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Au ciel et sur la terre
Jean-Luc Nancy

Jean-Luc Nancy est philosophe. Il a fait de « petites conférence » à Montreuil, en banlieue parisienne, à des enfants d’origines sociales et religieuses différentes. Elles rendent sa pensée, qui est parfois difficile à saisir, accessible aux adultes. Dans cet extrait il dit Dieu et la foi par-delà les religions (1).


Le Juste, l’Amour, le Miséricordieux. Voilà finalement ce que c’est que le ciel, ou le céleste, au sens du divin. Cela nous ramène bien à l’image du ciel, c’est-à-dire le fait que, au-dessus de la terre, s’ouvre une dimension, qui n’est même plus une dimension, qui est l’ouverture, grande ouverte, et sans fond. Il n’y a rien à voir au fond de ce ciel-là, comme il n’y a rien à voir pour nos yeux physiques au fond du ciel. Il n’est pas question d’envoyer des sondes ou d’ouvrir des télescopes. Il n’y a à voir, ou à savoir, ou à comprendre, à sentir qu’il y a cette dimension d’ouverture. À ce point-là, au moins pour le moment, on peut dire qu’il importe peu d’être croyant ou non croyant. Il importe peu d’appartenir à une communauté religieuse, ou à une autre, ou à aucune. Bien sûr, après, cela importe, et il y a des tas de choses à dire. Mais au point où j’en suis, je dirai que cela n’importe pas, mais ce qui importe, c’est de comprendre que ce qui est en jeu là-dedans, c’est l’impossibilité de refermer cette ouverture. C’est-à-dire l’impossibilité d’être un homme comme on peut être une pierre, un arbre, peut-être aussi un animal. (…) Être homme, c’est être ouvert à infiniment plus qu’être simplement un homme. Je veux bien évidemment dire une femme ou un homme.

Alors, vous allez me dire : « C’est une idée générale, je comprends bien ce que vous dites. On peut l’appeler, Amour, Justice, Miséricorde, et toute cette ouverture. » (…) Vous allez me dire que tout ça, ce ne sont que des idées. Pourquoi l’appeler dieu ? (…) Parce que cela, cette dimension d’ouverture et de dépassement, il ne suffit pas en effet de l’appeler de ces noms abstraits, que sont Amour, Joie, Miséricorde ou Justice. À cette dimension, il faut en effet pouvoir s’adresser, se rapporter. S’adresser, se rapporter, pourquoi ? Pour y être fidèle.

Qu’est-ce que c’est qu’être le plus soi-même qu’on peut, et donc le plus homme qu’on peut, sinon être fidèle à ce dépassement infini de l’homme par l’homme, ou à cette ouverture ? Être fidèle au ciel, au sens que j’ai dit. Cette fidélité, on peut comprendre qu’elle puisse se présenter comme la fidélité à quelqu’un, tout comme l’infidélité, c’est le mot « foi », du latin fides, et ce mot est exactement le même mot que « fidélité », et est présent dans le mot « confiance ».

La foi est le rapport de fidélité. Par conséquent, en tant que rapport de fidélité à, elle prend la forme de fidélité à quelqu’un qui n’est pas quelqu’un du monde, et qui par conséquent n’est pas non plus une autre personne hors du monde, mais qui est ce que j’ai dit, mais ce que j’ai dit en tant qu’on s’y rapporte selon cette fidélité. Cela, la foi, la fidélité, la confiance, cela n’a, d’une certaine façon, rien à voir avec ce qu’on appelle la croyance.

(…) Et la croyance à affaire avec ceci. Par exemple, je crois que maintenant il fait beau dehors. C’est une supposition, il faut que j’aille voir dehors pour savoir si c’est vrai. Si en revanche, je dis : « Je ne sais pas comment il fait dehors, mais je suis fidèle à l’idée qu’il fait beau dehors. (C’est absurde !) Par conséquent, je sortirai en chemise, je ne prends pas de vêtement ni de parapluie. » Oui je prendrai un très grand risque, c’est idiot. Mais c’est justement cela la fidélité. La fidélité, cela ne consiste pas à croire, donc à supposer que, d’après certaines connaissances qu’on a, on imagine que ce sera conforme à ce que je crois. La fidélité, c’est justement ne pas savoir du tout ce qu’il en est. Quand on est fidèle à quelqu’un, on ne sait pas au fond ce qu’il en est de cette personne ni ce qu’elle sera dans la suite de sa vie. Mais, si on lui est fidèle, on lui est fidèle, sans savoir. (…) On peut dire au moins que dans le nom de dieu et dans le nom de dieu comme ce qui serait le céleste, il y a au moins ceci, l’indication de la possibilité, peut-être de la nécessité, d’être fidèle sans aucun élément de savoir ou de demi-savoir, donc de croyance, d’être fidèle à ce que j’ai appelé ici l’ouverture, sans laquelle nous ne serions peut-être même pas des hommes, mais simplement des choses parmi les choses, à l’intérieur du monde fermé lui-même.

Jean-Luc Nancy, mis en ligne le 24 février 2022
Peintures de Jakob Weidemann

1- Jean-Luc Nancy Dieu, La justice, L’amour, La beauté Quatre petites conférences – Bayard 2009 / Retour au texte