Caravage
La mort de la Vierge
1601-1605/1606
huile sur toile, 3,69 m x 2,45 m, Paris, Musée du Louvre
Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit Caravage (1571-1610) est par la franchise de son traitement réaliste des personnages comme par la maîtrise des effets de lumière un des peintres les plus marquants de l’histoire. Artiste à scandales soutenu pendant sa carrière par plusieurs dignitaires de l’Eglise, il dut quitter Rome en 1606 après un duel où il blessa mortellement son adversaire, puis mourut en exil dans des circonstances obscures.
Elle est là, dans sa robe rouge, grandeur nature, devant nos yeux. Une femme allongée sur un lit, une morte à la tête renversée, les pieds gonflés, la main gauche pendant dans le vide. Une très discrète auréole permet de reconnaître un personnage sacré, Marie, la mère de Dieu. Evidence théâtrale avec le grand rideau rouge qui occupe le coin droit en haut de la composition. Illumination réaliste aussi, dans la pleine et chaude lumière qui accuse les contours d’un visage, d’un corps qu’on jugea trivial. Trivial, au sens premier du mot, trouvé au carrefour de nos rue -trivium-, vulgaire comme le corps ordinaire d’une simple femme, une noyée dit la légende dont on avait repêché le cadavre dans le Tibre et qui servit de modèle au peintre. Caravage était alors au faîte de sa gloire romaine après une ascension fulgurante qui l’avait conduit à peindre la série des tableaux de saint Matthieu de l’église Saint-Louis-des Français (chapelle Contarelli) ou la Conversion de saint Paul et le Crucifiement de saint Pierre à Santa Maria del Popolo (chapelle Cerasi). Tant de figures saintes d’autrefois qu’il traitait comme des héros minuscules de la vie quotidienne. Sous le pinceau de Caravage, les sujets sacrés, les figures religieuses prenaient soudain corps et vie dans notre monde, devant nos yeux.
En 1601, les moines de l’église Santa Maria della Scala in Trastevere commandent au peintre cette Mort de la Vierge, mise en place vers la fin de 1605 puis retirée de l’église et remplacée par une composition banale du très peu connu Saraceni, car elle déplaît aux commanditaires. Refusée, la composition obtient cependant un succès immédiat. Sur le conseil de Rubens, le tableau est acheté par le duc de Mantoue et rejoint son importante collection en recevant l’honneur, très rare à l’époque, d’une exposition publique à Rome, qui atteste de sa notoriété immédiate. Caravage n’a rien du peintre maudit qui doit se battre pour recevoir des commandes ou montrer ses œuvres, il est très connu mais ses créations suscitent des controverses.
Caravage peint avec éclat et brio, mais il peint à rebours des traditions établies, il déjoue les attentes conventionnelles du public, ne répond pas à la simple demande du commanditaire : c’est une personne ordinaire qui est figurée, entourée d’une femme, de plusieurs hommes âgés, présentés dans différentes figures d’affliction et de chagrin. On peut reconnaître Marie-Madeleine, saint Jean, saint Pierre, d’autres apôtres sans doute qui veillent le corps, dans cette scène que ne raconte aucun texte biblique. L’effet de présence monumentale tient à la puissance de la lumière crue qui se découpe sur un fond sombre, à la vérité de l’anatomie, à la vraisemblance des attitudes qui placent le spectateur face à la réalité nue d’un corps mort.
Peindre c’est cela, rien que cela et tout cela : mettre le spectateur face à l’évidence du monde, dans sa crudité, dans sa matérialité. Ceci est un corps mort ! La peinture ne dit rien de plus, à chacun d’imaginer, de croire, d’inventer ce qu’il veut, à partir de ce qu’il voit.
Et la peinture religieuse catholique, telle que l’a définie le Concile de Trente en 1563 dans ce grand mouvement de la Contre-Réforme, reste, dans une certaine mesure libre de ses moyens plastiques pour montrer au fidèle, des scènes de l’histoire sainte, des figures de la grande famille catholique, notamment Jésus, Marie et de très nombreux saints.
Entre 1988 et 1995, le peintre Ernest Pignon-Ernest a collé à Naples sur des murs d’église, au carrefour des rues, des dessins à la pierre noire et des sérigraphies inspirés de ce tableau du Caravage et d’autres scènes de la peinture classique. Sans bruit, clandestinement ou presque, il a poursuivi dans l’espace public l’entreprise de désacralisation des figures saintes lancée par le peintre il y a quatre siècles.
Pour placer le passant, au détour d’une rue, face au surgissement d’un personnage, d’une histoire. Pour créer une rencontre, toujours inattendue. Pour nous faire croire à la vérité de ce qui est devant nos yeux car, comme le disait Gilles Deleuze : « Le fait moderne, c’est que nous ne croyons plus en ce monde. Nous ne croyons même pas aux événements qui nous arrivent » (Cinéma 2. L’Image-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 223).
Et la peinture, l’art, de Caravage comme d’Ernest Pignon-Ernest, vient justement nous aider à prendre ce monde au sérieux. A y croire. Vraiment.
Paul-Louis Rinuy