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Qu'est-ce qu'un prêtre chrétien ?
Ce que nous disent les premiers siècles du christianisme
Michel Poirier

Qu'est-ce qui m'autorise à traiter ce sujet ? Car, professionnellement, je ne suis ni prêtre, ni historien, ni théologien. Mais j'ai passé l'essentiel de ma vie de professeur à former élèves et étudiants à la traduction du grec ancien et du latin, notamment en scrutant le sens des textes et l'emploi du vocabulaire, et j'ai consacré une bonne part de ce que j'ai pu faire de recherche aux écrivains grecs et latins des premiers siècles, ceux qu'on appelle les Pères de l'Église, Dans ce champ, les littéraires et les linguistes travaillent en bonne collaboration avec les historiens. Tout en m'appuyant sur ce que ces derniers m'ont appris, je tirerai essentiellement parti de ce que les textes de l'Écriture et des Pères nous disent.

(4) Commentaires et débats

1. Au temps de Jésus :

prêtres du paganisme et prêtres juifs

Les mots utilisés pour les désigner sont en grec hiereus (pl. hiereis) et en latin sacerdos (pl. sacerdotes). Que signifient exactement ces mots ?

Hier-eus, en grec, est composé du radical hier- , qui signifie sacré, appartenant à la divinité, et du suffixe -eus, utilisé pour parler de celui qui a une activité spécifique, une fonction. Le hiereus est celui qui agit dans le domaine du sacré, l’opérateur du sacré. Il désignait depuis toujours les prêtres qui officiaient dans les sacrifices offerts aux dieux du panthéon grec, et c'est à lui que la traduction dite des Septante a recouru pour rendre l'hébreu cohen qui nomme les prêtres juifs, descendant réellement ou mythiquement d'Aaron et préposés aux sacrifices du Temple (sacrifices d'animaux, offrande d'encens, etc.).

En latin, sacer-dos se décompose en sacer-, qui veut dire sacré, et -dos, qui se rattache à une racine indo-européenne au destin compliqué dont le sens premier était poser, placer. Le sacerdos, à l'origine, est celui qui met en place l'objet du sacrifice sur l'autel ou devant lui, et qui opère l'action sacrée. Ajoutons que l'adjectif sacer, plus nettement que l'adjectif grec hieros, insiste sur le fait que ce qui est sacré et appartient aux dieux devient de ce fait séparé, intouchable sauf précautions rituelles particulières, ce qui peut amener le traduire ici ou là par maudit. Le sacerdos est celui qui a qualité pour opérer sur le sacré, et à qui cette fonction est réservée.

Dans le monde païen antique comme dans le monde juif, pour offrir à un dieu ou à Dieu un sacrifice d'animaux il faut passer par le prêtre de ce dieu, qui est ainsi une sorte de médiateur obligé.

2. Le Nouveau Testament

Dans le Nouveau Testament, hiereus est employé pour parler des prêtres païens (par exemple Ac 14,13) et des prêtres du culte juif.

En aucun passage du Nouveau Testament aucun chrétien individuel, pas même un apôtre ou un responsable de communauté, n'est dénommé hiereus. Il n'existe pas de hiereis spécialistes du sacré parmi les premiers chrétiens.

Le vocabulaire du sacerdoce n'est cependant pas absent du premier christianisme. Selon l'épître aux Hébreux, le Christ est prêtre (hiereus) et même grand prêtre (archiereus). Il a accompli son sacerdoce en s'offrant lui-même à Dieu, en acceptant que son sang soit versé, en offrant son obéissance en un sacrifice qui abolit les péchés de la multitude. Ce sacrifice unique et destiné à demeurer unique rend caducs les sacrifices imparfaits de l'ancienne Loi, et abolit les anciens sacerdoces.

D'autre part, selon la première lettre de Pierre, en 2,5, les chrétiens sont "des pierres vivantes, qui s'édifient en une maison de l'Esprit pour être un sacerdoce (hierateuma) saint, afin d'offrir des sacrifices dans l'Esprit, agréables à Dieu par Jésus-Christ" ; en 2,9, les chrétiens constituent "une race choisie, un sacerdoce (hierateuma) royal, une nation sainte, un peuple que Dieu s'est acquis". Selon l'Apocalypse, en 1,6, le Christ nous a "délivrés de nos péchés par son sang, et il a fait de nous un royaume, des prêtres (hiereis) pour Dieu son Père" ; la même expression est reprise en 5,10. Donc les chrétiens, les baptisés, sont, non pas un par un (car hiereus n'est jamais employé au singulier pour désigner un chrétien individuel) mais constitués en peuple, en famille rassemblée par l'Esprit, un sacerdoce, une communauté de prêtres au plein sens du mot.

