De ces années obscures, je garde le souvenir d’une minute de ravissement tel que je n’en ai jamais connu depuis. Doit-on dire ces choses ou les garder pour soi ? Il y eut un moment, dans cette chambre, où levant la tête vers la vitre, j’aperçus le ciel noir dans lequel brillaient quelques étoiles. Quels mots employer pour décrire ce qui échappe au langage ?
Cette minute fut peut-être la plus importante de ma vie et je ne sais qu’en dire. J’étais seul dans une pièce sans lumière, et le regard levé vers le ciel j’eux ce que je ne puis appeler qu’un élan d’amour. J’ai aimé en ce monde, mais jamais comme en ce court moment, et je ne savais qui j’aimais. Pourtant je savais qu’il était là et que me voyant il m’aimait aussi.
Comment cette pensée se fit-elle jour dans mon cerveau ? Je n’en sais rien. J’étais sûr que quelqu’un était là et me parlait sans paroles. Ayant dit cela, j’ai tout dit.
Pourquoi faut-il écrire que dans aucun discours humain je ne retrouvai ce qu’il me fut donné de ressentir, le temps de compter jusqu’à dix, alors que j’était incapable de former trois mots intelligibles et que je ne me rendais même pas compte que j’existais ?
Pourquoi faut-il écrire que j’oubliai cette minute pendant des années, que le torrent des jours et des nuits l’effaça presque de ma conscience ? Que ne l’ai-je gardée dans les heures difficiles ! Pourquoi m’est-elle rendue maintenant ? Qu’est-ce que tout cela veut dire ?
Julien Green
Détail de La nuit étoilée de Van Gogh
1- Extrait de Partir avant le jour, La pléiade Œuvres complètes, pages 653-654 / Retour au texte