« Plus jamais cela ! »
Rétrospectivement, La "nuit de cristal" révélait ce qui allait se produire : le regroupement et l’extermination des Juifs d’Europe. La majeure partie du monde n’est pas
intervenue et, pire, a fait choix de bloquer les efforts des Juifs pour s’échapper. Tandis que les gens collaboraient ou choisissaient d’ignorer les implications
de chaque pas sur le chemin du génocide, les Allemands menaient à bien leurs plans, publiquement et dans l’impunité. De façon explicite ou implicite, des civils
allemands soutenaient un régime d’une incroyable brutalité. Ils étaient là tandis que leurs voisins et leurs amis juifs étaient regroupés et exterminés. Les actes
de résistance collective non violente, telle que celui du village du Chambon (où 5 000 Juifs furent sauvés) ont été rares.
J’ai grandi à Allentown, en Pennsylvanie, membre de la sixième génération de Juifs américains dans la tradition de la Réforme. Je reste étonnée par la sagesse
de mes maîtres rabbiniques en réponse à la Shoah. Des rabbins de ma jeunesse, j’ai appris à ne pas me barricader dans des épaisseurs de peur et de méfiance ;
ils m’ont plutôt appris à protester contre le racisme dans toutes ses hideuses manifestations publiques, parce que « Plus jamais cela ! » signifiait « Plus
jamais cela ! » pour tout le monde. Ils m’ont enseigné que, quand l’un de nous souffre, c’est nous tous qui souffrons. Ils m’ont appris que le silence face à
l’injustice est une complicité avec l’injustice. Ils reliaient ces enseignements à leur version de la religion juive.
« N’opprimez pas les autres, parce qu’il vous est arrivé d’être opprimés »
Je n’ai jamais imaginé que j’aurais à appliquer ces leçons aux actes de la communauté juive, en relation avec Israël. Je supposais à tort que la Shoah
nous avait en quelque sorte immunisés contre le fait de nuire à autrui, que nous avions appris la leçon de la Bible : n’opprimez pas les autres, parce qu’il
vous est arrivé d’être opprimés.
A l’âge de dix-sept ans, je suis allée en Israël dans le cadre d’un échange d’étudiants, à l’occasion duquel je me suis trouvée confrontée à une vérité
profondément dérangeante, contre laquelle je n’ai cessé de lutter depuis lors : les mêmes schémas racistes de ségrégation, de discrimination et d’incarcération
massive de personnes, sur la base de leur identité – schémas auxquels, en Amérique, j’avais appris à résister à cause de l’expérience juive de la Shoah – se produisaient
en fait en Israël. Simplement, au lieu que des Blancs oppriment des Noirs, c’étaient des Juifs qui opprimaient des Palestiniens. Avec quelle justification ? La sécurité.
Mais pour moi, cela avait la forme et la résonance d’un mépris raciste. En 1966, Atllah Mansour m’a raconté l’histoire de la Nabka. La Nabka n’a jamais pris fin.
Durant les quarante cinq dernières années, je me suis profondément impliquée dans toutes sortes d’efforts en vue de la paix entre Israéliens et Palestiniens, que ce soit
par le dialogue, l’éducation, des délégations ou par l’action directe. Tandis que je m’apprête à marquer l’anniversaire de la nuit de cristal, une profonde inquiétude
me hante. Un récent sondage (septembre 2012) auprès de citoyens israéliens, sur la base d’un échantillon de 503 interviewés, répond à la question du Président Jimmy
Carter : Paix ou Apartheid ? La majorité de Juifs israéliens ont répondu : apartheid – ou,
comme l’a formulé Ehud Barak « Nous, ici ; eux, là-bas ». La plupart des
Israéliens croient qu’Israël devrait être un état juif qui, légalement, privilégie les Juifs au détriment des non-Juifs. Ceci afin de soutenir des lois draconiennes
qui ne s’appliquent qu’aux Palestiniens, de manière à séparer, à marginaliser et à discriminer systématiquement un peuple entier au motif de son identité nationale,
culturelle et religieuse.
Un état qui pratique l’apartheid
Bien des gens s’offusquent de ce qu’Israël soit décrit comme un état qui pratique l’apartheid. Ce dont nous devrions nous offusquer, ce sont les politiques effectives
qu’Israël pratique à l’encontre des Palestiniens. Ceux qui sont outragés par la comparaison d’Israël avec l’Afrique du Sud clament qu’Israël n’a rien de commun avec
l’Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid, parce que le terme d’apartheid est associé au racisme. Mais ils ont tort.