Comment peuvent s'articuler sans contradiction l'unicité du sacerdoce du Christ et le fait que tous les chrétiens sont prêtres, constituent ensemble un sacerdoce ? On remarquera que l'Apocalypse enchaîne la seconde affirmation sur le rappel de ce que le Christ a délivré les hommes de leurs péchés par son sang : par son acte sacerdotal essentiel il s'est acquis un peuple affranchi du péché, qui devient ainsi susceptible d'être agréé dans son offrande. Ajoutons la phrase bien connue recueillie par Matthieu, en 18,20 : "Là où deux ou trois se trouvent réunis en mon nom, je suis au milieu d'eux", et tous les développements de saint Paul sur l'Église corps du Christ. Si la communauté des baptisés ne fait qu'un avec le Christ qui est l'unique prêtre, il est naturel qu'elle soit sacerdotale, et ses sacrifices, à travers l'espace et au long du temps, sont des formes de l'unique sacrifice.

Si les responsables chrétiens ne sont pas des hiereis, comment sont-ils nommés par nos textes ? Deux mots apparaissent, presbuteros et épiskopos.

Le mot grec presbuteros (sur lequel le latin a calqué presbyter, d'où dérive le français prêtre) signifiait à l'origine "plus âgé", d'où au pluriel, presbuteroi, "les anciens". Les évangiles désignent ainsi les "anciens" du peuple, notables de la synagogue locale en Lc 7,3, ou notables juifs de Jérusalem, présents dans le Grand Conseil, le "Sanhédrin" devant lequel comparaît Jésus (Mt 26,57 et 59; Mc 14,53; cf. Lc 22,66 : "le Conseil des Anciens (presbuterion) du peuple, grand-prêtres et scribes ensemble, se réunit"). Jamais ces anciens du peuple ne sont dits prêtres, hiereis, même si rien n'exclut qu'il se trouve des prêtres parmi eux. Dans les traductions latines ils sont nommés seniores, c'est-à-dire "plus âgés, anciens". Leur rôle semble de constituer un Conseil de chaque communauté locale (1). , et à Jérusalem un Conseil qui assiste les grands-prêtres dans le gouvernement de la communauté juive et sa représentation auprès du gouverneur romain.

Dans les Actes des Apôtres, ce même emploi du mot se poursuit, mais il va servir aussi à désigner les responsables des communautés chrétiennes locales, des "Églises", puisque tel est le sens premier du mot "Église".(ekklèsia, en grec, signifie assemblée convoquée).

Lorsque l'Église d'Antioche envoie par les mains de Paul et de Barnabé des secours à celle de Jérusalem, elle les envoie aux "anciens" (presbuteroi) de cette Église (Ac 11,30). Trois chapitres plus loin, Paul et Barnabé, au cours de leur premier voyage missionnaire, repassant avant de quitter la région par des villes où ils ont déjà prêché à l'aller et où se sont constitués des groupes de disciples, leur désignent, dans chaque Église (Ac 14,23), des "anciens" (presbuteroi).

Dans les Actes, les responsables des Églises ne sont jamais désignés au moyen d'un vocabulaire proprement sacerdotal, jamais ils ne sont des hiereis. Ceux d'entre eux qui ne sont pas apôtres, mais qui entourent les apôtres (à Jérusalem), ou qui ont été institués ou reconnus par les apôtres (en Asie mineure) sont dénommés presbuteroi, "anciens" ; on a donc eu recours au mot qui désignait déjà les notables des synagogues et du sanhédrin. Ce parallélisme est partiellement masqué dans les traductions latines par l'hésitation qu'on y trouve, pour les presbuteroi de l'Église, entre la traduction seniores, régulière pour les anciens des juifs, et l'emprunt presbyteri, qui est une innovation, et qui triomphera.

Les écrits pauliniens tardifs (les grandes épîtres ne contiennent pas le mot) confirment et complètent : les anciens président l'assemblée chrétienne, prêchent et enseignent (1 Tm 5,17), et Tite est invité à établir des anciens, des presbuteroi, dans toutes les cités (la "cité" de l'antiquité est une ville entourée d'un territoire rural qui dépend d'elle) où se trouvent des croyants (Tt 1,5).

