennies après sa disparition. Depuis Vatican II, de nombreux théologiens bien reconnus célèbrent sa contribution prophétique à un christianisme ouvert. Je me contente d’en relever ici trois volets reliés par un biais ou un autre à la pensée pascalienne.

La sainteté vient de la terre

Menant, notamment dès le premier numéro des Cahiers (1900), un dialogue ”d’homme à homme” avec Pascal, il se trouve chemin faisant sous le coup d’une ”violence intérieure, […] qui par le souhait, par le vœu, anticipe l’événement, qui par la prière anticipe la grâce”. C’est alors en termes pascaliens qu’il identifie en 1907 le mal métaphysique fondamental du monde moderne, qui ”est essentiellement une glorification de l’esprit contre la charité”. Cette erreur aboutit à la négation de toute transcendance et toute altérité, et par là à la méconnaissance de la communion organique qui lie verticalement l’esprit et le corps, soit socialement le plus grand génie et le plus humble parmi les hommes. Or cette communion ne provient pas de la connaissance scientifique, mais d’une ‘idée simple’, le ”sentiment de solidarité” ou, en termes plus chrétiens, la charité. Par conséquent, il se distingue de Pascal qui semble sublimer la charité au point de marquer entre elle d’une part, l’esprit et le corps, d’autre part, une rupture nette. Pour lui, du héros (idéal de la chair) au génie (idéal de l’esprit) et au saint (idéal de la charité), il y a continuité et non point rupture. Il affirme son credo : ”Le chrétien est profondément humain ; il est absolument ce qu’il y a de plus profondément humain. Puisqu’il est le seul qui ait mis l’humanité au prix de Dieu : L’homme, le dernier des pauvres, le plus misérable des pécheurs, au prix même de Dieu.” Par conséquent, la sainteté est celle ”qui vient de la terre”, de la chair et de l’esprit et monte jusqu’à la charité.

« Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde, ils croient qu’ils sont de Dieu. »

Transposant, à un autre niveau, le même principe à l’encontre du ”parti dévot”, Péguy postule une continuité théologiquement nécessaire entre païen et chrétien, et surtout entre pécheur et non pécheur : pour lui, au dire de Julie Higaki, ”les pécheurs, ne sont pas à exclure du christianisme, ils en sont au contraire la pièce maîtresse”. Aussi accuse-t-il ce parti de mépriser le temporel lorsqu’il laisse entendre que la grâce se rabaisserait en se superposant à la nature. Ou quand il exagère l’effet des sacrements – dont ses prêtres sont les ministres - au mépris de la grâce et son lent travail ; ce qui induit directement le mépris du païen, la dépréciation du laïc, voire au bout de la chaîne, la mauvaise joie de voir des pécheurs condamnés au feu éternel. ”Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu”. La proposition centrale de Péguy est claire : ”Ce qui s’oppose à la grâce chrétienne, résume Julie Higaki, ce n’est point la nature, ni le charnel, ni le païen, mais tout ce qui provient de l’endurcissement de ce cœur moderne, symbolisée par la vénalité de l’argent, règne de la neutralité et de l’interchangeabilité. ”

La catholicité de l’Église dans l’espace et dans le temps

Relevons enfin une question sensible que Péguy partage avec Simone Weil concernant la catholicité de l’Église dans l’espace (rapport au reste de l’humanité) et dans le temps (la durabilité du christianisme). Simone Weil est scandalisée par la dimension peu universelle de l’Église, puisque, à part l’Ancien Testament qu’elle apprécie peu, le christianisme officiel ne se réclame d’aucun autre humanisme antérieur à lui comme, à titre d’exemple, celui professé dans Le Livre des morts égyptien. Élargissant le débat, Péguy pose la question angoissante concernant la place réduite occupée par le christianisme tant dans la géographie (les cultures qui n’ont pas ”mordu” avec l’Évangile) que dans l’histoire, celle antérieure (la période antéchrétienne) et surtout celle postérieure, qui laisse ouverte la question de la disparition du christianisme du fait de la déchristianisation qui avance à grands pas. Hypothèse grave de Péguy qui le ramène de nouveau vers Pascal : la vie relativement courte du christianisme, comme celle de chaque chrétien, n’est-elle pas signe que le christianisme ”reste au bout du compte sans preuve, qu’il comporte un risque, et qu’il ne puisse être embrassé, par conséquent, que librement …”, selon Anthony Feneuil. Autrement dit, le christianisme ne serait-il pas pari pascalien dans sa signification profonde : comme l’amour, la foi au Christ comporte un risque ontologique, elle ne se donne à voir qu’une fois l’homme ”embarqué” sans retour. Aucune garantie au départ, seulement une preuve, et seulement à la fin du parcours. Gratuité absolue !

Une théologie méditée et vécue à partir des frontières

Innervée par la grâce, cette théologie sans prétention mais vécue, expérimentée dans la souffrance de l’exclusion des sacrements et de la plénitude de l’appartenance à l’Église, les grands théologiens de Vatican II (contrairement à Jacques Maritain qui, avec son thomisme peu délicat, ne pouvait saisir), l’ont reconnue, en célébrant sa contribution prophétique à un christianisme dynamique, ouvert à tout ce qui est humain dans l’espace et le temps. Une illustration en est l’avis d’Urs von Balthasar qui, emboitant le pas à Yves Congar et Henri de Lubac, affirme : Péguy ”se tient hors et dans l’Église, il est Église in particibus infidelium, donc là où elle doit être. Il l’est grâce à un enracinement dans les profondeurs où monde et Église, monde et grâce se rencontrent et se pénètrent jusqu’à être indiscernables”. A cela, Jean-Paul II, peu soupçonné de progressisme, peut dire à propos de la seconde Jeanne d’Arc : ”C’est tout à fait l’origine de la théologie qui est concentrée dans cette œuvre. La théologie pas seulement méditée, pas seulement spéculée, mais surtout vécue. »

Boutros Hallaq, mise en ligne juin 2024

1- Cette première partie s’appuie en particulier sur Charles Péguy, Un nouveau théologien Fernand Laudet, tome 3 des œuvres en prose P. 393 / Retour au texte