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Les victimes
Jean-Luc Rivoire

Jean-Luc Rivoire a lu pour nous un texte très important sur le statut de victimes. Il a été rédigé par Antoine Garapon, - magistrat et ami de Dieu Maintenant – et Arthur Denouveau, survivant du Bataclan. Jean-Luc en propose de larges extraits qu’il fait suivre du témoignage de deux personnes qui ont perdues un proche au Bataclan. Ce qu’elles écrivent touche en plein cœur et incarne l’analyse précédente.

Extraits de « Une victime et après »

Extraits des auditions au cours du procès

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Extraits de « Une victime et après »

Le procès des attentats de Charlie-hebdo et de l’hyper-casher, celui en cours des attentats du 13 novembre 2015, le dépôt du rapport Sauvé sur la délinquance sexuelle à l’intérieur de l’église catholique, le mouvement « me too » et tant d’autres évènements ont installé, la victime, comme une des figures centrales de la démocratie.

Un texte difficile, mais d’une qualité exceptionnelle, permet de mieux comprendre ce qui se passe devant nos yeux et qui constitue un fait dont les enjeux sont essentiels. Arthur DENOUVEAUX, survivant du Bataclan et Antoine GARAPON, magistrat, ont écrit « Une victime et après » (tract Gallimard N° 10). Leur réflexion porte sur la situation des victimes en générale mais aussi sur les massacres de masse propre au terrorisme. Je vous en propose quelques extraits afin de vous permettre d’accéder à cette réflexion mais vous encourage vivement à prendre connaissance du texte dans son entier.

Par les victimes les terroristes veulent ébranler l’appartenance sociale et familiale

Les victimes suscitent notre pitié. Elles méritent mieux que cela. L’expérience montre que toute notre attention est attirée par les souffrances physiques et psychiques des victimes alors que la violence symbolique plus insidieuse, plus existentielle est au moins aussi importante. Pour la victime d’attentat ce n’est pas sa personne qui est visée mais, à travers elle, le pouvoir dont elle ressort. Le spectacle de sa souffrance est un message lancé par les terroristes au pouvoir. La victime subit la violence à la place d’un autre. Le mécanisme de substitution, générateur de la violence symbolique, est aussi ce qui fait souffrir la victime. L’un des sentiments éprouvés par les victimes est celui de la séparation, d’un arrachement : « le 13 novembre 2015, raconte une victime, j’arrive à sortir indemne, du moins physiquement. Ce que je ne comprends pas encore, c’est que les terroristes m’ont aussi volé mon appartenance à la société .» La parole de la victime devient sacrée mais le piédestal comme l’estrade sont des formes de mise à l’écart.(...)

Si le mécanisme du sacrifice consiste à déplacer la violence vers un être inoffensif et interrompre le cycle perpétuel de la vengeance grâce à la figure du bouc-émissaire, L’attentat terroriste opère toujours une substitution mais en sens contraire : il vise des innocents afin d’embraser une société et de faire réagir le souverain. Son objectif n’est pas de stopper la violence mais à l’inverse de la déclencher ; non pas de mettre un terme au cycle de la vengeance (comme le fait le sacrifice) mais d’allumer la violence et non plus de l’éteindre. Le terrorisme cible la civilité en désarmant dans les cœurs tout espoir d’une cohabitation pacifique.(...)

La violence du terrorisme arrive parfois à rendre la victime étrangère à ce qu’elle a de plus intime : sa famille. Il est tout à fait impossible pour les proches et les amis de comprendre la traversée du miroir qu’est l’attentat. Voir son enfant, son conjoint ou son ami partir prendre un verre et voir revenir quelques heures plus tard une victime abimée défie l’entendement. L’attentat fait voler en éclat l’intimité c’est une souffrance terrible.(...)

L’attentat abime les échanges avec les proches les rendant, parfois impossible c’est pour tenter de les rétablir qu’il est nécessaire de recourir à des professionnels. Le travail sur soi engagé par les victimes est difficile mais se révèle souvent comme un moment essentiel. Les relations qui sont imposées à la victime (thérapeute, policiers, experts, avocats, juges…) préparent le moment central du procès.

Le procès a pour fonction de réparer partiellement ces appartenances

Le procès est un nouveau jeu de substitution : mettre des mots à la place de la violence, de l’argent à la place de la souffrance, une peine à la place de la vengeance. La condition de victime résulte du drame de la passivité. La justice commence quand l’action se substitue à l’inaction. Le procès équitable permet à la victime de reprendre pied dans la société qu’elle connaissait. Comme le travail sur soi, le temps du procès est semé d’embuches mais aussi d’occasions de redonner de la place à la vie.(...)

