" Tu viens en frère universel "
Sainteté, Pape François,
Permettez-moi tout d’abord de vous tutoyer ; non par familiarité, mais par proximité et affection, comme nous tutoyons ce Jésus de Nazareth dont tu es le vicaire.
Tu viens en Terre Sainte, en pasteur, en rassembleur œcuménique de ceux qui se réclament du Christ, en frère de ceux qui se réclament d’Abraham, en apôtre de la paix.
Mais tel que nous te connaissons, tu viens aussi en frère universel de tout un chacun, abstraction faite de sa croyance ou idéologie, pourvu qu’il croit
en l’homme, puisque " la gloire de Dieu c’est l’homme vivant ". Ce n’est point par hasard, en effet, que tu as choisi le nom de François à la suite de
François d’Assise qui fut le premier dans les temps modernes à réinventer la notion de " frère, fraternité " et à l’imposer, y compris à l’institution
ecclésiastique de son époque.
Oui, cette terre est sainte ; elle résonne encore du Sermon sur la montagne, des chants des prophètes de l’Ancien Testament et des pas du Prophète Mahomet
lors de son voyage nocturne vers les cieux.
Paradoxalement, on pourrait aussi dire, avec le malicieux écrivain palestinien Emile Habibi, qu’elle est particulièrement sainte, parce qu’elle fut sanctifiée par
tant de sang humain versé lors de conflits parfois menés au nom de leur foi, et notamment celle des trois religions abrahamiques.
" La nécessité impérieuse de la justice "
Or l’abrahamisme abstrait ne prouve rien, tu le sais mieux que quiconque : il fut brandi par certains pour justifier leur droit de propriété exclusif sur
la terre ; il fut invoqué, ces dernières décennies, par différents dirigeants politiques comme argument fallacieux. Souvent, les dominants s’en sont servi
pour réduire au silence les dominés, et parfois, les dominés pour mendier la charité des dominants. De plus en plus, les fanatiques de toute obédience s’en
servent pour s’autoproclamer Gardiens du temple, uniques détenteurs de la vérité monothéiste. Cela s’imposera à toi, lorsque tu célébreras la messe à Bethlehem,
avec ses rues désertes, à l’ombre du Mur de Séparation (!), plutôt d’exclusion - voire de ségrégation - et que tu entendras sans doute l’écho des massacres
perpétrés à proximité par des Jihadistes écervelés. Sans actes authentiques, l’abrahamisme ne peut être que vain, aussi vain que les valeurs de démocratie
ou de paix, dans la bouche des puissants. Plus que jamais, l’appel de l’archevêque Oscar Romero, si proche de toi, reste d’actualité :
« Le monde des pauvres, dit-il dans l’un de ses derniers discours prononcé en 1980 à l’université de Louvain, nous enseigne ce que doit être l’amour chrétien, qui
cherche bien sûr la paix, mais qui démasque le faux pacifisme, la résignation et l’inaction. Le monde des pauvres nous enseigne que la sublimité de l’amour chrétien
doit passer par la nécessité impérieuse de la justice pour les masses et ne doit pas fuir la lutte honnête. »
Cette terre sainte d’Orient est plus que jamais à feu et à sang ; avec pour foyer principal mais non exclusif l’injustice imposée au peuple palestinien,
occulté au nom de l’abrahamisme, de la démocratie et de la lutte contre un terrorisme que chacun accommode à sa sauce.
Des chefs obsédés par la pouvoir
Le brasier de l’incendie si situe actuellement en Syrie, pays autrefois connu pour son pluralisme, sa tolérance, son sens civique. Mais le feu brûle aussi en
Irak et jusqu’aux confins de la Péninsule arabique ; et il couve au Liban, en Jordanie et ailleurs. Tel est le résultat de la déstabilisation permanente de la région
depuis la Grande guerre.
