En quête de reconnaissance
(de la naissance à l’entrée dans l’âge adulte)
Marthe Robin, une gamine de la campagne qui est née de l'union illégitime de sa mère avec le garçon de la ferme d'à côté. Le mari de sa mère la reconnait moyennant probablement un dédommagement de la part de ses grands-parents maternels. Tout le monde est au courant, elle aussi sûrement. Sa mère est très attachée à Marthe. Le mari de sa mère (son père) supporte sa présence très difficilement à la maison. En fait, il semble ne l’avoir jamais reconnue sauf à l’état civil. Elle a cependant une enfance et adolescence normales, formée dans la religion catholique, elle est pieuse sans excès. Elle va à l'école jusqu'à treize ans, elle garde les chèvres, va au bal, etc. Mais à 17 ans elle ressent des douleurs dans les jambes et en vient progressivement à ne pratiquement plus pouvoir marcher. Alitée toute la journée dans la même chambre au rez-de-chaussée que sa mère (le père couchant à l'étage), son père ne supporte pas cette présence par surcroît inutile qui s'impose à sa vue à longueur de journée. Elle gagne un peu d'argent en gérant un petit commerce de pipes et en faisant de la broderie. Quand son père lui demande une de ces pipes, elle dit qu'elle la lui fera payer : « Ça me fera toujours quelques sous (…), écrit-elle, et une occasion à lui de me donner l’étrenne, chose qu’il oublie toujours. » Ce qui semble sous-entendre qu’il la donne à ses autres enfants… sauf à elle. À peu près à la même époque, à la suite d'une cure qui n’apporte pas d’amélioration à son état physique, elle déclare qu'elle ne marchera plus jamais. Elle n’est pas insensible à la présence d'un jeune électricien venu faire des travaux dans sa chambre. Elle est désappointée quand elle apprend qu’il se marie. Nous sommes en 1928, elle a 26 ans. Fin de la première étape.
Autour d’une page blanche
(l’étape de transition)
La même année, en décembre deux capucins viennent prêcher une mission (un temps de conversion pour la population des campagnes). À l'issue de cette mission, elle devient membre du tiers-ordre capucin. Que s'est-il passé dans les entretiens qu'elle a eu avec en particulier l'un des deux capucins ? Toujours est-il que ce capucin (Marie-Bernard) dit au curé qu'il a une sainte dans sa paroisse. Le curé l'ignorait complètement. Elle dit qu'entre une confession avec lui et la communion peu de temps après il y a eu pour elle une " page blanche " dont elle ne parlera à personne (même si par la suite elle dit l'avoir racontée au curé de sa paroisse). Une " page blanche " que tout le restant de sa vie elle va remplir, fournissant ainsi tout un gros volume de lettres mystiques.
C'est au cours de cette période où le père Marie-Bernard la suit que Marthe déclare être totalement paralysée (bras et jambes) : « Brusquement le 2 février 1929 apparaît une impotence avec raideur des jambes ; les bras ne peuvent plus servir et deviennent raides. » Pendant les deux ans où le père Marie-Bernard l'accompagne, il lui présente des " personnes riches et bienfaisantes " qui aident financièrement la famille de Marthe Robin et ses œuvres naissantes, dont la baronne de Baÿ qui est fort généreuse. Ce seront les premiers mécènes d'une longue suite. C’est également à partir de cette époque qu’elle dit avoir des communications mystiques et qu’elle les fait connaître à son entourage. Ce qui s’est mis en place pendant cette période n’ira qu’en s’amplifiant jusqu’à la fin de sa vie.
On retrouve des notes de ce capucin où il dit s’être progressivement rendu compte qu’il avait affaire à une « fausse mystique ». Il reconnaît s’être laissé tromper « par orgueil » : il a été trop sensible à l’honneur d’être le « père spirituel » d’une « sainte ».
