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Pour la multitude
Michel Jondot

"...des hommes de toutes les nations qui sont sous le ciel..." Act 2,1.
Les mots qui désignent les destinataires du don de Dieu lors de la première Pentecôte peuvent dire, aujourd'hui encore, les dimensions de l'Eglise lorsqu'elle échappe à la tentation du repli.

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Une Eglise ostentatoire

Les Week-Ends de Pentecôte sont pour moi, chaque année, une épreuve pour la foi. J’ai du mal à ne pas laisser exploser ma mauvaise humeur lorsque je vois défiler, pendant des heures sous mes fenêtres en banlieue parisienne, des centaines de garçons et de filles : ils vont à Chartres. On porte des bannières dorées à bout de bras. En soutane noire et surplis blancs, des prêtres accompagnent ces jeunes, chantant avec eux de vieilles hymnes latines : « Lauda Sion Salvatorem... » On entend aussi ces vieux cantiques rappelant aux personnes âgées les célébrations de leur enfance, lorsque notre pays était occupé par les armées allemandes : « Reine de France / Priez pour nous... », « ...Jésus étends ton règne / De l’univers sois roi ».

Le Concile Vatican II s’était efforcé d’écarter cette vision triomphaliste de l’Eglise que les disciples de Monseigneur Lefèvre ont voulu maintenir. Hélas ! Les temps ont changé. Les avenues des grandes villes de France, au jour du Vendredi Saint, sont désormais laissées à la dévotion des catholiques. Evêques en tête, un nombre impressionnant de fidèles, encadrés par des prêtres en aube et étole, cette année, brandissaient des croix et manifestaient leur foi d’une façon que bien des Français, sans doute, ont considérée comme ostentatoire. J’ai eu l’occasion de parler à des amis de cette célébration, étrange dans notre pays laïque, à laquelle ils avaient participé. L’Eglise catholique, en France, me disent-ils, est déliquescente. La pratique religieuse disparaît, la morale traditionnelle n’existe plus. Face à une sécularisation grandissante et en présence d’une religion, l’islam, qui s’impose aux regards de la société, l’Eglise fait triste mine. Catholiques, nous devons nous regrouper, montrer que nous faisons corps, nous aussi.

L’Eglise, Corps du Christ

Oui, nous avons à « faire corps ». Cette expression, dans le langage chrétien, est plus qu’une métaphore. L’ensemble humain que nous formons, nous les baptisés, n’est pas, aux yeux des croyants, un Corps comme un autre. Le Christ présent au monde en la personne de Jésus est présent dans l’histoire d’aujourd’hui par son Eglise. La Pentecôte en célèbre la naissance. Celle-ci est marquée par un double événement ; le second est la confirmation du premier.

A en croire les Evangiles c’est la célébration d’une fête juive qui marque le premier point de départ ; nous l’avons fêté voici une cinquantaine de jours. Comme tous les membres de sa propre religion, en compagnie de ses amis juifs, Jésus, au cours du repas, prend le pain et le partage. Les convives interprètent le geste comme le don qu’il fait de son corps livré, donné. Il prend une coupe remplie de vin et la fait circuler : « ...la coupe de mon sang qui sera versé pour vous et pour la multitude... » « Multitude » : le mot est lâché. Il désigne l’humanité dans sa dimension la plus universelle.

Le second point de départ est ce jour que nous célébrons. Le mot Pentecôte est en lui-même profondément symbolique. Il traduit le « Cinquantième » jour. Dans le monde juif, le chiffre 7, sans doute parce qu’il désigne les jours d’une semaine entière, évoque la totalité. Une semaine de semaines, quarante-neuf jours, souligne la totalité d’une façon superlative : la totalité des totalités. Le lendemain, le cinquantième jour, dépasse ce qu’on peut mesurer : l’immense. Comme la multitude de la Pâque de Jésus, il évoque l’universalité. En cette Pentecôte qu’évoque la fête de ce jour, Pierre et les apôtres prennent la parole. Toutes les nations connues les entendent : ils ont la « multitude » devant eux. Mais ce sont des juifs qui parlent à des Juifs. De même que Jésus lui-même ne cherchait pas à quitter le judaïsme, de même ses disciples continuaient à prier dans le Temple.

Ouvrir les yeux

Nous avons à faire corps, sans doute. Mais faire « le corps du Christ » ne consiste pas d’abord à rendre visible la religion chrétienne. Jésus et les apôtres à sa suite, en tentant de se faire l’écho de la voix du Père, ne quittaient pas le judaïsme. Le corps, formé par le regroupement des premiers disciples, était l’annonce d’une religion nouvelle mais ceci n’était pas le plus important. Vivre le mystère de l’Eglise consiste à considérer que le lieu que nous occupons n’est pas « le tout » de l’existence. Il est un peu grotesque de manifester qu’on appartient à la religion chrétienne quand le premier souci est de se faire voir. Le point de départ est, précisément, de ne pas être prisonnier de ce qui nous particularise et d’avoir les yeux ouverts « sur la multitude ». D’être prêt à lui donner sa vie. (« Faites ceci en mémoire de moi. »)