Le procès est une cérémonie de paroles c’est un lieu de paroles multiples : officielles, personnelles, paroles d’accusation, paroles de défense, enquêtes, expertises, paroles d’accusé, paroles de victime… Les victimes attendent du procès la vérité des faits. Les juges restent polarisés sur la vérité judiciaire qui permettra d’entrer en voie de condamnation.(...)

La réparation est l’une des fonctions essentielles du procès. Il s’agit la plupart du temps d’une demande double, reconnaître et réparer. Réclamation d’une créance financière et une reconnaissance. La confusion de ces différentes composantes de la demande fait craindre une extinction de la reconnaissance par l’acquittement de la dette. La reconnaissance n’est pas un acte juridique, elle peut avoir une dimension symbolique. Mais suffit-il d’indemniser ?
Quelle équivalence monétaire pour une vie prise ? Le recours à la monnaie, qui est le grand médiateur symbolique de la justice, suppose que tous les biens soient mesurables. Comment faire équivaloir une mort, donc une expérience subjective de l’absolu, à une certaine somme d’argent, nécessairement relative.(...)

La victime se heurte à un paradoxe. Elle est reconnue mais cette reconnaissance se borne en quelque sorte à une seule qualité qui n’en est pas vraiment une : la souffrance. Et cette reconnaissance paradoxalement risque de l’enfermer davantage. Comment revendiquer la reconnaissance et faire entendre sa voix sans se trahir. Faut-il se taire ? Demander trop  ? Maudire son bourreau ? Quel que soit la qualité du débat judiciaire il reste de l’inénarrable, de l’incommunicable, de l’irréparable et ces restes sont impartageables.(...)

Ce que le procès à lui seul ne peut pas faire, la victime le peut

Il y a le temps de la tragédie, le temps du procès mais après il y a pour la victime le temps de reprendre le fils de sa vie. Ceux qui ont traversé une telle épreuve risquent de se laisser enfermer dans la qualité de victime souffrante. Il vient un temps où les institutions et les professionnels doivent s’effacer pour laisser à l’intéressé de redevenir actif, de retrouver une identité au-delà du crime. Ce dont témoigne la victime c’est moins de sa souffrance que de sa volonté de survivre à la catastrophe. Reprendre vie, réaffirmer sa volonté de vivre est la réponse à l’énigme du mal. C’est là qu’il faut situer la nouvelle autorité de la victime : elle n’a pas raison parce qu’elle a souffert mais au contraire parce qu’elle a dépassé la souffrance. C’est, non pas du traumatisme, mais de sa capacité à le traverser qu’elle acquiert cette autorité interprétative dans notre modernité.

Renaître au monde est un processus long et incertain. La logique de la justice c’est l’équivalence. Pour sortir de la condition de victime il s’agit de surabondance d’être qui ne peu être pris en considération par les tribunaux. La victime tire son autorisation non pas de la loi mais de la vie elle-même. Le Kintsugi est une belle métaphore du chemin de vie de la victime : Technique japonaise de réparation des céramiques dans laquelle les interventions ne sont non seulement pas cachées mais mis en valeur. Laisser les fêlures du passé visible. Chaque réparation est unique, adaptée tant à l’objet d’avant qu’aux cassures qu’il a subies.

La victime devient témoin que la force de vie est plus forte que celles de mort

Le terrorisme met en échec les pauvres ressources de la justice humaine. Si l’équivalence est impossible, la surabondance l’est toujours ! Ce que le calcul ne peut faire, la parole le peut ; les limites de l’arithmétique ouvrent sur les possibilités infinies du symbolique ; ce que les autres ne peuvent pas faire pour vous, vous-même pouvez le faire. Ce qui est impossible à la science est possible à la politique, ce qui est impossible à la politique est possible aux sujets. C’est là la force de l’homme ; c’est là son éminente dignité. La société réprime, la victime sublime. Les limites de la substitution sont compensées par la capacité infinie de l’homme à renaître dans son cœur. Là est l’espoir. Cette leçon s’adresse à tous les hommes en peine d’humanité en donnant une dimension éthique au bonheur. La victime témoigne alors de la capacité humaine à désirer le bonheur et sa force de vie prime sur l’aptitude à vouloir le mal. Alors que la seule relation à la victime est l’indignation ou la compassion, voici que cette dernière nous donne une leçon de vie. La discipline du bonheur est une leçon universelle qui s’adresse à tous. Le douloureux chemin d’exil que parcourt toute victime, et le retour toujours possible à la vie, non seulement rejoignent toute expérience humaine, mais pourraient bien aussi la guider.

