Le jeudi 7 juin 2012, Sœur Martin me conduisait à travers les labyrinthes du Prieuré, auprès de Sœur Boniface. Celle-ci était tassée dans son fauteuil mais son regard
et son sourire restaient inaltérés : vastes et pleins de douceur et de joie.
Entre Sœur Boniface et moi l’affection et la considération étaient mutuelles. Ces sentiments étaient nés brutalement dans la sacristie de la chapelle, un dimanche
matin de l’automne 2001. Je pénétrais pour la première fois en ce lieu afin de me préparer à la célébration. Une ou deux religieuses étaient là ainsi que Benoît,
le cérémoniaire. J’aurais dû prendre le temps de me présenter et de saluer chacun ; j’en ai été empêché. Tout de suite mon regard s’est fixé sur un tableau... peut-être
devrais-je dire sur une icône mais, qu’on me pardonne, à mes yeux c’était plus qu’une icône. J’ai dit tout haut : « Quelle belle Annonciation ! » J’étais frappé par
la silhouette et les ailes d’un ange face à une présence féminine.
« Ce n’est pas une Annonciation, mais une Résurrection ». Ce furent les premières paroles que nous avons échangées. Je me suis attardé devant l’image et nous
avons parlé, Boniface et moi, en chuchotant. J’ai pris conscience, devant les regards et les mains des personnages, que l’Annonciation et la Résurrection,
à l’intérieur de la cohérence évangélique, s’appelaient. A Nazareth la parole de l’Ange pénètre Marie jusqu’à l’intime pour prendre corps. Au tombeau, une parole
sort des entrailles de la terre pour annoncer que le Verbe fait chair est encore à attendre et à désirer.
Nous commentions ce rapprochement et Sœur Boniface me confiait l’étonnement qui était le sien chaque fois qu’une scène de ce genre sortait de ses
doigts. « Je n’y suis pour rien, disait-elle ; C’est un cadeau de Dieu. Je ne calcule rien quand je peins. Je n’ai qu’à le recevoir ; chaque
fois il s’agit d’un miracle. »
J’appris peu à peu comment les œuvres de Sœur Boniface avaient pris naissance. Cette jeune aristocrate d’une grande famille autrichienne s’était écartée
du monde pour entrer dans la famille bénédictine, au Prieuré de Vanves où elle avait fait profession en novembre 1951. Si elle pensait que les murs d’un cloître
sont une clôture infranchissable, elle se trompait. En 1954, au nom de l’obéissance dont elle avait fait le vœu, elle se retrouvait, avec quelques sœurs, pour
fonder un monastère au Viet-Nam. C’était un tournant dans l’histoire ; la décolonisation commençait. Une poignée de sœurs bénédictines prenait conscience que l’Eglise
avait pactisé avec l’envahisseur européen.
Avec Sœur Colomban, sa Prieure, Sœur Boniface se lançait dans une aventure évangélique dont on peut lire le récit ("Montagnards du Vietnam")
. L’ambition des deux religieuses
était humaine, très humaine. Il s’agissait simplement de rendre à leurs propriétaires les terres sur lesquelles s’était implantée injustement une église coloniale.
Toutes deux partirent alors seules, pieds nus, pour partager la vie d’une ethnie méprisée depuis des siècles, écartée sur les Hauts Plateaux, limitée, par l’usage d’une
langue inconnue hors du village.
Elles apprirent à vivre avec les Edê, fières de leur ignorance devant autrui. Il fallait assimiler la langue, apprendre à chasser les serpents pour se nourrir,
puiser à la source, découvrir la manière de faire du feu sous la pluie. Devenir plus pauvres que les pauvres en découvrant la joie d’être accueillies ! A la veillée,
le village se réunissait. On chantait les mythes qu’il s’agissait de conserver pour maintenir la cohérence du groupe. « Vous avez sans doute, vous aussi, des légendes.
Chantez-les nous ». Peu à peu le village tout entier découvrit le message de la Bible et le mystère de Jésus.