Ces mêmes écrits, et avant eux l'épître de Paul aux Philipiens, utilisent un second mot pour nommer les responsables, le mot épiskopoi, littéralement "ceux qui veillent sur" en même temps que "ceux qui surveillent", à la fois "protecteurs" et "inspecteurs". Il est dèjà présent dans les Actes (20,28), moins pour désigner une catégorie particulière que pour dire, dans le discours de Paul aux presbuteroi d'Ephèse, en quoi consiste leur mission. Dans l'adresse de l'épître aux Philippiens (1,1), il s'agit nettement d'un mot identifiant des responsables de la communauté, et en 1 Tm 3,2, les mêmes exigences sont formulées à l'égard du candidat épiskopos qu'en Tt 1,6, à l'égard du candidat presbuteros, lequel d'ailleurs est nommé épiskopos au verset suivant Les deux mots sont donc interchangeables à ce moment dans le grec des premiers textes chrétiens. On remarque aussi que dans la 1ère épître de Pierre, quel qu'en soit en fait le rédacteur, Pierre se compte lui-même parmi les presbuteroi (5,1).

Dans le Nouveau Testament, la séparation est donc totale entre le vocabulaire du sacerdoce, réservé au Christ, et de manière dérivée au peuple des chrétiens, et le vocabulaire du presbytérat. Tout ce qui ferait d'un responsable de l'Église un médiateur du sacrifice est écarté. L'unicité, en français, du mot "prêtre", appelé à la fois à traduire hiereus-sacerdos et à désigner l'héritier moderne de l'antique presbuteros-presbyter, est catastrophique pour la clarté du débat. D’autre part presbuteros et épiskopos désignent alors les mêmes personnes, tout en portant l’accent sur un aspect différent de leur activité.

Une question demeure : qu’en est-il des apôtres dans tout cela ? Par cette désignation, on entendra non seulement les Douze présents à la Pentecôte, mais aussi Paul et Barnabé, reconnus comme tels par les premiers apôtres, et on tiendra compte aussi des délégués que certains d’entre eux laissent derrière eux pour poursuivre leur œuvre, comme le fait Paul avec Tite et Timothée, et comme certainement d’autres apôtres l’ont fait également. Aucun d’entre eux n’est jamais désigné par hiereus ou un mot apparenté. Mais (à l’exception d’une fois pour Pierre) ils ne sont pas non plus qualifiés de presbuteroi ou épiskopoi, car leur mission est différente, il n’ont pas de responsabilité territoriale à l’égard d’une communauté locale (on laissera de côté le cas particulier de Jacques, frère du Seigneur, à Jérusalem, dont il n’est pas assuré qu’il soit le Jacques le Mineur des Douze), mais, quand ils sont réunis, la responsabilité de toute l’Église et, quand ils voyagent, la mission de fonder des Églises puis de veiller sur elles par des lettres ou des visites.

3. Le second siècle

A la fin du second siècle, épiskopos et presbuteros, episcopus et presbyter ne sont plus synonymes. Chaque communauté locale, implantée dans une cité, c'est-à-dire dans une ville ou un bourg avec toute la campagne qui lui est rattachée, chaque communauté chrétienne donc, autrement dit chaque Église, a à sa tête un épiskopos (nous pouvons dire désormais un "évêque") entouré d'un groupe de presbuteroi (nous pouvons dire de "prêtres", à condition de ne pas donner de ce mot une interprétation "sacerdotale"), et ils sont aidés dans l'administration de la bienfaisance et dans le déroulement des cérémonies par des diakonoi (des "diacres").

Ce basculement s'est effectué à des moments divers selon les lieux. A Antioche et Smyrne cela se produisit tôt, dès la seconde décennie du siècle si, comme la majorité des érudits, on ne remet pas en question la date traditionnelle des lettres et du martyre d'Ignace d'Antioche. Pour Rome, l’évêque de Lyon Irénée est capable dans les années 180 de mettre en avant une liste d’episkopoi individuels qu’il fait remonter jusqu’à saint Pierre (Contre les hérésies, III, 3, 3), mais quels étaient les pouvoirs précis de cet episkopos au sein du collège presbytéral ? Pour certains savants comme le Professeur M. Simonetti, de Bari, ce serait seulement vers 190, avec le pape Victor, qu'on trouverait à Rome l’épiscopat monarchique pleinement abouti, dégagé de toute coresponsabilité avec l’ensemble des presbuteroi.

Comment et pourquoi ce changement est-il intervenu ? Aucun texte n'en porte clairement témoignage. Entre le temps du Nouveau Testament, où se conjuguent l’activité générale et itinérante des apôtres et la responsabilité locale des premiers collèges de presbuteroi, et les temps nouveaux du second siècle où chaque Église locale a un évêque, des prêtres et des diacres, il se place quelques décennies opaques, pour lesquelles on est réduit à des hypothèses.