La notion de race est une construction non pas biologique mais culturelle. Le mot « apartheid » s’applique partout où un état codifie dans la législation un statut
identitaire préférentiel, puis racialise cette identité. Le groupe dont l’identité est ainsi racialisée fait l’objet d’une ségrégation systématique par rapport au
reste de la population, dans des zones géographiques discontinues (les bantoustans en Afrique du Sud ; en Israël, les zones A, B et C, à quoi il faut ajouter Gaza),
afin de les dominer et de les contrôler.
Un état d’apartheid assure au groupe privilégié l’accès à des ressources et à des profits, qu’il refuse au groupe dénigré. Ceux qui sont dans le rôle des perdants
sont confinés par la force sur les territoires qui leur sont assignés. La répression militaire, les incarcérations de masse et une bureaucratie inexorable sont
mobilisées pour maintenir en place le système d’apartheid.
« Les Palestiniens sont vulnérables à une extermination de masse »
Personne au monde ne se bannit de son plein gré de la terre ou de la maison de sa famille. L’apartheid israélien implique l’appropriation massive et systématique
des terres et la brutalité des colons. Des routes à l’usage exclusif des Juifs, le régime des autorisations, l’abattage des arbres, des restrictions sur le
groupement familial, l’arrestation d’enfants, la détention administrative sans recours légal, des incursions militaires incessantes, des restrictions des déplacements,
des limitations drastiques aux capacités d’exportation et d’importation, la démolition de maisons et la menace de démolitions, le déni d’accès à l’éducation et à la
santé, une distribution inique de l’eau, les transferts internes et, dans le cas de Gaza, un siège qui rend « inhabitable » l’ensemble de la Bande. Toutes ces conditions
rendent les Palestiniens vulnérables à une extermination de masse.
Nier cette réalité équivaut à une ignorance volontaire. Des montagnes de témoignages crédibles collectés par un ensemble d’organismes militant pour les droits de
l’homme, parmi lesquels B’tselem, Al Hak, le Comité israélien contre la démolition des maisons, le Tribunal Russel, le Rapport Goldstone, ainsi que des milliers
de témoins oculaires incluant au cours de six décennies des Palestiniens, des Juifs israéliens, des internationaux et des organisations pour les droits humains
ne laissent aucun doute quant à la poursuite par Israël de politiques qui sont une insulte à l’histoire juive. Le régime israélien d’apartheid est une honte pour
les valeurs dont on m’a appris jadis qu’elles sont au cœur de notre tradition.
Une lutte non violente avec les Palestiniens
Comme l’a récemment déclaré Angela Davis à l’Association américaine pour la santé publique, vous ne vous débarrassez pas du racisme par le seul moyen d’ateliers
antiracistes ! Un changement systématique et institutionnel se produit lorsque les gens s’engagent dans des protestations massives et refusent de coopérer avec des
politiques favorables à un statu quo corrompu. C’est pourquoi les Palestiniens ont fait appel à nous pour entreprendre une démarche de boycott, de désinvestissement
et de sanctions, comme moyen d’exercer des pressions jusqu’au démantèlement de l’apartheid israélien. L’objectif de la lutte non violente n’est pas de vaincre les gens,
mais de changer le système. L’apartheid n’est bon ni pour l’occupé, ni pour l’occupant. C’est un système de déshumanisation qui génère pour chacun une tragédie sans fin.
Nous avons besoin d’un nouveau paradigme.
Ceux qui tirent profit et bénéfices de l’apartheid ne renonceront pas aisément à leur pouvoir. L’histoire des luttes non violentes nous a appris que ceux qui
maintiennent un statu quo injuste feront tout leur possible pour empêcher un changement réel et systématique. Ils vont entraver, écarter ou supprimer avec une
force destructrice ceux qui réclament leur liberté. Un changement institutionnel ne peut émerger que par la construction de mouvements, l’organisation d’une base
militante et de la ténacité.
Un combat universel
Comme toutes les luttes pour la liberté, la lutte pour les droits humains des Palestiniens est un combat universel. C’est pourquoi des personnes différentes par
la nationalité, le genre et la religion différents s’associent pour façonner des réalités politiques, économiques et sociales qui soient en accord avec les normes
universelles des droits de l’homme.
Dépasser l’injustice et la priorité absolue de nos traditions religieuses. En ce 74ème anniversaire de la nuit de cristal, ramassons les tessons brisés de l’Histoire
et composons-en une mosaïque de la paix qui honore la dignité humaine de chacun. Telle est la signification véritable de la Terre Promise."
Lynn GOTTLIEB
Peintures de Michaël Sorne