A l’intérieur de chacun de ces pays, il est nourri par la volonté de domination de régimes et de chefs de communautés obsédés par le pouvoir ; mais aussi par
l’appât du gain des groupes dominants économiquement et par l’inconsistance narcissique des élites intellectuelles. C’est ainsi que les aspirations de la jeunesse
syrienne réclamant dignité, liberté et justice bref la citoyenneté ont été noyées dans le sang par le régime, directement ou de façon insidieuse grâce à la complicité
criminelle d’élites prétendant parler au nom du peuple.
Mais le feu est attisé de l’extérieur par le jeu géostratégique des puissances régionales et internationales. Faisant fi des intérêts du peuple syrien,
les deux camps en présence (soit le camp occidental allié aux monarchies wahhabites en mèche avec les gouvernements turc et israélien contre le camp oriental
comprenant la Russie et l’Iran) se livrent une guerre sans merci afin d’imposer leur domination stratégique et monopoliser les richesses du sous-sol.
Avec la complicité de leurs partenaires syriens, régime et opposition armée soutenue par l’Etranger, les deux camps ont livré le peuple syrien aux extrémistes
de tout acabit et en toute connaissance de cause. En même temps, tous ces acteurs, y compris le camp occidental, ne cessent de se réclamer de la démocratie, de
la liberté et des droits de l’homme et des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Un gigantesque défi
Pauvre de toi, cher Pape François, qui t’imposes ce gigantesque défi d’affronter ces instincts de puissance ainsi déchaînés. Tu viens dépourvu de divisions
armées, fort de ta seule parole et de l’exemple du Galiléen; ce Galiléen que le poète palestinien Mahmoud Darwiche, pourtant agnostique, reconnaît comme son
" frère de lait ", comme " rédempteur ", comme " le plus beau parmi les martyrs ".
De toi, nous attendons de démasquer le jeu hypocrite des puissants se réclamant abusivement d’Abraham ou de la démocratie. D’affirmer les valeurs universelles
de l’Evangile, surtout face à ceux qui, ici même, se disent héritiers de la civilisation chrétienne. Il est fort urgent de porter secours aux réfugiés,
aux blessés, aux sans abris, à ceux qui subissent humiliation, massacres et viol… Mais ce geste indispensable de solidarité ne saurait être efficace que si
les voies de la paix sont aplanies. La solidarité avec les chrétiens de la région passe aussi par là : ils sont d’abord des citoyens.
Un enjeu planétaire
La Terre Sainte, qui englobe en fait la totalité du Proche-Orient, n’est point le centre du monde - narcissicisme mis à part. Mais l’enjeu qui s’y joue
concerne toute l’humanité : il est planétaire, car décisif pour la figure du monde que nous voulons construire pour les générations futures. Par son histoire,
sa symbolique religieuse comme berceau du monothéisme, sa diversité culturelle et ethnique, ses imbrications dans les problématiques globales du monde
moderne, telles le dialogue interreligieux, le développement ou la démocratie, son avenir annoncera celui qui sera réservé à l’ensemble de nos héritiers.
Cher Pape François, que l’esprit du Poverello d’Assise t’accompagne. Au mépris de la gloire, de la richesse, de la beauté et des succès de toutes sortes
dont il disposait, il a opté pour Dame pauvreté, se faisant le Frère de tous, y compris celui des animaux et de la nature. Il a même refusé le pouvoir à
l’intérieur de son propre ordre. Aurait-il eu sa place dans ce monde moderne qui ne croit qu’au Veau d’Or sous toutes ses formes ?
Puisse l’Esprit te donner la force de marcher sur ses pas, pour mettre fin à la tragédie que nous vivons depuis si longtemps dans la région, et nous sauver de la
sauvagerie innommable qui sévit sur cette terre de Syrie si étroitement liée à la nouvelle naissance de Paul de Tarse.
De tout cœur, nous sommes avec toi, François !
Boutros Hallaq
Scuptures de Pierre de Grauw