L’HYPOTHÈSE DÉFENDUE – Si, par impossible, à mon lit de mort, il m’était manifesté avec une évidence parfaite que je me suis trompé, qu’il n’y a pas
de survie, que même il n’y a pas de Dieu, je ne regretterais pas de l’avoir cru ; je penserais que je me suis honoré en le croyant, que si l’univers est quelque
chose d’idiot et de méprisable, c’est tant pis pour lui, que le tort n’est pas en moi, d’avoir pensé que Dieu est, mais en Dieu, de n’être pas.
(Auguste Valensin - AUTOUR DE MA FOI. Aubier 1948)
Plus d’un demi-siècle d’une amitié forte qui, avec le temps, n’a cessé de s’augmenter en intensité de nos différences mêmes et, d’autre part, notre engagement
commun dans le service d’une même foi, tels sont les seuls titres qui me qualifient pour prolonger les propos que je viens de lire. Ils t’ont accompagné, cher Antoine,
depuis très longtemps, je le savais. Aussi ne suis-je pas surpris que tu aies confié à plusieurs d’entre nous ta volonté de les porter publiquement à la connaissance de
tous en un jour comme celui-ci : ils illustrent fidèlement le chemin que tu as suivi.
Avant tout, ils affirment, et avec la dernière force, l’attachement indéfectible que tu auras porté, pendant toute ta vie, au Dieu de la foi et à la foi en Dieu.
En te conduisant ainsi tu répondais, silencieusement et aussi par la parole et les actes, et souvent onéreusement, parfois en affrontant d’injustes soupçons, à l’appel,
tout à fait gratuit, que tu avais reçu de croire.
Croire, pensais-tu en effet, nous fait entrer dans une existence où règne la profusion sans fin d’un don, de celui que nous recevons et de celui que nous sommes appelés
nous-mêmes à prodiguer. C’est pourquoi, dans une telle existence, comme tu aimais le dire et le développer sans jamais te lasser, nous sommes « par-delà utile et
inutile », ainsi que le rappelle le sous-titre de ta thèse sur La Communication de Dieu. Dès lors, le désintéressement le plus extrême, qui n’a rien de commun avec
l’indifférence, inspire toute notre vie.
Et, pourtant, parce que nous parlons, parce que nous nous entretenons les uns les autres de multiples façons, la foi ne va pas sans des énoncés qui permettent de la
repérer : il y a ainsi, notamment, comme le mentionne ce texte qui t’a accompagné, la foi en Dieu et la foi en la survie.
Or ces énoncés ne nous arrêtent pas à eux-mêmes : ils n’ont d’autre fonction que d’indiquer sûrement, comme des flèches, et de figurer, encore imparfaitement, comme
des esquisses, cet accueil sans limite que nous réservons à l’existence, dans l’ordinaire comme dans l’exceptionnel de la vie. Ces énoncés confèrent même à cet accueil,
dès à présent, une véritable réalité, pour autant que Dieu et la survie, tout irreprésentables qu’ils soient, peuvent néanmoins s’offrir comme des objets
devant notre pensée et en elle. Mais, assurément, ces objets eux-mêmes disparaitraient s’ils cessaient d’être reçus comme des dons qu’on s’émerveille sans cesse
de pouvoir accueillir mais qu’on ne possède jamais à la façon d’un propriétaire, puisqu’il ne s’agit pas de voir mais toujours d’aller, de marcher, comme lorsqu’on est sur
un chemin où se rencontrent des poteaux indicateurs.
C’est pourquoi, à supposer, par impossible, qu’au lit de mort, de tels objets de pensée viennent à manquer et qu’avec une évidence parfaite, il soit clair qu’il
n’y a pas de survie ou que même il n’y a pas de Dieu, la foi, qui avait fait siens de tels objets, n’éprouverait aucune déception: je ne regretterais pas de l’avoir cru ;
je penserais que je me suis honoré en le croyant…
Pourquoi en serait-il ainsi ?
Parce que la foi en Dieu ou en la survie ne place pas le croyant dans son tort mais, si l’on peut dire, dans son droit : littéralement, au sens le plus fort et le plus
simple de cette expression, c’est encore de don qu’il s’agit, elle lui « donne » raison. Ainsi donc, pourrais-tu déclarer, le tort n’est pas en moi, d’avoir pensé que Dieu est,
mais en Dieu, de n’être pas.
Aussi bien quand je suppose qu’il pourrait m’être manifesté avec une évidence parfaite que je me suis trompé pour avoir cru, il s’agit alors d’une hypothèse défendue,
interdite et, au sens propre de ce mot, d’un raisonnement par impossible. Mais non point parce qu’il serait platement raisonnable de croire, mais parce que la foi honore
suprêmement le croyant en respectant et en poussant à l’extrême le régime de gratuité absolue dans lequel nous existons tous.
C’est ainsi que la foi, d’emblée et jusqu’à la fin, nous ouvre les portes de la joie, celles que tu as franchies désormais pour toujours, au-delà de toute angoisse,
cher, très cher Antoine. C’est pourquoi, remplis de confiance encore jusque dans notre grande peine, nous te disons : À DIEU !
Guy Lafon
Peintures de Dominique Penloup