On peut seulement, d'un côté, remarquer qu'après les apôtres itinérants que furent par exemple Pierre, Paul, Barnabé, il ya eu des délégués d'apôtres, comme Tite et Timothée envoyés par Paul continuer sa mission de supervision des Églises, que certains se sont fixés dans une région (Barnabé à Chypre, Tite en Crète) et que la chaîne de ces envois et délégations ne s'est probablement pas interrompue avec la mort de ceux dont nous connaissons les noms ; de plus, au témoignage de Clément Lettre aux Corinthiens, 42 et 44) ils intervenaient pour établir ou approuver les collèges d’anciens placés à la tête de chaque Église. D'autre part, dans ces collèges telle ou telle personnalité pouvait jouir d'un prestige particulier et d’une autorité peu contestée en raison de ses qualités ou de ses origines, par exemple à Jérusalem Jacques le cousin du Seigneur, et faire figure de leader. Vers l'an 96, quand l'Église de Rome décide d'écrire à l'Église de Corinthe troublée par des divisions, celui qui se charge de rédiger la lettre, Clément, ne revendique dans le texte aucun titre personnel qui le mettrait au-dessus d’autres, ce qu’il écrit témoigne au contraire (ch. 44) que les mots episkopoi et presbuteroi continuent à être interchangeables, et il ne prétend ni être évêque au sens monarchique du mot ni agir au nom d'un évêque, mais on peut penser que s'il a pris la plume au nom de la communauté romaine c'est que ses compétences et sa fidélité lui avaient asssuré une position morale de leader parmi les presbuteroi. Lorsque Irénée a voulu élaborer une liste d'évêques de Rome remontant jusqu'à saint Pierre, Clément y a trouvé tout naturellement sa place.

L'émergence d'un unique épiskopos en chaque Église est donc probablement née d'une rencontre entre la sédentarisation d'un certain nombre de délégués et successeurs des premiers apôtres itinérants et l'autorité de leaders au sein des collèges de presbuteroi. En tout cas on doit constater que dès le troisième siècle les évêques ne douteront pas que leur collège continue celui des apôtres.

Plusieurs textes portent témoignage de la manière dont se déroulait une eucharistie au milieu du second siècle. Rappelons que si le Nouveau Testament montre clairement que la Cène du Seigneur était célébrée au premier siècle, il nous laisse totalement ignorer comment cela se déroulait, qui présidait, ou même si quelqu'un présidait. Au second siècle cela devient plus clair. Comme on a contesté que le passage de la Didachè (tout début du siècle) qui décrit une agape chrétienne avec action de grâces constitue une véritable eucharistie, je me fonderai sur deux passages de l'Apologie écrite par le philosophe chrétien Justin, mort martyr à Rome en 165 (mais le texte de la Didachè va dans le même sens). Une fois Justin décrit sommairement l'eucharistie à laquelle les nouveaux baptisés assistent pour la première fois, une autre fois il expose le déroulement de l'assemblée dominicale, où se reconnaît déjà cette succession d'un temps de lectures et d'une célébration eucharistique qui nous est familière. Dans les deux cas l'assemblée est présidée, et c'est le président, en grec proéstôs, qui prononce la grande prière d'action de grâces. Nous reviendrons sur ce fait. On a cru, j'ai cru moi-même, que ce terme de président désignait l'évêque, en évitant tout recours au mot technique épiskopos dans une Apologie destinée à l'empereur et à des lecteurs païens. J'en suis moins sûr désormais, s'il se confirmait qu'au milieu du siècle l'Église de Rome s'en tenait encore à une gouvernance collective presbytérale. En ce cas, l'Apologie de Justin attesterait que même alors c'est un seul qui prononce les paroles essentielles, sur le modèle de ce qui s'est passé quand Jésus a présidé le dernier repas. Cela aussi peut avoir favorisé le passage à l'épiscopat monarchique.

Ainsi, vers 200, la triade : un évêque, des prêtres, des diacres, est définitivement en place, mais le vocabulaire sacerdotal est encore en ce siècle totalement banni de la référence aux prêtres et aux évêques. Et les prêtres, les presbuteroi, sont toujours présentés au pluriel, en corps. C’est en face de cette situation que se manifestent le plus les déficiences de la langue française, puisque nous ne disposons que d’un seul mot, "prêtres’, pour désigner d’un côté les hiereis-sacerdotes et de l’autre les presbuteroi-presbyteri, pourtant irréductibles les uns aux autres à ce moment.

4. Le troisième siècle

Un changement important s'est produit : l'évêque est couramment dénommé hiereus ou sacerdos, tandis que ce vocabulaire sacerdotal continue en règle générale à être soigneusement évité quand il s'agit des prêtres.