Le drame de l’Eglise d’Occident est peut-être de songer à sa particularité d’une manière trop narcissique. Elle défend sa morale et prend peur que les comportements du siècle (du moins ceux qui ne sont pas d’ordre financier) gangrènent son troupeau. Un exemple douloureux est à signaler. On s’est un peu intéressé au sort des chrétiens d’Irak, cet été, c’est vrai. Mais quel évêque a jamais parlé du drame des chrétiens de Palestine ? Savez-vous que tous les leaders religieux de Terre Sainte ont écrit un long texte magnifique intitulé « Kaïros », décrivant les soucis des communautés chrétiennes de Palestine ? Ce document œcuménique est un appel adressé à tous les baptisés du monde. Théologiquement bien construit, leurs auteurs voulaient, en décembre 2009, faire connaître leur souffrance à leurs frères dans la foi. Quelques militants ont tenté de le distribuer dans leur entourage mais combien de chrétiens en France auront eu connaissance de son existence. Tous les évêques l’ont reçu mais aucun ne l’a fait connaître. Combien de paroissiens ont entendu leur curé leur en parler ? Il est vrai que beaucoup de nos compatriotes ont peur d’offenser ceux qui confondent judaïsme et sionisme. Il se trouve, en effet, que cette lettre rappelle que la morale de l’Eglise considère l’Occupation comme un péché. En étouffant le cri des chrétiens palestiniens, l’Eglise de France aurait-elle peur de déplaire à quelques-uns de ses concitoyens ? Si la peur immobilise les évêques, quel intérêt l’Eglise a-t-elle à montrer qu’elle existe ?

Ouvrir les yeux sur la multitude

Ce drame de l’Eglise d’Occident, incapable de regarder ce qu’elle est en vérité, est aveugle sur ce qui l’entoure, sur cette « multitude » que désignait Jésus. Mais, réjouissons-nous, avec l’arrivée du Pape François, l’Eglise est peut-être en train de se convertir et d’ouvrir les yeux sur ce qui la dépasse. Un événement considéré comme invraisemblable s’est produit à la veille de la Toussaint 2014. L’héritier de Pierre a convoqué au Vatican ceux qu’il appelle « les exclus de la terre ». Il a voulu dire, à tous ceux que le monde écarte de la dignité humaine en en faisant des esclaves, la tendresse et le respect que l’Eglise leur doit, la dignité qu’elle leur reconnaît, l’allié qu’elle veut être dans leur combat pour que justice soit faite à tous. Qu’un Pape ouvre les yeux sur ceux qu’exclut la société semblait tellement invraisemblable qu’un des invités athées avoue : « En recevant l’invitation, nous avons beaucoup ri ; qu’est-ce qu’une organisation dont la plupart des membres sont de culture athée allait faire au Vatican ? » L’Eglise était perçue comme une institution fermée sur elle-même. L’événement a permis qu’une parole forte et vraie, ancrée sur l’Evangile, soit prononcée et que les causes de l’exclusion soient dénoncées : en particulier le texte affirme que « le principe de destination universelle des biens » est, aux yeux de l’Eglise, supérieur à celui de la propriété privée.

Réinventer l’Eglise

Beaucoup diront que le souci des pauvres n’est pas absent dans l’Eglise de France. Le Secours Catholique ne manque pas d’efficacité et bien des personnes isolées sont heureuses d’être accompagnées par un membre de la Conférence St Vincent de Paul. C’est vrai mais, à méditer le texte du Pape François, le souci du pauvre est insuffisant s’il n’est pas respect du combat que celui-ci s’efforce de mener et dont il a l’initiative. Il s’agit de lutter avec « les damnés de la terre » pour que l’accès aux champs des paysans, le logement décent pour chaque famille et l’accès au travail deviennent des droits que le Pape n’hésite pas à qualifier de sacrés. Il ne suffit pas d’assister les plus démunis ; il s’agit de « créer de nouvelles formes de participation qui incluent les mouvements populaires ».

A coup sûr, bien des baptisés ont quitté l’Eglise parce qu’ils ne trouvent plus en elle cette force de communion universelle qu’on appelle Esprit-Saint. Sans doute faut-il réinventer la manière de se retrouver, de « faire corps ». C’est peut-être l’un des objectifs qui ont conduit le Pape François à réunir autour de lui, les plus pauvres du monde. Le successeur de Pierre vient d’Amérique latine où se cherchent des rassemblements nouveaux qu’on appelle Communautés ecclésiales de Base. Leur expérience devrait peut-être nous stimuler. N’y a-t-il pas une manière nouvelle de se retrouver au nom de celui qui s’est livré pour la multitude et d’ouvrir les yeux sur un univers blessé ? On peut comprendre ces chrétiens qui portent une Croix géante sur les Champs-Elysées aux jours du Vendredi Saint. Ils cherchent cette Eglise qu’ils aiment mais qui semble disparue. Mais le spectacle qu’ils se donnent n’est pas la vérité qu’ils cherchent. Sans doute, quelque part dans le monde, l’Esprit prépare de vrais prophètes qui sauront redonner au Corps du Christ la jeunesse des apôtres, dont la parole sera capable d’écarter violence et injustice.

Michel Jondot
Vitraux de Chagall