Intouchable
L’état dans lequel était Marthe Robin en 1929 va rester définitif (paralysie totale des bras et des jambes). A partir de 1931, elle souffre la Passion et reçoit des stigmates chaque vendredi. Depuis 1932 elle dit ne plus manger ni dormir. En septembre 1939, une aggravation certaine : « Les stigmates qui n’apparaissaient sans plaies que le vendredi, sont devenus à peu près permanents sur la tête, les pieds, les mains et le côté, mais toujours sans plaies. » Depuis la même époque la vision disparaît complètement ; par la suite « elle percevra de temps en temps des impressions fugaces et douloureuses ». C’est dans cet état que les deux médecins mandatés par l’évêque du lieu, en 1942, vont trouver Marthe Robin. Ils sont a priori bienveillants mais ils savent que leur examen ne permet pas, à lui seul, d’établir s’il y a ou non fraude. Ils constatent la paralysie et le fait que la dénutrition n’a laissé aucune séquelle sur son corps. Ils essuient le sang coagulé, constatent qu’il n’y a pas de plaies, mais ne voient pas le sang couler. Pour fournir la preuve que Marthe Robin ne ment pas quand elle dit ne pas voir, ne pas se nourrir ni dormir, il faudrait, disent-ils, la mettre sous surveillance jour et nuit pendant une période assez longue. L’hospitalisation nécessaire (ou la surveillance à domicile jour et nuit) sera demandée trois fois et elle n’aura jamais lieu. Par ailleurs, le seul examen médical qu’ait eu à supporter Marthe Robin est très partiel : elle hurle de douleur lorsque les médecins la touchent ou lorsqu’ils mettent de la lumière et tentent de lui ouvrir les yeux.
En revanche, une des personnes qui logeait dans le même corps de bâtiment que Marthe Robin dit « avoir vu plusieurs fois la nuit une forme ressemblant en tout point à Marthe, fuyant depuis la cuisine jusqu’à la chambre de Marthe et refermant la porte en toute hâte » (p 282). Elle l’a chaque fois signalé mais personne n’en a jamais tenu compte. La description que fait cette personne manifeste que Marthe Robin « se trainait », partiellement paralysée des jambes mais pas du tout des bras. Que faisait-elle dans cette cuisine si ce n’est s’alimenter normalement… et pourquoi pas faire un mélange simulant du sang coagulé (ceux qui fêtent Halloween savent combien il est facile de le faire avec des composants alimentaires ordinaires...) ? Marthe Robin vit dans la pénombre à cause de la souffrance que lui cause le moindre rayon de lumière. Sa présence en clair obscure, se présente comme le signe visible de l’invisible de Dieu parmi les hommes. Elle se rend INTOUCHABLE par les yeux autant que par les mains… comme une hostie consacrée à l’époque où on ne pouvait communier que sur la langue ! Elle obtient une reconnaissance qui surpasse tout ce qui lui a manqué dans son enfance.
Ses écrits
Conrad de Meester, carme déchaux, est spécialiste de la mystique chrétienne. C’est à ce titre qu’il a été sollicité par le Vatican dans le cadre de l’enquête en vue de la béatification de Marthe Robin. C’est par ses écrits qu’il est entré dans le monde de Marthe Robin. Il a découvert que de nombreux et larges passages sont une copie d’écrits d’autres mystiques dont les ouvrages circulaient à l’époque. Par ailleurs, Marthe, paralysée et aveugle, dit être passée par des secrétaires pour dicter ce que Dieu lui révèle. Les manuscrits manifestent quatre calligraphies très différentes. Cependant personne ne peut donner le nom des secrétaires qui pourtant devaient passer de longs temps avec elle. Enfin, après une analyse graphologique très poussée, il découvre que ces calligraphies ont en commun les mêmes fautes d’orthographe et un certain nombre de caractéristiques semblables. Il est donc vraisemblable qu’elles aient été écrites par la même personne, Marthe Robin elle-même qui n’est donc ni paralysée des bras et des mains, ni aveugle. Certains, penchant vers le fait qu’elle possède toutes les caractéristiques de l’hystérie, disent que des hystériques peuvent changer totalement la sonorité de leur voix, pourquoi pas leur écriture. Resterait à prouver qu’on peut homologuer ces deux actions : l’une pouvant être « spontanée », l’autre nécessitant normalement un long entrainement pour tenir pendant de longues pages quatre styles différents.