Du premier tiers du troisième siècle date la Tradition apostolique écrite en grec, souvent attribuée au prêtre romain Hippolyte, mais à laquelle d'autres assignent plutôt une origine syrienne. Dans la prière prononcée pour l'ordination d'un évêque, selon ce texte, on trouve les mots grecs hiereus, archierateuein (exercer la fonction de grand-prêtre) et archieratikos (de grand-prêtre). Dans la prière pour l'ordination d'un prêtre, connue seulement par une traduction latine et des traductions orientales, le vocabulaire sacerdotal est absent. Chacune de ces deux prières d'ordination utilise une typologie vétérotestamentaire : pour les évêques, il est question des "chefs et prêtres" (hiereis) de la descendance d'Abraham, pour les prêtres des "anciens" institués par Moïse au chapitre 11 du Livre des Nombres. Il apparaît donc que l'évêque, et lui seul, est désormais reconnu comme personnellement sacerdos.

En latin l'équivalence entre sacerdos et episcopus ou antistes (un autre mot pour désigner l'évêque) est constante dans les écrits de Cyprien, évêque de Carthage martyr en 258, et de ses correspondants, alors qu'en règle générale sacerdos n'est pas utilisé pour les prêtres. Parlant d'évêques, Cyprien dira qu'ils sont ses consacerdotes, s'adressant à des prêtres il les nomme ses conpresbyteri, ses compagnons dans le presbytérat. Ainsi l'évêque Cyprien reconnaît que sa fonction ne le situe pas hors du presbyterium, hors du collège des prêtres, mais en même temps elle lui confère, c'est ce qu'on pense désormais dans les Églises, un rôle de sacrificateur, d'opérateur du sacré. Pourquoi et comment cette resacerdotalisation de l'évêque à cette époque ? Qu'est-ce qui a pu favoriser cette évolution, qui est peut-être une révolution ?

Mes hypothèses se fonderont sur quelques faits, aisément constatables.

La constitution d'un "clergé" est un de ces faits. Lorsque les communautés chrétiennes se sont organisées, que s'y est mise en place une véritable hiérarchie avec un évêque, des prêtres, des diacres, on a senti le besoin de dédommager ceux de ces hommes qui n'avaient pas de fortune personnelle et qui étaient devenus des permanents ou des semi-permanents. On a alors constitué, à partir des dons reçus par l'Église, et qui ont pu consister en terrains aussi bien qu'en argent ou en objets précieux, une "part", un "lot", c'est-à-dire en grec un klèros, destiné à assurer cette rémunération. En latin, l'emprunt clerus a servi pour désigner à le fois ce lot et les bénéficiaires. Dès lors l'assimilation de ce "clergé" aux lévites et aux prêtres (hiereis-sacerdotes) de l'Ancien Testament était en marche, car ceux-ci avaient bénéficié eux aussi d'une part réservée des biens disponibles du peuple d'Israël, et cela appelait facilement une assimilation des évêques, sommet du clergé, aux prêtres juifs, les plus éminents dans la tribu de Lévi. Cela d’autant plus que, depuis la destruction du Temple en l’an 70 le judaïsme n’avait plus de cérémonies sacrificielles, le sacerdoce juif avait disparu du paysage, et il n’y avait plus de risque de confusion.

Plus important probablement : nous avons constaté, dès le second siècle, que le président de l'assemblée chrétienne prononce seul, au milieu du peuple sacerdotal et pour lui, la grande prière d'action de grâce qui rend présent le sacrifice du Christ. On s'est donc mis à dire qu'il "offre le sacrifice", ou tout simplement qu'il "offre", tout en continuant à dire aussi que l'Église "offre". Offrir au Père est un acte éminemment sacerdotal, accompli dans la continuité de ce qu'a fait le Christ quand il s'est offert au Père en sacrifice : l'évêque en "offrant" remplit le rôle du Christ, et est sacerdos. Un prêtre, lui, n' "offre" que si l'évêque est empêché ou décédé, il n'y a pas encore de paroisses, il n'y a guère qu'à Rome qu'il peut se célébrer des eucharisties dispersées.

