Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à " Chrétiens en Occident " Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

L'engagement des chrétiens dans le monde
Hubert Faës

Depuis la Libération et jusqu’aux années 1980, bien des chrétiens se sont engagés au service d’un monde en voie de sécularisation. Après lecture d’un livre récent, le philosophe Hubert Faës, président du groupe ALETHE, (1) s’interroge. L’échec de cette expérience d’engagement serait le fruit d’une Institution qui a voulu se maintenir face au monde. N’aurait-elle pas dû plutôt faire de la présence des chrétiens dans le monde tel qu’il est, le cœur de l’Eglise ?

Les sous-titres sont de la rédaction.

(0) Commentaires et débats


Une présence au monde
pour influer sur lui

Le livre de D. Pelletier et J.-L. Schlegel : A la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours (Paris, Seuil, Septembre 2012) retrace l’histoire de l’engagement des chrétiens dans le monde social et politique de la France de l’après-guerre. Nous n’en proposerons pas un compte-rendu mais ferons état de la réflexion qu’il suscite sur le problème de l’engagement des chrétiens dans le monde, en nous limitant à l’expérience des catholiques alors que le livre prend en compte aussi celle des protestants.

Ce livre essentiellement historique donne une vue d’ensemble de la tournure qu’a prise l’engagement des chrétiens et de ce qu’il a donné durant une période et dans un pays donné. Il fait réfléchir sur un bilan. La période était caractérisée par une philosophie de l’engagement qui n’était pas propre aux chrétiens puisque des écrivains, des savants et des artistes pas nécessairement chrétiens s’en réclamaient. Cette philosophie se comprenait dans un monde où la vie n’était pas subie, seulement soumise au travail, mais était une vie essentiellement active, une vie dans laquelle le sujet s’investit activement dans différents domaines d’activité possibles au sein du monde.

Dans le cas des chrétiens, c’est d’abord la foi elle-même qui, dans ce monde, prend le sens d’un engagement dans une Église ; mais d’autres engagements au sein du monde sont possibles, impliqués ou non par la foi elle-même, plus ou moins liés à elle. Alors que tout au long de l’époque moderne, l’Église Catholique s’oppose en général à la tournure de ce monde, elle ne s’oppose pas pour autant à l’engagement des chrétiens dans le monde. Elle y voit une nécessité, une manière d’y rester présente et d’y avoir une influence. Mais elle entend régir cet engagement et en définir les conditions et les limites.

Seulement les chrétiens s’engagent dans le monde non seulement pour répondre à l’exigence de la foi ou à l’incitation de leur Église ; ils le font aussi pour répondre à certains événements historiques : la guerre d’Espagne, la résistance au nazisme, la guerre froide, les guerres d’Indochine et d’Algérie, Mai 68. Les péripéties de l’histoire amènent des chrétiens à s’engager d’une manière qui n’était pas toujours anticipée par l’Église elle-même et avec de grandes conséquences pour elle.

Une parenthèse qui se referme ?

Est-il possible de faire un bilan et de juger ? Le livre permet d’abord de prendre la mesure d’une tendance qui n’était pas majoritaire dans le catholicisme, mais qui a bien été dominante au sein de l’Église, pendant un temps et dans une certaine conjoncture historique. Il montre que cette tendance n’a cessé de susciter de grandes tensions au sein de l’Église elle-même et qu’elle a reflué à partir des années 80. Il ne juge pas véritablement mais se termine en posant la question : « Vers la fin d’une parenthèse ? » autrement dit : le Christianisme engagé des années 40-70 n’était-il qu’une parenthèse dans l’histoire en général et dans celle de l’Église en particulier ? La question est simplement historique. Mais il faudrait se demander aussi : la fin de la parenthèse signifie-t-elle un échec ou une impasse ? On ne peut conclure à partir du simple constat d’un reflux historique. Il faut entreprendre un effort de compréhension et d’interprétation de ce qui s’est passé. La connaissance de l’histoire y aide bien évidemment.

Service de l’Eglise ou service du monde ? Un malentendu

En parcourant le livre, on relève différents types d’engagement des chrétiens. Pour parler d’engagement, il faut supposer un monde où l’on distingue des sphères de vie et d’action différentes. Il est alors possible de s’engager dans l’une ou l’autre de ces sphères et d’y être actif. Cet engagement peut être individuel mais aussi collectif.

