Prélude
Il existe des mots dont il est impossible de donner une définition sans les réduire, si ce n’est les ridiculiser, et l’amour est de ceux-là, de même que la parole ou la vérité. Chacun en a une expérience, et même une expérience décisive, et il mentirait s’il prétendait le contraire, et pourtant personne ne « sait » ce qu’ils recouvrent. La question que pose Pilate à Jésus dans l’évangile de Jean : « Qu’est-ce que la vérité ? » lui sert à congédier son rapport personnel, vivant et existentiel, à la vérité. Puisqu’on ne peut pas la définir, puisque personne ne la possède, autant dire qu’elle n’existe pas, et se laver les mains en condamnant à mort cet homme dont pourtant il sait pertinemment qu’il est innocent de tout crime.
Qu’est-ce que l’amour ? Une amie psychanalyste disait qu’il fallait transformer les substantifs en verbes et sa remarque est très juste, particulièrement dans ce cas : qu’est-ce qu’aimer et qu’est-ce qu’aimer vraiment ? Les désillusions et les errances liées aux expériences amoureuses montrent bien que ce n’est pas aussi évident que le laisse croire le sentiment amoureux quand il naît. Car le sentiment amoureux n’est pas l’amour... Le monde sentimental a ses propres lois, les sentiments sont changeants et l’on ne peut pas se fier à eux seuls pour s’orienter dans la vie : ce serait suivre une boussole déréglée, incapable de désigner le nord.
Beaucoup d’auteurs soulignent que la langue française n’a qu’un seul mot qui sert aussi bien pour dire que j’aime la confiture, que j’aime danser, que j’aime mon ami, que j’aime mon conjoint, ou pour parler de l’amour de Dieu, qu’il s’agisse de l’amour de Dieu pour moi ou de mon amour pour lui. La langue grecque en a plusieurs, qui distinguent différents modes d’amour ou différentes manières d’aimer. Mais, en employant un mot unique, le français ne nous révèle-t-il pas que les distinctions que l’on peut faire entre diverses manières d’aimer ne sont pas aussi évidentes que l’on pourrait le souhaiter et qu’il peut exister une certaine confusion quand on prétend aimer : se pourrait-il que j’aime mon enfant comme j’aime le chocolat, pour ma consommation personnelle, « pour mieux le manger » ? Ou que j’aime mon conjoint tant qu’il est utile à mon narcissisme jusqu’à ce que je le jette comme un objet usagé ? Serais-je encore capable d’aimer mon ami au temps où il perdra toutes ses facultés et deviendra méconnaissable ? Tout cela se passe sous nos yeux et dans nos cœurs !
Alors... aimer devient un chemin, tout comme marcher. On fait ses premiers pas, on commence à marcher et on continue à le faire, avec plus ou moins de facilité et de bonheur. On peut se perdre en route, faire demi-tour, retrouver son chemin, découvrir des lieux, des réalités, dont on n’avait même jamais imaginé l’existence ! Oui, aimer est un chemin : on est aimé et on aime, cahin-caha... on apprend à connaître les mirages de l’amour mais aussi ses merveilles. On découvre combien on aimait peu ou mal ! L’amour lui-même nous a toujours précédé sur ce chemin.
Première expérience de l’amour
Pour être plus concrète, je vais partir de l’expérience de l’enfant. Il naît totalement dépendant du corps de sa mère et de son bon-vouloir puisqu’elle a la possibilité de mettre un terme à sa vie in utero. Nourri et grandissant en elle durant le temps de la gestation, incapable de subvenir à ses besoins ou de s’alimenter seul quand il naît. Dans un premier temps, il est comme « fondu » en sa mère. Tout se passe comme s’il n’en était pas distinct. C’est quand il sera séparé de son placenta qu’il commencera à ressentir la faim... et l’existence de l’autre comme distinct de lui, puisqu’il devra attendre une réponse à ses cris ! La première expérience d’amour est donc fusionnelle : l’enfant « aime » celle à laquelle il « doit » la vie et dont il dépend totalement. Dans un premier temps, l’enfant aime « pour lui », parce qu’il reçoit la vie de l’autre. Il n’aime pas les autres pour eux-mêmes mais pour ce qu’ils lui donnent. Et l’on trouve encore bien des traces de ce mode d’amour dans nos existences d’adultes. La première expérience de l’amour est d’aimer l’autre – que l’on ne distingue pas encore vraiment comme autre – pour soi, à cause de cette dépendance totale : « ma » vie dépend totalement de ma mère biologique d’abord, puis de celles ou ceux qui m’auront donné les soins nécessaires à ma croissance dans le temps de cette prématurité. Cette première expérience, celle du bébé, se retrouvera et se rejouera bien sûr dans les étapes suivantes de la croissance et les rencontres ultérieures avec les autres.
C’est la mère qui introduit l’enfant, progressivement, à la réalité du monde symbolique et relationnel. Si elle est tournée vers un autre, vers le père de l’enfant, elle lui permet de sortir de cette illusion de former un tout avec elle. Il n’est pas tout pour elle et elle n’est pas tout pour lui ; il y a un autre, un troisième, avec lequel la mère et l’enfant sont aussi en relation... Cette expérience va marquer durablement la vie sentimentale du futur adulte selon qu’il aura été plus ou moins bien accompagné par sa mère sur le chemin de la différenciation et de la triangulation.