Enfin, il n'est pas étonnant que Cyprien personnellement voie dans l'évêque un sacerdos. Pour le Nouveau Testament le sacerdoce du Christ passe dans les fidèles pris en corps, dans l'Église. Or Cyprien professe une théologie de l'évêque qui fait de celui-ci non seulement le bon pasteur et le responsable de l'Église qui lui est confiée, mais qui l'identifie d'une certaine manière à cette Église. Quelques citations : "L'évêque est dans l'Église et l'Église dans l'évêque, et si quelqu'un n'est pas avec l'évêque, il n'est pas avec l'Église" (Ep. 66,8,3) ; "la gloire d'une Église est la gloire de son évêque" (Ep. 13,1). Tout se passe pour lui comme si l'Église dont un évêque a la charge connaissait à la fois deux états complémentaires : pleinement déployé en l'ensemble de son peuple rassemblé, et ramassé en son évêque. Ce ne sont pas seulement quelques textes qui attestent cette doctrine chez lui, mais c'est surtout la manière dont il a constamment entendu et pratiqué ses responsabilités dans des circonstances diverses et souvent difficiles. Par exemple il est normal à ses yeux que les décisions soient prises dans et par l'assemblée de tous les fidèles présidée par l'évêque et en acord avec lui, mais si la réunion de cette assemblée est impossible, l'évêque décide seul. Dès lors si l'Église est un peuple sacerdotal, son évêque peut être dit sacerdos.

Les prêtres, eux, ne sont pas appelés sacerdotes. De rares textes lus un peu vite et mal traduits pourraient donner le sentiment contraire, mais je vous épargne ces discussions érudites (2). Il demeure cependant un texte intéressant, un passage d’une lettre dans lequel Cyprien présente les prêtres comme "joints à l’évêque du point de vue de l’honneur (ou : de la charge) sacerdotal (cum épiscopo presbyteri sacerdotali honore coniuncti - Ep. 61, 3, 1). Ils ne sont pas sacerdotes personnellement, mais leur présence aux côtés de l’évêque officiant, ainsi que le fait qu’on peut faire appel à eux pour le suppléer, les associe à son sacerdotalis honor.

Cet emploi du vocabulaire se maintient tout au long du troisième et du quatrième siècle, il est encore constant chez saint Ambroise, évêque de Milan de 374 à 397.

5. A partir des années 400

Les écrits de saint Augustin montrent qu’au tournant du siècle, une génération après Ambroise, les manières de s’exprimer ont changé. On peut lire dans la Cité de Dieu (20, 10) un texte on ne peut plus net : citant le verset de l'Apocalypse (20,6) où il est dit que les saints ressuscités "seront prêtres de Dieu et du Christ et régneront avec lui pendant mille ans", Augustin ajoute aussitôt : "cela certes n'a pas été dit des seuls évêques et prêtres (de solis episcopis et presbyteris), ceux que désormais on appelle de manière particulière dans l'Église les prêtres (qui proprie iam uocantur in ecclesia sacerdotes)", et il précise que le verset de l'Apocalypse concerne le sacerdoce commun des baptisés, tous membres du Christ sacerdos, distingué ainsi du sacerdoce institutionnel des évêques et des prêtres.

Pour Augustin, désormais (iam) on en est venu dans l'Église à appeler (uocantur) du nom de sacerdotes les presbyteri, non plus en vertu d'une extension plus ou moins concédée ou honorifique, mais d’une manière particulière qui leur est réservée (proprie). Chaque mot de cette proposition relative est important. Augustin a conscience que le vocabulaire a évolué dans l'Église, mais il n'en considère pas moins que le nom désormais donné l'est proprie, et désigne une réalité. A partir de ce moment on ne distinguera plus le prêtre de l'évêque en lui refusant le titre de sacerdos, mais en parlant d'un sacerdos de second ou de premier rang respectivement (3).

Cette évolution, a bien réfléchir, n'a pas lieu d'étonner. Les lieux de culte où l'évêque-sacerdos ne préside personnellement que rarement et délègue en permanence un prêtre, se sont multipliés après la fin des persécutions, soit dans les quartiers des grandes villes, soit dans les bourgades rurales (dans quelques régions, celles-ci ont leur propre Église et leur évêque, mais cet usage ne se généralise pas). Ainsi naissent les paroisses, et le presbyter qui les dessert, qui "offre" régulièrement le sacrifice du Christ, se retrouve sacerdos. Tôt ou tard le vocabulaire devait rejoindre ce que l'Église vivait désormais. Le texte d'Augustin en prend acte.

Il restera longtemps des traces de l’état antérieur des dénominations. Augustin lui-même n’utilise consacerdos que pour s’adresser à un évêque, Jérôme n’est jamais pour lui qu’un conpresbyter, même quand il a droit en tête d’une lettre à une suscription particulièrement chaleureuse. Et je tiens d’un savant dominicain, le P. Gy, que dans les procès verbaux et rituels d’ordination, jusqu’à l’époque carolingienne, sacerdos sans autre précision désigne l’évêque, pour les prêtres il faut l’ajout secundi ordinis, de second rang.

