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Ce n’est point de nous seulement
Poème de Paul Claudel - Sorges Chemin de Croix




Seigneur, ce n’est point de nous seulement qu’il s’agit, c’est de Vous-même.
À nous qui sommes pères de petits enfants quand Vous dites que Vous êtes le Père suprême,
Comment voulez-vous que nous comprenions, sinon de la manière la plus humble et la plus littérale,
Et puisque Vous êtes vraiment Notre Père, comment croire que vous nous vouliez aucun mal ?





Nous qui sommes pères de petits enfants, lorsque l’un d’entre eux est malade,
Le pain est comme empoisonné pour nous et le goût du vin est fade.
Et si cette chose arrivait que je ne veux même pas dire,
C’est nous-mêmes dont le corps et l’âme se séparent et qui savons ce que c’est de mourir.






Et pourtant il est vrai que nous ne sommes leur père et mère que par hasard.
C’est Vous, pour qu’ils soient Votre ressemblance à jamais, par un acte particulier de Votre vouloir,
Nommant du fond de votre Éternité bien doucement leur nom, qui les avez suscités du Néant,
Et qui êtes non seulement une fois leur Père mais qui ne cessez de l’être à tout instant.




Et la preuve que c’est vrai et que Vous savez, Vous aussi, ce que c’est un Père,
Et que Vous êtes capable de mourir, Vous aussi, et que c’est Votre affaire,
Ces mains, quand on voudrait s’en servir, clouées, et ce fiel goutte à goutte qu’il faut boire,
C’est la croix où, quand nous Vous cherchons, il n’y a qu’à regarder pour Vous avoir !






Si Vous n’étiez que Dieu, il n’y aurait pas moyen avec Vous de s’expliquer,
Mais Vous avez passé par là, Vous aussi, expert de ce que nous avons supporté ;
Et certes au point de vue de l’Éternité, c’est peu de choses que nos maux présents,
Mais Vous voyez que tels qu’ils sont, Seigneur, ils nous paraissent suffisants !





« Mon frère ne serait pas mort », dit quelqu’un que Vous louez, « Seigneur, si Vous aviez été là ! »
Ayez pitié de ces yeux presque éteints qui Vous cherchent et ne Vous voient pas !
Ces fils que Vous Vous êtes faits, Seigneur, est-ce qu’ils ne Vous regardent pas ?
Et s’il est vrai que quand ils souffrent on n’est pas différent de ceux qu’on aime, Ayez pitié de nous, Seigneur, à cause de Vous-même !


Paul Claudel
Poèmes de guerre, 13 mars 1916