L’amour est expérience de la vie donnée, reçue et partagée. Il est expérience avant d’être conscience. Et cette expérience, si elle est toujours présente, est susceptible de se vivre sous des modalités et des tonalités fort diverses, entre joie et souffrance. Personne n’est né sans que la vie lui ait été donnée. Mais il est certain que les commencements de chacun sont fort différents... expériences d’accueil et de joie partagée... expériences de rejets et de souffrance… expériences qui toujours mêlent joies et souffrances car Dieu seul est amour pur (sans mélange). Les adultes qui consentent à ce que la vie se transmette par eux ne sont pas exempts de cette ambivalence qui consiste à faire de l’autre l’objet de son amour tout en désirant et en permettant aussi qu’il devienne un sujet de la parole, un sujet libéré de tout lien incestueux qui l’attacherait exclusivement et durablement à ceux qui ont été eux-mêmes ses premiers objets d’amour : mère, père, personnes tutélaires.
Au final, pour tout humain, la question qui ne cesse de se poser dans la relation à autrui est celle du passage de l’amour de l’autre pour soi-même à l’amour de l’autre pour lui-même, c’est-à-dire à la reconnaissance de l’autre comme autre, dans cet écart reconnu entre lui et moi. Cela se pose évidemment aussi dans la relation amoureuse conjugale et dans l’amitié. L’amour et l’amitié véritables naissent de cette expérience de rencontrer l’autre dans la parole, d’être entendu et d’entendre l’autre là où se donne le meilleur de lui-même, la vie en lui, l’amour en lui, là où chacun naît à la vie qui ne cesse de se renouveler et de se donner, grâce et avec l’autre. Encore faut-il que cela se fasse, en effet, dans la parole qui à la fois lie et distingue l’un et l’autre, et non dans le miroir.
Miroir et jalousie
Dans le miroir, l’un et l’autre sont confondus : « tu es moi », « je suis toi », « je ne peux pas vivre sans toi », « tu ne peux pas vivre sans moi », les yeux dans les yeux et seuls au monde... C’est notamment l’amour possessif ou la passion amoureuse fusionnelle de laquelle est exclu tout tiers. La jalousie naît lorsque je m’aperçois que cet autre (1) que j’aime passionnément, qui me donne la vie et la reçoit de moi, a une vie Autre, un désir Autre, qui le tourne vers l’extérieur, vers les autres ! Qu’il peut se réjouir sans moi, vivre sans moi, que je ne suis pas Tout pour lui. Et la voix de la jalousie insinue que si je ne suis pas tout, je ne suis rien. Je suis exclue.
La relation fusionnelle ne supporte pas la présence du tiers. La naissance de l’enfant est souvent l’occasion de la révélation du mode de relation fusionnel : alors le lien père-mère exclut l’enfant, ou le lien mère-enfant exclut le père, ou le lien père-enfant exclut la mère. Pour la jalousie c’est l’un ou l’autre, pas l’un et l’autre.
La douleur de la morsure du sentiment de jalousie devrait nous mettre en alerte quand nous la ressentons. Car la jalousie est un symptôme qui nous informe de la fusion, de la confusion et de l’exclusion du Tiers, de l’Autre de la triangulation (l’autre, le je et la différence), dans la relation que nous vivons avec celui que nous jalousons. La jalousie, si je la reconnais comme symptôme, m’apprend que je suis prise au piège du miroir, qu’il y a quelque chose de frelaté, de faux, dans ce que je croyais être de l’amour, et qu’il va falloir m’en laisser dégager pour trouver le chemin de l’amour ou de l’amitié partagée.
Le malheur est que, très souvent, la voix de la jalousie n’est pas reconnue comme mensongère : la violence du sentiment éprouvé le fait prendre pour la vérité ! Chacun sait à quels drames ont pu conduire les amours dits « passionnels » ! Je t’aime tant que je te tue ou que je me tue ! Et curieusement, de très nombreuses personnes ne doutent pas une minute de l’authenticité de cet amour ! Le sentiment amoureux était certainement très intense... mais l’amour ??? Y a-t-il un amour authentique qui conduirait à autre chose qu’à la vie et à la joie partagées ?
Si la jalousie est reconnue comme symptôme, alors, comme tout symptôme, elle permettra d’identifier la maladie et de la soigner ! Et d’ainsi naître enfin à la joie de l’amour partagé qui n’exclut personne.
Le système mensonger de la jalousie
La jalousie est adossée au mensonge qui affirme que la vie n’est pas un don. Il faudrait la conquérir, la posséder et la conserver. La jalousie fait système avec la convoitise qui veut « tout » pour moi et pour laquelle les autres sont des rivaux ou des objets à consommer.