Quant à la teneur de ce que Marthe Robin dit lui être communiqué par Dieu (et qui n’est pas copié d’autres mystiques) j’ai du mal à y reconnaître le Dieu de Jésus-Christ. En parlant de l’œuvre que le Christ accomplira par Marthe, Jésus lui aurait dit : « Je m’y réserve une multitude incomparable de Grâces que je n’ai jamais encore jusqu’à ce jour répandu dans mon Église et que je ne répandrai nulle par ailleurs qu’en ces lieux. Les mêmes merveilles qu’aux premiers jours de mon Église s’y produiront et de plus grandes encore. » N’est-ce pas quand même… un peu trop ? Saint Bernard, réformateur de l’ordre Bénédictin, disait que la tunique du Christ était faite de couleurs différentes représentant les différentes spiritualités qui constituent l’Église… chacune étant une parmi d’autres. Par ailleurs, un peu plus loin dans le texte, le Christ dit qu’il se prépare un prêtre qui fera de « magnifiques conquêtes ». « Néanmoins il ne pourra jamais rien faire sans toi ni loin de toi. C’est par toi que je veux lui transmettre mes Ordres et lui faire connaître ma Volonté. » Ainsi la femme – cette femme – se trouve placée par le Christ lui-même au sommet de la hiérarchie : elle doit donner des ordres de la part de Dieu à celui qui – prêtre - a été ordonné par l’Église. Cette place correspondrait-elle à une aspiration – inconsciente ? – de certaines femmes aujourd’hui dans l’Église ?
Sa mort (1981)
Georges Bernanos écrit : « On ne saurait juger un homme avant sa mort, c’est la mort qui donne son sens à la destinée. » Marthe a prétendu être totalement paralysée pendant la plus grande partie de son existence. On la trouve morte, le corps perpendiculaire à son lit et des chaussons usagés aux pieds. On peut penser qu’une personne intimement liée à Dieu pendant toute son existence, meurt au bon moment c’est-à-dire à celui fixé par Dieu et dans les circonstances qu’il a voulu. Là on pourrait dire que… Dieu s’y prend très mal s’il désire nous prouver que Marthe Robin est bien la vraie mystique qu’elle prétend : à l’ultime moment nous est révélé que, bien qu’handicapée, elle était capable de marcher et d’avoir caché les chaussons usagés, chaussons que personne avant ce jour ne lui connaissait. Dieu s’y prend très mal s’il veut nous faire croire que Marthe Robin est son élue entre toutes. Il s’y prend très bien s’il veut nous incliner vers le doute ! Deux examens médicaux de longue durée pouvant attester de la véracité de sa paralysie, de son absence de sommeil et de nourriture avaient été reportés. Pour la troisième fois, il était programmé mais Marthe Robin est décédée quelques jours avant. A-t-elle été terrorisée par cet examen au point d’en faire une crise cardiaque ou bien Dieu, dans sa grande bonté, lui a-t-il permis d’échapper à cette épreuve de vérité ? M’est avis que cette petite, courant durant toute son existence après une reconnaissance sans limites, arrivant au ciel aura découvert que ce n’était pas la peine d’en faire autant.
Conrad de Meester écrit : « Si la stigmatisée se montre plus qu’intéressée par ce monde ecclésial, intellectuel et culturel pour lequel elle est censée prier et souffrir dans le silence et l’obscurité, c’est qu’elle entend le dominer. Les dissimulations et les manipulations de Marthe concourent à l’instrumentalisation par Marthe de tout un monde institutionnel qui, par ailleurs, s’y prête volontiers. » Et il conclut : « A mon sens, de la fraude mystique de Marthe Robin, il n’y a rien, à proprement parler, non seulement à vénérer, mais aussi à conserver. » Aux psychanalystes de dire ce qui, dans sa vie, est de l’ordre de l’inconscient (et s’apparente à de l’hystérie), ce qui est de l’ordre du délibéré (et s’apparente à une actrice de génie), ce qui relève d’une imbrication de l’un par l’autre.