Dans ce contexte, une Église apparaît elle-même comme l’une des sphères où l’on peut s’engager dans le monde. Le premier engagement du chrétien est celui de la foi qui l’engage dans une Église. Cet engagement peut lui-même, chez les catholiques, prendre deux formes distinctes selon que l’on est prêtre ou laïc. D’un point de vue général, cet engagement est l’un des engagements possibles dans le monde. Du point de vue de l’Église, cet engagement s’oppose à tous les autres engagements possibles dans le monde. Il est un engagement à l’égard de ce qui n’est pas de ce monde alors que tous les autres engagements sont des engagements à l’égard de ce qui appartient au monde. Pour l’Église, l’engagement chrétien ne peut pas être considéré comme un engagement parmi d’autres alors que dans le monde cet engagement se prend dans les mêmes conditions que les autres.

Dans le monde, un engagement n’est pas exclusif. Plusieurs engagements sont possibles en même temps et peuvent s’articuler. Tout en étant engagés par leur foi dans leur Église, les chrétiens peuvent s’engager aussi de diverses manières en d’autres lieux ou domaines d’action au sein du monde. On devrait pouvoir observer comment se prennent et s’articulent ces engagements en interrogeant les individus, mais pour être significative, l’étude devrait concerner un échantillon important et représentatif et suivre l’évolution des choses au cours du temps. Une telle étude n’est pas faite dans l’ouvrage auquel nous référons. Mais l’engagement des individus passe par des groupements et des organisations collectives. Au niveau des organisations médiatrices de l’engagement, on observe, dans une situation manifestement complexe et problématique, les cas suivants.

Les chrétiens s’engagent dans le monde par le moyen de mouvements ou d’organisations chrétiennes qui s’affichent comme tels et dont la finalité est d’assurer la présence de l’Église dans telle ou telle partie de la société et de permettre au chrétiens de vivre en chrétiens là où ils sont. Tel est le cas des mouvements d’Action Catholique sur lesquels l’Église s’est efforcée de maintenir son autorité et auxquels elle a interdit de s’engager dans d’autres mouvements, partis ou organisations à finalité politique ou sociale. Tel est aussi le cas du Secours catholique ou du CCFD. Par ces mouvements, les chrétiens s’engagent dans le monde, mais les fins mondaines éventuellement poursuivies restent subordonnées à la finalité chrétienne. Ce fut aussi le cas de la Mission Ouvrière, l’organisation des prêtres-ouvriers. L’Église a finalement condamné cette expérience parce qu’au fond elle remettait en cause la différence entre prêtres et laïcs au sein de l’Église elle-même.

Certaines des organisations par lesquelles les chrétiens se sont engagés dans le monde, explicitement chrétiennes au départ, ont été amenées par la logique même de leur engagement et parfois en désaccord avec l’Église elle-même, à se transformer en organisations non confessionnelles. La CFTC est devenue CFDT. Avant cela, la Ligue ouvrière catholique (née en 1935) est devenue le Mouvement populaire des familles en 1941, auquel les évêques ont retiré leur mandat. La Ligue Agricole Catholique, née en 1939 est devenu le Mouvement Familial rural en 1945 ; ce mouvement développait des organisations de service social dont il a du se séparer devant les réticences de l’épiscopat ; il est devenu en 1966 le mouvement Chrétiens dans le monde rural. Pour s’engager vraiment dans le monde sécularisé au service de fins mondaines, l’organisation qui est le moyen de cet engagement devrait être non confessionnelle.

Certaines organisations qui ne sont pas confessionnelles sont suscitées par des chrétiens pour s’engager dans l’action sociale, politique ou culturelle. Elles se réclament plus ou moins explicitement des valeurs chrétiennes. Elles existent en particulier sur la scène politique dans la mesure où les organisations officiellement chrétiennes sont interdites d’engagement politique et où à certains moments, les chrétiens ne trouvent pas d’organisations politiques vraiment compatibles avec un engagement chrétien. Citons comme exemples le mouvement Jeune République, le Mouvement de Libération du Peuple (issue du MPF), le Mouvement républicain populaire (MRP), l’Union des chrétiens progressistes, Citoyens 60, Objectif 72, le PSU, les Chrétiens-Marxistes.

