Liberté d’expression et liberté de ne pas voir (2)
Faut-il le redire ? Dans les États de droit modernes qui ont séparé, sous des formes diverses, la religion et l’État, la liberté d’expression, y compris celle de brocarder, de réfuter, de caricaturer les religions, leurs croyances et leurs représentants, ne saurait être limitée par le droit. Pour ces États, le “blasphème” – l’offense à Dieu, à ses prophètes et à ses représentants – n’existe tout simplement plus, et la plupart l’ont aboli dans leur droit public. Subsistent des notions comme le “trouble à l’ordre public” ou l’ “incitation à la haine”, mais on devine les difficultés d’appréciation quand elles sont invoquées dans un procès.
Dans la tribune qu’Olivier Mongin et moi-même avons publiée dans Le Monde du 4 novembre, nous avons rappelé fermement ce principe. Mais nous disions aussi, d’une part, que nul ne devrait être obligé de voir ce qu’il n’a pas envie de voir, ce qui le blesse. Or on sait combien dans un monde dominé par le règne et la démultiplication des images (et les avantages matériels !), c’est devenu difficile sinon impossible. D’autre part, nous rappelions que celui qui use de la liberté d’expression n’est pas dispensé de son usage responsable, c’est-à-dire d’évaluer ses conséquences et les réactions dont elles pourraient faire l’objet. On sent bien qu’on est sur le fil du rasoir ici, et sans surprise, l’accusation n’a pas manqué de surgir : vous voulez restreindre la liberté d’expression !
Instrumentalisation de la liberté d’expression
par une vague fondamentaliste
Ceux qui ont caricaturé le prophète de l’islam pour dénoncer la violence de l’islam avaient pour cible – ils l’ont dit, on s’en doute bien et on les croit volontiers – seulement les islamistes intolérants et violents, ceux qui commettent des crimes et des attentats aveugles en les justifiant par des citations du Coran. À l’heure d’internet et du portable, est-ce imaginable ? A l’instant même où une image devient “virale”, elle est aussi portée au bout du monde et susceptible de scandaliser des millions d’individus et d’exciter des foules, a fortiori quand les pouvoirs religieux et politiques – souvent les mêmes ou fortement liés – s’en emparent et l’utilisent à des fins propres qui n’ont pas grand-chose de religieux.
La configuration de l’islam mondialisé est hélas exemplaire sur ce point. “Les islams” (ce mot est plus juste) sont en effet traversés depuis quatre ou cinq décennies par une grande vague fondamentaliste et intégriste, qui a fini par cristalliser dans deux organisations combattantes, d’abord Al Qaïda (en Afghanistan) puis Daesh (en Irak). Ces deux “armées”, qui se nourrissent de discours mythiques sur les origines de l’islam, ont exporté leur combat dans le monde entier. Même si l’on y ajoute une frange de “salafistes” extrêmement fanatisés et susceptibles de passer à l’acte en groupe ou individuellement, que représentent ces tueurs, sur les 1,8 milliards de musulmans ? 1%, 2%, 3% ? Peu importe : leurs actes ont des répercussions émotionnelles et déstabilisatrices incommensurables dans les démocraties où règnent la liberté d’expression et les autres libertés qui portent atteinte, selon eux, à la “loi de Dieu”.
« La mondialisation heureuse de la liberté d’expression est un mythe dangereux. »
Les “simples musulmans”, habitants d’une zone du monde allant du Maroc à l’Indonésie ou dans un des très nombreux pays d’immigration du Nord où vivent des croyants musulmans, n’ont rien à voir avec cette violence. On oublie trop le fait massif : l’islam reste une religion de pauvres, ou du monde pauvre : pauvres matériels et culturels, souvent illettrés ou ne possédant pour seul bagage qu’une culture coranique apprise à l’école du même nom, et du fait même une vie guidée et consolée par le seul Coran, ou éclairée par le seul Prophète, le “beau modèle” pour vivre et mourir. Comment ne pas comprendre que des caricatures extrêmes de ce dernier créent colère, indignation et fureur quand les reçoivent de plein fouet des croyants qui les prennent au premier degré, pour qui l’image dit la réalité, et donc atteint directement la personne du Prophète ainsi que ceux qui le suivent dans ce qu’ils ont de plus “sacré” ? Comment ne pas comprendre aussi que des pouvoirs politiques souvent corrompus comme des agitateurs religieux pour qui la fin justifie les moyens se saisissent – y compris chez nous – de l’émotion créée pour mobiliser les croyants en leur faveur, en leur montrant les caricatures s’ils ne les ont pas encore vues et en attisant leur désir de vengeance ?
Responsabilité donc, de ceux qui écrivent et dessinent. Mais comme le disait Samuel Paty (Le Monde du 19 novembre), “faut-il ne pas publier ces caricatures pour éviter la violence ou faut-il publier ces caricatures pour faire vivre la liberté ?“ Le dilemme est réel. Du moins faut-il avoir conscience que la “mondialisation heureuse“ de la liberté signifiée par les caricatures est un mythe dangereux tant qu’il y aura des organisations comme Al Qaida ou Daesh, prêtes à tuer partout pour tuer cette liberté.
Jean-Louis Schlegel, décembre 2020
Peinture de Eric Mignom
1- Source : Chrétiens de la méditerranée, 9 décembre 2020 / Retour au texte
2- Les sous-titres sont de la rédaction / Retour au texte