Cela est sous-tendu par le refus de l'altérité. Fondamentalement, le refus de l’altérité est le refus de l’Autre Originaire, duquel provient la vie. Le refus essentiel du Tout Autre est ce qui se traduit par le refus de la reconnaissance de l’autre. Là où l’Altérité est refusée, il n’y a plus que « Moi » et ma volonté de puissance et de possession. L’autre dans sa différence, l’autre en tant que visage de l’Autre, est refusé. Nous ne pouvons pas co-exister.
Les grandes traditions religieuses authentiques réfèrent l’homme à un Autre que lui, différent de lui, transcendant, qui le dépasse et qui est Origine de la vie donnée à chacun et à tous. Elles inscrivent dans la vie sociale de tous la référence à cette dimension d’Altérité radicale qui fonde toute vie en société. Imposer le silence à ces expressions religieuses au nom d’une laïcité mal comprise (2) nous conduit au règne du culte du Moi et de la « mêmeté », au règne de la jalousie qui traque les différences. Tout ce qui « dépasse » d’une manière ou d’une autre, tout ce qui ne se réduit pas au même doit être détruit ou ramené au « même ».
Bien sûr, il ne suffit pas de se réclamer d’une tradition religieuse pour être réellement référé à l’Altérité que l’on reconnaît des lèvres, ni de refuser toute tradition religieuse pour ne pas être référé à cette Altérité fondatrice. C’est à la vie et à la joie reçues et partagées avec les autres ou, à l’inverse, au sentiment de jalousie qui nous étreint devant la reconnaissance de la vie donnée à l’autre, que nous savons quel rapport nous entretenons avec l’Origine Autre de toute vie particulière qui se décline de manière singulière, différente de la mienne.
Aimer vraiment, c’est se réjouir de la vie de l’autre, la soutenir, favoriser son déploiement sans douter de la vie en moi ! C’est soutenir l’élan du désir de l’autre qui s’adresse au Tout Autre et se décline dans des réalisations limitées mais fécondes, et partager sa joie. Aimer, c’est s’abreuver à la source du don de la vie et de l’amour qui ne s’épuise pas dans le don qu’elle fait à chacun.
Les formes particulières de l’amour et l’amour conjugal
Commentant le texte de Mc 10,17-32 « L’homme riche », l’exégète Paul BEAUCHAMP écrit :
« […] il existe un amour au principe de tout et […] cet amour vient de plus loin que toutes les formes particulières de l’amour. Par cet amour originel prennent consistance aussi bien l’amour de l’homme et de la femme que l’amour du père et du fils, de l’ami et de l’ami, et ainsi de suite, à l’intérieur du groupe humain. Ces amours dont la forme est particulière sont un seul amour mais ils ne se confondent pas. Ils deviennent transgresseurs quand ils se confondent entre eux et se substituent l’un à l’autre. C’est quand chacun d’eux reconnaît ses frontières qu’il rend hommage à l’amour unique, originel, et qu’il laisse venir le divin. (3) »
En le lisant, il apparaît que l’alliance conjugale est une forme de l’amour qui a ceci de particulier qu’elle a une forme d’exclusivité : elle requiert un renoncement à aimer quelqu’un d’autre de cette manière-là. Mais cette alliance n’est vraie, n’est amour, que si elle se révèle favoriser la naissance et la croissance des autres formes de l’amour : familial, amical et si son déploiement dans le temps la conduit à terme à aimer l’autre pour lui-même, gratuitement, même quand je ne reçois rien de lui qui réconforte mon narcissisme. Que cet autre soit le conjoint qui, atteint d’une maladie dégénérative du cerveau ne me reconnaît plus et qui semble ne plus être lui-même ou l’étranger qui vient de si loin...
Pour conclure...
L’amour est une expérience, mais plus encore c’est un chemin d’apprentissage par l’expérience ! L'amour, c'est la sortie de la jalousie, c'est l'ouverture à l'autre qui ne vient pas faire de moi une personne complète mais qui m'ouvre à la vie, au monde, là même où je suis manquante, manquant à être tout, comme le voudrait la convoitise. C’est le chemin de la vie qui nous mène progressivement de l’amour pour soi à l’amour de l’autre, grâce à la reconnaissance de la convoitise et de la jalousie et au chemin de conversion sans cesse à reprendre auquel cette reconnaissance invite... La joie qui dilate le cœur des amoureux devra passer au creuset de l’épreuve de la vie qui vérifiera s’il s’agissait seulement d’un sentiment amoureux, fugace, qui ne dure que tant que l’autre me satisfait, ou de la naissance d’un amour véritable qui se donnera à reconnaître à ses fruits. Tout amour, toute amitié réels ont une fécondité qui déborde ceux qui s’aiment et cette fécondité leur échappe.
Marie-Reine Mezzarobba
Peintures de Junkel Adler
1- Puisque je suis une femme je prends le parti d’écrire au féminin. Il est bien évident que la réciproque masculine existe tout autant. / Retour au texte
2- Qui n’est alors plus fondatrice de liberté. / Retour au texte
3- Paul BEAUCHAMP, La Loi de Dieu, Paris, Seuil, 1999, p. 22. / Retour au texte
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