Extraits des auditions au cours du procès

En préparant ce texte sur les victimes j’ai éprouvé le besoin de m’informer sur la réalité des faits. Il se trouve que le procès du Bataclan venait de commencer. La Cour d’assises a décidé de consacrer plusieurs semaines d’audience à entendre toutes les parties civiles qui le demanderaient. Je vous propose deux extraits de ces auditions qui ont été diffusés par Médiapart et nous permettent de sentir combien le combat des victimes nous concerne tous, combien il nous parle, combien nous leur sommes redevable de l’extraordinaire leçon de vie qu’ils nous donnent.

Témoignage d’Aurélie

Aurélie était la compagne de Mathieu, géographe universitaire, âgé de 38 ans, tué au Bataclan le 13 novembre 2015. Un peu plus tôt il était allé chercher leur fils Gary à l’école et l’avait amusé en faisant « la tempête dans la baignoire ». Il l’avait couché et lui avait dit à demain. En partant il avait mis l’écharpe préférée d’Aurélie autour du cou. Aurélie était enceinte de 4 mois et n’avait pas envie de sortir, mais elle l’avait encouragé à y aller sans elle.

« C’est mon père qui m’annonce la nouvelle. Il entre dans ma chambre. Je l’entends s’approcher. Je lui demande si Matthieu est mort. Il n’a plus qu’à dire oui. Je me mets à vomir et à vomir encore. Je n’ai pas le souvenir d’avoir pleuré. Ma maison a explosé et je me suis trouvée au milieu des gravats, poursuit-elle. Je ne traine que ma peine. Je ne ressens pas la culpabilité du survivant. Je suis celle qui reste. Je dois vivre pour deux. » Aurélie a hésité à témoigner.

Devant la Cour Aurélie a dit : « Je viens ici pour entendre ce qui se dit. Il y a dans cette salle des mains qui se touchent, des familles qui s’étreignent, des amis qui se réconfortent. On décrit l’horreur et au milieu se glisse l’amour, l’amitié. Je continue à venir ici. Je remplis mes cuves d’humanité. J’entends des histoires de héros et je raconte à mes enfants. Je raconte ce frère qui a sauvé sa sœur en la mettant au sol. Cet homme qui est resté avec son ami Édith qui ne pouvait plus bouger. Je leur ai dit qu’un soir des parties civiles ont fait passer de la nourriture aux accusés, que les avocats se sont cotisés pour payer une défense aux « méchants ». J’explique à mes enfants qu’il n’y a que ce qui est équitable qui est juste. »

Témoignage de Georges Salines

Georges Salines est le père de Lola, assassinée au Bataclan le 13 novembre 2015. En janvier 2016, il a créé avec d’autres victimes l’association 13onzr15 : fraternité et vérité, dont il a été le président jusqu’en septembre 2017 et dont il est aujourd’hui président d’honneur.

« Ce n’est presque jamais de l’impatience que j’éprouve, mais de la compassion, et aussi, très souvent, de l’admiration. »

« Pendant qu’Emmanuelle et Clément (sa femme et son fils) parlent, mon regard est attiré vers le box des accusés, que je n’ai jamais eu l’occasion de voir d’aussi près depuis le fond de la salle où j’ai pris mes habitudes. La barre est tout près de Salah Abdeslam et Mohamed Abrini. Ils me regardent, ou bien regardent la personne qui parle, je ne sais pas trop. Des regards indéchiffrables (le masque chirurgical n’aide pas), mais ils semblent attentifs. Mon tour est venu.

Monsieur le président, mesdames et monsieur de la cour… Les attentas du 13 novembre ont été un tsunami de chagrin qui a envoyé des gouttelettes de tristesse un peu partout. J’ose croire que tous les êtres humains qui ont du cœur, dans notre pays et au-delà, en ont été éclaboussés. Alors merci de faire preuve d’un peu de patience vis-à-vis de ceux qui viennent occuper ce micro, nous ne sommes qu’un échantillon.

Moi qui viens ici presque tous les jours, ce n’est presque jamais de l’impatience que j’éprouve, mais de la compassion, et aussi, très souvent, de l’admiration. J’admire la capacité que démontrent les témoins à communiquer leurs histoires terribles et leurs profondes souffrances. J’admire le courage des survivants, l’honnêteté de ceux qui viennent partager leurs sentiments de culpabilité, la dignité des endeuillés. J’admire aussi la capacité de la grande majorité des victimes de résister à la haine, à ne pas faire l’amalgame, à se poser les bonnes questions, à affirmer leur attachement à la démocratie et au droit, à chercher avec intelligence les voix de la sécurité et de la paix. Je suis très heureux de constater que la plupart de ceux qui sont venus témoigner ici sont des gens de cœur, mais aussi de raison. Ceci rend confiance en l’humanité, dont on aurait parfois des raisons de désespérer.