Ses « héritiers »
Qu’on ait ou non connu Marthe Robin, il était évidemment impossible d’arriver aux conclusions de Conrad de Meester avant d’avoir lu le compte rendu de son enquête. Mais on peut quand même s’étonner que le témoignage de cette personne qui a vu plusieurs fois Marthe Robin la nuit dans la cuisine ou le fait que Marthe soit retrouvée morte hors de son lit avec des chaussons usagés aux pieds n’aient pas suscité chez le père Finet la moindre interrogation. Quant à son œuvre, du côté des foyers de charité (fondés par elle et le père Finet à partir d’une intuition qui venait d’une de ses amies) ou du côté des 100 000 personnes qui sont venues la voir pourquoi faudrait-il nier ce qui en est sorti pour eux de bon ? Conrad de Meester dit que Dieu peut écrire droit avec des lignes courbes. Si un acteur qui récite du Shakespeare se prend pour Shakespeare, c’est dommage pour lui. Mais cela ne gêne en rien celui qui l’écoute. Quand Marthe Robin, cite l’évangile ou de vrais mystiques, pour celui qui reçoit ces paroles et qui en vit peu importe qu’elles passent par une comédienne ou une hystérique. Dieu peut parler par Marthe Robin malgré elle. N’en va-t-il pas ainsi très souvent dans l’Église ? Ainsi l’évangile peut très bien passer par l’institution ecclésiale et malgré le goût du pouvoir de nombre de ses membres. Dieu peut passer par les sacrements et malgré le comportement de certains prêtres qui les célèbrent.
La sacralisation autour de Marthe Robin - comme celle que suscite trop souvent des religieux ou des clercs - empêche d’exercer un sain discernement : il serait « sacrilège » de s’interroger sur eux, même lorsqu’on a toutes les raisons de le faire. Sous prétexte que la foi dépasse tout ce qu’on peut imaginer ou concevoir, on fait taire la raison. On sombre alors dans la crédulité qui pousse à prendre un simulacre pour la réalité.
Conrad de Meester a été formé à l’école de Jean de la Croix et Thérèse d’Avila. Il est l’un des plus grands spécialistes de Thérèse de Lisieux, d’Edith Stein et d’Elisabeth de la Trinité. La mystique est son domaine c’est pourquoi il ne craint pas d’employer des arguments rationnels pour démonter la « fraude mystique » de Marthe Robin. Il faut se réjouir que ce soit de l’intérieur de l’Église – par un carme déchaux – que cette analyse ait été menée et remercier son ordre qui a donné l’imprimatur ainsi que les éditions du Cerf qui ont accepté de l’éditer.
Si l’analyse de Conrad de Meester n’a été rendue publique qu’après sa mort en décembre 2019, c’est dès 1989 qu’il envoya un rapport circonstancié à Rome. Il était en effet l’un des deux théologiens sollicités par la « congrégation pour la cause des saints ». Il ne reçut jamais aucun écho de son travail et rien n’en fut retenu puisqu’en 2014 l'« héroïcité des vertus » de Marthe Robin a été reconnue par Rome, premier pas vers sa béatification puis sa canonisation. Il faudrait le travail d’un sociologue comme Jean-Louis Schlegel pour décrypter les forces en présence qui ont poussé hier à la canoniser de son vivant et qui concourent aujourd’hui à faire sceller cette canonisation par les plus hautes instances de la hiérarchie catholique. Le livre de Conrad de Meester suffira-t-il à en dissuader les défenseurs de sa cause ou au moins à les pousser à nous expliquer d’où viennent ces chaussons retrouvés aux pieds de cette cendrillon ?
Christine Fontaine, le 19/10/2020