6. Quelques conclusions et quelques questions

Au terme de ce parcours, il paraît évident que dans les deux premiers siècles de l’Église, et pour le Nouveau Testament qui enregistre le fait, aucun responsable des Églises n’est considéré dans l’exercice de sa responsabilité comme un prêtre au sens de "personne en charge du sacré", d’"opérateur du sacré / du sacrifice", encore moins de "médiateur des sacrifices". Le refus de toute assimilation aux prêtres du paganisme et aux prêtres juifs est total. En christianisme, le vocabulaire du sacerdoce ne s’applique alors qu’à Jésus Christ d’une part, et d’autre part aux membres de la communauté chrétienne, que leur baptême, en les associant au sacrifice du Christ mort et ressuscité, accrédite pour offrir au Père le sacrifice de leur prière et de leur don d’eux-mêmes. C’est là ce qu’on appelle aujourd’hui le sacerdoce commun des baptisés. On me permettra d’insister sur le mot "commun". Que le Nouveau Testament parle toujours des chrétiens comme d’un sacerdoce, et comme des hiereis (sacerdotes) au pluriel sans qu’ucun individu soit dénommé hiereus (sacerdos) au singulier me semble suggérer que ce sacerdoce est "commun" parce qu’il est exercé en communauté, le fidèle qui prie dans sa chambre ne prie pas en son seul nom, mais en lien avec toute l’Église. Quant au fait d’être presbuteros ou épiskopos, ce n’est pas un sacerdoce, mais une fonction dans l’Église et au service de l’Église : c’est cela que l’on veut dire aujourd’hui avec des mots tels que "ministères", "ministres des Églises".

Mais à partir du troisième siècle une évolution s’est produite, favorisée par des circonstances telles que la constitution des responsables en clergé, la disparition du repoussoir qu’avait été le sacerdoce juif, le fait qu’un seul prononce les paroles de la grande prière encharistiante, sur le modèle de Jésus à la Cène, et se trouve de ce fait comme assimilé à l’unique sacrifiant qu’est le Christ, certaines élaborations théologiques concernant l’évêque, enfin la multiplication des leux de culte desservis par un simple prêtre. Cette évolution se résume à une resacerdotalisation du ministère dans l’Église, d’abord au profit de l’évêque, plus tard de tous les prêtres. Cette resacerdotalisation a été acceptée alors sans problème, sans même, je pense, qu’on ait eu conscience qu’il s’agissait d’une vraie mutation. Ce n’est qu’au seizième siècle que la Réforme la mettra en question et s’en démarquera.

Ce qui s’est passé ainsi du premier au cinquième siècle nous pose aujourd’hui quelques questions que je voudrais aborder maintenant. J’ai conscience que, ce faisant, je quitte une position de personne plus ou moins compétente dans certains domaines, pour ne plus intervenir que comme un chrétien, catholique soucieux d’oecuménisme, parmi d’autres.

Ce que j’ai décrit pose des questions aux catholiques et aux protestants.

Le protestant sera tenté d’estimer que mon exposé justifie totalement la désacerdotalisation des ministères opérée par la Réforme, puisque le Nouveau Testament est sans ambigüité là-dessus. J’aimerais pourtant faire remarquer qu’on ne peut pas se débarrasser sans examen plus approfondi, comme d’un trait de plume, de ce qui a été vécu dans et par une Église dont la fidélité s’est manifestée non seulement par l’héroïsme des martyrs mais aussi, et c’est peut-être plus important pour notre sujet, par la fermeté de sa vigilance à l’égard des déviations doctrinales, dans un long et difficile combat qui nous a légué l’acquis des grands conciles, de Nicée à Chalcédoine, aux 4e et 5e siècles. Cette Église-là a-t-elle pu errer totalement sur les ministères ? Ne peut-on pas, ne doit-on pas reconnaître que certaines des fonctions du ministère pastoral, notamment lors du mémorial de la Cène, mettent le ministre dans un rapport spécifique (4) avec le sacerdoce du Christ ? Et n’y a-t-il pas d’autre part à corriger une conception parfois trop individualiste du sacerdoce commun des fidèles ?