Dans ce contexte Boniface devint artiste. Elle inventa « des paroles pour les yeux ». Le village, en effet, séduit par Jésus, voulut devenir chrétien. Boniface
racontait des scènes bibliques et demandait à son auditoire de les dessiner. La religieuse aux pieds nus fouillait parmi les fleurs, trouvait des pigments qu’elle
mélangeait pour obtenir des couleurs. Elle prenait le support qui lui tombait sous la main : un bout de bois jailli sous la hache d’un bûcheron, par exemple.
Ainsi, sans qu’elle l’ait calculé, naissaient des œuvres d’une beauté qui voulaient simplement parler à ces montagnards devenus des amis mais qui touchent,
j’en témoigne, ceux qui les découvrent aujourd’hui au Prieuré de Vanves.
Cette histoire qui fait rêver se déroulait pendant la guerre du Viet-Nam. Pour le Viêt-Cong, le village des Êdé était un point stratégique. On y connut la terreur,
les bombardements. On y vécut un temps sous l’occupation des Viets. Mais rien ne réussit à arrêter le travail de l’Evangile ni à paralyser les doigts de l’artiste.
Vint pourtant le jour où Sœur Colomban et Sœur Boniface furent arrêtées, interrogées et conduites à l’aéroport pour qu’elles retournent à leur point de départ,
ce Prieuré de Vanves où Sœur Boniface vient de terminer ses jours.
Ainsi, ce jeudi 7 juin 2012, j’étais auprès d’elle pour la dernière fois. Elle voulait vivre, ici ou dans le Royaume. "Je ne vais pas passer ma vie à attendre la mort ! Soit je vis de l'autre côté,
soit je vis ici : j'ai envie de me remettre à peindre!"
Sœur Martin lui proposait de lui apporter ses pinceaux. « Non ! Non ! répondit-elle. C’est inutile ; il faut que cela vienne tout seul. ». Elle n’avait
pas changé ;
elle attendait le don de Dieu dont elle avait si souvent fait l’expérience. Trente-six heures après ma visite, elle rendait son dernier souffle.
Sœur Colomban (Françoise Demeure) était à son chevet lors de sa dernière nuit. Elles se sont, une fois ou l’autre, parlé dans la langue des Êdé. « Allez, en avant,
dans la joie ! Dieu est
là, c’est tout ! ». Telles furent ses dernières paroles à l’heure où elle vivait le seul et vrai miracle qui vaille, le miracle définitif. La mort qui venait, loin
d’être un malheur, était, autant qu’un beau tableau, le don de Dieu qu’elle espérait. Depuis le Golgotha, nous croyons, en effet, que « tout est grâce », à
commencer par la mort et la naissance. Annonciation et Résurrection : un seul mystère.
Il me reste le bel album que nous avons composé ensemble. Elle m’a aidé à trouver les mots pour accompagner les lignes de ses œuvres. Il me reste aussi
à parcourir les pages du site que quelques amis et moi avons mis en ligne. Il est rempli de ses œuvres. Elle avait très fraternellement accepté qu’on les utilise.
Il me reste enfin la dernière icône qu’elle avait peinte pour me la donner. Je regarde avec émotion cette vierge ; le visage est encadré par trois mains.
Celles de Marie et une autre qui semble montrer le visage. « C’est la main du Christ sur la croix ; voici ton fils », m’avait-elle dit.
Une grande joie fut accordée à Sœur Boniface, lors des dernières années de sa vie. Le chef du village avait neuf enfants. Sa dernière fille, Christine,
est devenue bénédictine et fut envoyée dans cette communauté de Vanves partager la prière de celle par qui la foi était entrée en elle.
La famille de Sœur Boniface a voulu que la dépouille de leur sœur et de leur tante soit enterrée dans son Tyrol natal selon le protocole dû à
l’archiduchesse qu’elle était ; il se trouve que l’impératrice Sissi est son arrière-grand-mère. Elle emporte dans sa tombe le trésor auquel elle
tenait comme à la prunelle de son œil d’artiste. Il est de coutume, en effet, chez les Êdé, de manifester son alliance et son attachement, en remettant un bracelet.
Elle ne l’a jamais quitté et cette marque de fidélité demeure, par-delà la mort, attachée à son souvenir.
Michel Jondot
Peintures de soeur Marie-Boniface