« Je souhaiterais m’engager dans des actions de justice restaurative avec ces accusés. »

Concernant les accusés, je me suis efforcé de limiter mes attentes, sans doute pour éviter d’être déçu. J’ai été cependant très attentif aux positions qu’ils ont exprimées, notamment le 15 septembre lorsque vous leur avez donné la parole, et à deux ou trois reprises depuis, lors de déclarations spontanées. Certes, trois des accusés n’ont rien dit, mais onze ont parlé, et pour dire des choses fort différentes, tant pour ce qui est de reconnaître, ou non, tout, ou partie, des faits qui leur sont reprochés que pour exprimer, ou non, des regrets, une condamnation du terrorisme ou l’expression d’une compréhension voire d’une compassion vis-à-vis de la douleur des victimes.

Le problème bien sûr est que dans le contexte où nous sommes, avec un verdict à venir et des enjeux qui s’expriment en dizaines d’années de prison en plus ou en moins, il est difficile, pour ne pas dire impossible, de savoir si une proclamation d’innocence ou l’expression de remords sont sincères ou relèvent d’une stratégie de survie.

C’est une première raison pour laquelle je souhaiterais m’engager dans des actions de justice restaurative avec ces accusés. Ce type d’actions existe sous diverses formes, et depuis longtemps, dans des pays qui ont été frappés par le terrorisme, comme le Rwanda, le Royaume-Uni ou l’Espagne. La possibilité en a été ouverte dans notre pays par la loi du 15 aout 2014 qui a introduit dans le code de procédure pénale un article 10 alinéa 1 qui indique « À l’occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l’exécution de la peine, la victime et l’auteur d’une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus, peuvent se voir proposer une mesure de justice restaurative ». Dans ce cadre j’aimerais rencontrer ceux qui, s’ils sont condamnés, auraient le courage, le vrai courage, d’accepter une telle rencontre qui interviendrait alors sans enjeu pénal, sans témoins médiatiques, sans publicité, avec le seul objectif que chacun, victime et auteur, puisse dire la vérité, et ainsi, peut-être, progresser vers une reconstruction.

Cette reconstruction est bien sûr nécessaire pour les victimes, mais elle l’est tout autant pour les auteurs. Elle l’est d’autant plus que, pour aussi sévère que soient les peines qui seront prononcées, il restera possible voir probable compte tenu de leur âge, que certains de ceux qui sont condamnés soient un jour remis en liberté. Ce jour-là, il me parait indispensable de le préparer. Je suis convaincu que la participation des victimes peut aider à obtenir au minimum une renonciation à la violence.

J’ai été très frappé par la réponse que vous a faites Guillaume (un spectateur du Bataclan mis en joue par un terroriste) lorsque vous lui avez demandé s’il avait une hypothèse pour expliquer pourquoi Samy Amimour ne l’avait pas abattu. Il vous a répondu : « Nos regards se sont croisés. Il n’a pas dû croiser beaucoup de regard ce soir-là. Après ça, il était peut-être plus difficile de me tuer .» Au fond la justice restaurative, cela consiste à croiser des regards, afin que chacun puisse y lire l’humanité de l’autre. Il est sans doute trop tôt pour être certain de l’efficacité de ces actions. Je demande simplement à ce qu’elles soient expérimentées et évaluées. Et à ceux qui nous traiteraient de naïfs, et qui croit que seule la force est par nature efficace, je retournerais le compliment. Je les invite à méditer, par exemple, sur le rapport coût-efficacité de vingt années d’intervention militaire en Afghanistan.

« Les partisans de la surenchère en matière pénale (…) se bercent d’illusion lorsqu’ils croient qu’un gourdin plus gros réglerait le problème. »

Concernant le verdict et les sentences, je ne partage pas les regrets que certains, très peu nombreux d’ailleurs, ont pu exprimer ici vis-à-vis de la mansuétude supposée de notre justice pénale. Je ne suis pas partisan de la peine de mort pour bien des raisons. Entre autres pour une que l’on néglige souvent : elle soustrait pour toujours les condamnés au regard de leurs victimes. C’est déjà malheureusement le cas pour les terroristes qui sont morts les 13 et 18 novembre 2015 ou les commanditaires qui ont été tués un peu plus tard en Syrie. À tout ceux-là, on ne peut plus demander des comptes. Je ne suis pas non plus favorable à la réclusion à perpétuité sans aucune possibilité de remise en liberté. Elle constituerait elle aussi une sorte de renoncement. De plus, elle priverait les personnels pénitentiaires d’un levier important dans leur difficile mission.