Du côté catholique, l'attribution d'un sacerdoce particulier aux prêtres et aux évêques constitue-t-elle un heureux complément apporté par la vie de l'Église au Nouveau Testament, et un acquis définitif et irréformable de la Tradition, comme le penseront certains ? Je crois plutôt que l'évolution retracée ici n'a pas pu ajouter un autre sacerdoce au sacerdoce baptismal, mais a mis en valeur chez les ministres ordonnés à l'épiscopat et au presbytérat un mode particulier d'exercice de ce sacerdoce : la présidence de l'Église collectivement sacerdotale. Il nous faut prendre avec sérieux les données du Nouveau Testament. Certains de nos évêques s’en sont montrés à l’occasion bien avertis : lorsque le P. François Favreau, alors évêque de Nanterre, est venu à Sainte-Bathilde de Châtenay-Malabry fêter les 40 ans de ministère du curé d’alors, Daniel Vinson, il a parlé constamment, dans son homélie, de 40 ans de presbytérat, en laissant de côté le mot sacerdoce. Ce n’est pas toujours le cas. En juin 2010 s’est achevé dans notre Église romaine une année de réflexion sur le prêtre et de prière pour les prêtres. Quoi de plus légitime ? Mais j’ai regretté que certains textes officiels parlent à ce sujet d’"année sacerdotale", comme si l’adjectif était réservé à ceux qui exercent la fonction presbytérale. J’espère ne pas être hérétique en professant qu’il n’existe qu’un sacerdoce, celui du Christ, auquel par grâce tous les chrétiens sont appelés à participer dans un sacerdoce commun, tandis que certains ministères ont, parmi leurs responsabilités qui ne se limitent pas à ce que je vais dire, la fonction particulière de présider à la mise en oeuvre dans l’Église de ce sacerdoce du Christ sous sa forme eucharistique sacramentelle, selon les formes choisies par chaque tradition. Je ne suis donc pas scandalisé que les siècles antiques aient fini par appliquer un vocabulaire sacerdotal à ces fonctions, mais en même temps je regrette que cela ait favorisé des confusions, et je pense qu’il ne faut utiliser ce vocabulaire qu’avec circonspection, en veillant à ne pas rendre inopérantes les distinctions mises en avant par les Écritures, à ne pas « sacraliser » la personne du prêtre. Parler d’ordination sacerdotale, sans autre précision, à propos des ordinations de prêtres, est dommageable. Tout ce qui pourrait faire croire que nos prêtres sont des dispensateurs ou des médiateurs de sacré, pire : des magiciens de la transsubstantiation, est à éviter. Et il serait bon que les fidèles qui ne souhaitent pas limiter leur foi à un catéchisme élémentaire soient avertis que le mot "prêtre" est piégé, qu’il sert à traduire deux mots différents des sources antiques, désignant des réalités différentes, et qu’ainsi l’unique mot français (il en est de même en anglais) est source de confusions.

Je termine par une remarque. Il arrive que les meilleures évolutions soient malgré tout porteuses des pires dangers. C’est une excellente chose que dans notre Église catholique on fasse désormais plus largement confiance aux simples baptisés, qu’on les appelle à participer au gouvernement des paroisses dans des équipes d’animation pastorale ; il arrive que cette équipe ait pour responsable non un curé, mais un (ou une) laïc, notamment dans des campagnes ou un prêtre doit desservir une quinzaine de villages, ou en ville quand le prêtre qui dit les messes est un retraité désormais déchargé de responsabilités. Tout cela est très bien. Mais il ne faudrait pas que cela marginalise le prêtre, le fasse considérer simplement comme celui dont la présence est nécessaire pour une consécration valide, et non plus comme le président de l’assemblée ecclésiale, mandaté par l’évêque. Ce serait un retour à une conception magique de la célébration de l’eucharistie, à l’idée d’un prêtre dispensateur spécialiste du sacré. Mais peut-être (j’ai conscience de m’avancer bien loin) de tels dangers ne seront-ils pleinement conjurés que le jour où les successeurs des apôtres décideront, avec l’accord du premier d’entre eux, de conférer dans l’Église latine le presbytérat aux baptisés et baptisées chargés de famille qu’ils appellent à des responsabilités qui sont, de fait, des responsabilités de présidence de la communauté locale.

Michel Poirier, le 24 juin 2020
Tableau : la Cène de Dirk Bouts

1- C'est encore le cas au quatrième siècle de notre ère, comme le montre la belle inscription sur mosaïque de la synagogue d'Apamée, qu'on peut voir à Bruxelles, aux Musées royaux d'art et d'histoire. / Retour au texte
2- Voir : "Évolution du vocabulaire chrétien latin du sacerdoce et du presbytérat des origines à saint Augustin", Bulletin de la Société Nationale des Antiquaires de France, année 1997, Paris, p. 230-246. / Retour au texte
3- Pour les presbyteri, on trouve l'expression secundi sacerdotes chez Innocent, pape de 402 à 417 (Ep. 25,6). Sidoine Apollinaire emploie secundi ordinis sacerdos (Ep. 4,25) / Retour au texte
4- Dans une première rédaction j'avais écrit "plus étroit". Voir dans les commentaires la contribution de Christine Fontaine et ma réponse. / Retour au texte