Nombre de chrétiens s’engagent dans le monde au sein d’organisation existantes non confessionnelles et non composées majoritairement de chrétiens. Ils le font individuellement ou par le biais d’organisations qui, à un moment, font le choix d’entrer avec d’autres dans une organisation commune et plus vaste. C’est ainsi que des organisations de chrétiens sont entrées dans la Convention des Institutions républicaines puis dans le Parti Socialiste. Des processus semblables de recomposition ont existé aux plans social et culturel.

Les raisons d’un échec

Ce rapide inventaire que l’on pourrait illustrer de nombreux autres exemples suggère déjà quelques réflexions sur ce qui a été et reste problématique dans l’engagement des chrétiens. Les engagements qui ont été pris et qui ont été très loin passent pour s’être soldés par un échec. Échec pour l’Église qui semble y avoir perdu des compétences et des énergies formées en son sein, puis aspirées par le monde, et qui n’est pas parvenue, bien au contraire, à reconquérir ce monde toujours plus éloigné et indifférent. Échec aussi pour le monde lui-même qui a certes connu un développement remarquable mais n’a pas vraiment été transformé dans le sens de la justice et d’une libération de tous les hommes.

Mais le véritable échec ou du moins la véritable difficulté n’est sans doute pas là. Car l’essentiel n’était peut-être pas d’atteindre tel ou tel but : changer le monde ou le faire chrétien. L’essentiel était pour les chrétiens qui s’engageaient dans le monde de trouver comment articuler dans leur vie l’engagement de la foi chrétienne et l’engagement dans le monde. Leur problème était d’inventer la forme chrétienne d’une vie laïque au sein du monde. Certains l’ont peut-être trouvée individuellement, mais il ne semble pas qu’une manière de vivre convaincante ait été trouvée pour l’ensemble des chrétiens et pour l’Église elle-même. Le modèle proposé et défendu par l’Église officielle est un modèle qui hiérarchise les engagements, qui exige la subordination de tous les engagements à l’engagement chrétien. A l’opposé, l’engagement dans le monde semble requérir l’effacement de l’engagement chrétien et l’investissement autonome dans la poursuite d’une finalité au sein du monde. On ne peut pas dire que l’expérience faite jusqu’ici ait permis de trouver un chemin praticable entre les deux.

On peut se demander si la raison de l’échec n’est pas dans le fait de poser le problème en partant de l’opposition Église/monde renforcée du fait que désormais le monde se veut libéré de toute emprise religieuse. En partant, autrement dit, d’une différence entre l’engagement chrétien et tous les autres engagements. Pour tout homme et pour le chrétien, la vie est une et en même temps elle est nécessairement partagée entre différentes finalités, entre différentes sphères de vie. Ils doivent donc trouver la manière d’arranger dans leur vie leurs différents engagements ; ils cherchent une clé permettant de le faire. Tant que l’Église opposera l’engagement de la foi, comme exceptionnel, à tous les autres, tant qu’elle ne verra dans cet engagement que celui qui doit régir tous les autres, elle ne rejoindra pas les chrétiens dans leur vie même et dans le problème que leur pose le partage de leur vie en de multiples engagements. Dans le monde, il faut que l’engagement chrétien vienne au monde, qu’il trouve sa place au cœur des vies parmi les autres engagements ; il n’y parvient pas, s’il prétend simplement se les subordonner. Dans l’engagement chrétien, il ne s’agit pas simplement d’un but à atteindre qui pourrait être supérieur ou inférieur à un autre. Il faudrait que la vie chrétienne des chrétiens dans un monde sécularisé soit vraiment le cœur de l’Église, plutôt que l’Institution elle-même soucieuse de se maintenir face au monde. Le problème est qu’aujourd’hui, effrayée par les conséquences apparemment négatives pour elle de l’engagement des chrétiens dans le monde, l’Église s’est crispée et, plus que jamais, ne propose rien d’autre que la subordination de tous les engagements à l’engagement chrétien, ce qui fait qu’il est difficile pour beaucoup de se reconnaître chrétiens.

On ne peut pas trouver la manière de vivre en chrétien dans le monde d’aujourd’hui si l’on absolutise l’opposition de l’Église et du monde au lieu de prendre en compte la condition de l’homme qui doit trouver comment faire coexister ses engagements dans sa vie.

Hubert FAES

Peintures de Dominique Penloup

1- On peut consulter le site d'ALETHE : http://alethe.fr/ - Retour au texte