Je trouve ridicule l’idée, je l’ai également entendu exprimée ici-même, selon laquelle les terroristes choisiraient de venir dans notre pays car ils n’y risqueraient pas grand-chose. Outre le fait que quelques dizaines d’années de prison ne sont pas exactement une tape sur le poignet, cet argument ne résiste pas à l’examen : les terroristes qui ont tué ma fille étaient engagés dans une mission-suicide, ce qui affaiblit quand même assez considérablement l’hypothèse de la vertu dissuasive d’un durcissement des peines ; Ils ne sont d’ailleurs pas « venus » dans notre pays, mais ils y sont tout au plus revenus, puisqu’ils étaient tous les trois français nés en France. Il me parait probable que c’est cette particularité qui les a fait désigner pour cette mission plutôt qu’une analyse comparative des avantages et inconvénients du code pénal des différent pays qui pouvaient constituer des cibles potentielles.

Je ne pense pas non plus qu’on ferait bien de s’inspirer, comme cela a été suggéré à cette barre, de l’exemple de pays du Moyen-Orient où il existe des punitions plus sévères. Et oui, il y a des attentats dans les pays où on torture et exécute les terroristes. Il y en a même beaucoup plus que chez nous et ils font beaucoup plus de victimes. Alors quand les partisans de la surenchère en matière pénale me traitent, là encore de naïf, je me marre doucement, comme dirait Serge Gainsbourg, car je sais que ce sont eux qui se bercent d’illusion lorsqu’ils croient qu’un gourdin plus gros réglerait le problème.

Je ne voudrais cependant pas que l’on confonde ma position avec une forme de pardon. Je ne pardonne rien, ne serait-ce que parce que je ne pourrai jamais pardonner le mal qui a été fait à d’autres qu’à moi-même. J’attends, moi aussi, une réponse pénale conforme à notre droit. Bien sûr les peines encourues ne seront jamais d’une magnitude équivalente au mal qui a été fait. Aucune peine ne pourra jamais l’être. Mais, pour ma part, je fais tout à fait confiance à cette cour pour prononcer des peines justes.

« J’invite les parents des terroristes à condamner les actes atroces dont nous avons été les victimes. Mais je ne leur demande pas de cesser d’aimer leur fils, leur frère ou même leur ami.»

Je voudrais pour terminer dire que j’attends aussi de ce procès qu’il puisse avoir un effet positif pour les proches des accusés. Je me sens peut-être un peu plus légitime que d’autre pour parler de ce sujet, parce que j’ai rencontré plusieurs parents de djihadistes. J’ai surtout longuement dialogué avec les parents de Samy Amimour, en particulier avec son père, Azdine, qui m’accompagne parfois dans les actions de prévention que je mène, avec lequel j’ai écrit un livre, et qui viendra devant vous dans quelques semaines.

Je sais que ces parents continuent à aimer l’enfant que leur fils avait été avant de se convertir en un meurtrier particulièrement monstrueux. Il est probable que les parents et les proches des accusés n’ont pas non plus cessé d’aimer ceux qui sont dans le box, et qu’ils éprouvent de la peine pour eux. Je ne leur en fais pas reproche. Il est naturel pour un père ou une mère d’aimer son enfant sans condition. Je suppose même qu’il est honorable de ne pas parvenir à éteindre toute sympathie pour un ami qui a fait des choses horribles mais dont on se souviens de l’avoir aimé et que l’on ne parvient pas à réduire à son crime.

Mais je sais aussi que les parents de Samy Amimour condamnent sans réserve ce qu’il a fait. Je souhaite que les proches des accusés puissent eux aussi regarder la réalité en face et sachent renoncer à toute illusion, à tout déni, afin d’éviter de se rendre complice, si peu que ce soit, des crimes qui ont été commis. Je les invite donc à condamner les actes atroces dont nous avons été les victimes. Mais je ne leur demande pas de cesser d’aimer leur fils, leur frère ou même leur ami.

Les chemins que parcourent les victimes sont longs, difficiles, incertains. On comprend que ce qui se joue pour elles est vital, intime, longtemps fragile. Ce qui se passe pour les victimes a pour enjeu majeur leur possibilité de reconstruction, mais pas seulement. Quand elles viennent écrire ou dire à la barre de la cour d’assises : « Vous n’aurez pas notre haine. » on comprend que leur audace admirable nous concerne tous, que la possibilité de tenir leur parole est un fait de résistance qui permet à tout le pays de continuer à tenir debout.

Jean-Luc Rivoire, le 6 novembre 2021