Analyse du sous-développement et problématique du développement
Le sous-développement ne s’explique pas par le retard technique.
L’explicitation du concept se fait habituellement par le constat d’absence dans les pays sous-développés, des techniques les plus élémentaires dont le citoyen des pays industrialisés n’imagine pas qu’elles puissent lui manquer. Le vrai problème est de comprendre qu’avant d’entrer en sous-développement les peuples qui sont menacés d’en mourir ont vécu pendant des millénaires en trouvant à satisfaire leurs besoins de nourriture, de protection, d’organisation, d’intelligence du monde et de leur destin. Avant il y avait donc un développement mais autre que celui qu’imposent les sociétés techniciennes. Le « retard » se réduit donc à un rapport de force : les sociétés les plus puissantes imposant leurs manières de penser l’évolution de l’humanité.
De fait,- les sociétés européennes ont progressivement imposé leur « modèle » à partir du XV°s non seulement en y organisant le pillage de ce qui deviendra le 1/3 monde, mais en s’y établissant dans une position de domination. C’est donc dans ce mécanisme de « domination-dépendance » qu’il faut chercher l’explication originelle du sous-développement : les centres industriels organisant le reste du monde en fonction de leurs propres intérêts.
Le pouvoir idéologique de la société dominante annule et ridiculise la sagesse et l’expérience transmises par les traditions : En raison de leur détermination par l’extérieur sans possibilité de maîtrise, les sociétés dominées ne peuvent plus éviter les évolutions de dégénérescence voire de clochardisation généralisée. La décolonisation des années 60 souvent vécue par les peuples dépendants comme une reconquête de leur dignité ou de leur identité a souvent caché le jeu des groupes politiques qui avaient intérêt à se maintenir sur les chemins de la dépendance : les crises et coups d’Etat qui en résultent témoignent de la difficulté de rendre compatible la constitution d’un pouvoir fort et la mobilisation volontaire des populations.
Quelle qu’elle soit, l’idéologie des pays en voie de développement (socialisme ou libéralisme ou dictature…) ne change pas grand-chose sur le fond, aux mécanismes de domination et à leurs effets destructeurs. La prise de conscience des problèmes écologiques aux dimensions du monde,devrait sans doute contribuer à l’appréhension des effets économiques, sociaux et culturels qui se sont révélés au long des siècles sur l’industrialisation du centre et la colonisation consécutive de la périphérie... structurant et sacralisant les sociétés dans l’inégalité.
L’opinion publique des pays industrialisés a commencé à découvrir la réalité du sous-développement dans les années 60 avec le lancement de la F.A.O. On découvrit que « la lutte contre la faim c’est le développement ». L’observation oblige à constater que la structuration des groupes humains dans l’inégalité est « dans la nature des choses ». De plus, la sacralisation des contraintes sur lesquelles se construisent les sociétés est la condition de leur pertinence ou de leur imposition.
Le développement est un processus de restructuration des sociétés ; il suppose la réappropriation d’une part de pouvoir.
La formation de l’opinion publique des pays industrialisés est la condition de la transformation du système global. Tout le monde commence à se rendre compte que la coexistence d’une minorité d’« élite » qui gaspille une ressource rare et d’une majorité qui manque du nécessaire sera, à la longue, insoutenable. Les hommes pressentent qu’il leur faudra s’autodiscipliner pour survivre. Il faudra aussi passer par une meilleure connaissance de la nature pour son exploitation raisonnable. La solution aux problèmes est à rechercher dans l’organisation de la société mondiale et non pas dans le repliement sur soi et la défensive. Il ne faut pas trop attendre des pouvoirs publics mais plutôt des militants associés aux partenaires du 1/3 monde pour de la conscientisation. La restructuration de la vie internationale passe par la transformation des structures mentales.
L’ordre des choses ne peut être transformé que par la force ou par l’action persévérante d’une minorité agissante. On est encore loin de constituer un « groupe-humanité » tellement sont fortes les « frontières » en tous domaines, nationalistes ou autres. Pour les « ouvrir » il faut que se réalisent progressivement des prises de conscience que l’opinion publique est un contre-pouvoir plus puissant que les forces armées ou économiques et que l’information généralisée donne les moyens d’user du droit de participer à la vie collective. Il faut aussi que soient remises en question les certitudes intériorisées, qui sont le 1°obstacle aux transformations des relations.
La construction volontariste d’un nouveau système de rapports entre les peuples et les groupes humains devient la condition de l’existence humaine. Dans ces temps modernes les 2 systèmes de régulation des rapports sociaux : la négociation ou la planification centralisée devront s’équilibrer pour une construction concertée de systèmes d’obligations. C’est la proposition mondiale d’instaurer un nouvel ordre économique international qu’ont fait les pays non alignés en 1974 : tâche impossible et pourtant nécessaire car la loi du laissez-faire aboutit à la domination du fort sur le faible (cf Lacordaire). Cependant de nombreuses conventions réussies ont démontré que les intérêts apparemment contradictoires au départ deviennent complémentaires à la longue. Il y faut une négociation permanente pour une redistribution des ressources, des productions et des pouvoirs au niveau mondial, car les politiques volontaristes pour des développements séparés seraient plus onéreuses que celles qui visent à la coordination des efforts au service des besoins de tous.
« Le Développement » : tâche de l’Église
Elle a un rôle à jouer dans la libération des populations qu’elle a longtemps conduites ou contraintes à la résignation. Car, arrivée avec les marchands, les colons ou les militaires, en collusion ou en compétition avec eux, l’Eglise est intervenue qu’elle le veuille ou non dans la perturbation des traditions ou des structures religieuses et sociales de ces peuples asservis. Elle a aussi un rôle à jouer dans la conscientisation et la formation de l’opinion publique des pays industrialisés dont dépend pour une bonne part la nécessaire transformation du système global. Elle a enfin un rôle à jouer en tant qu’autorité morale planétaire dans la négociation des contradictions de la société mondiale en construction.
« Changer le monde » : c’est par cette expression que le Père Lebret évoquait l’ampleur du combat pour le développement… suggérant dans la formule
« développement = révolution solidaire » d’ordonner la « révolution » à la réalisation de la solidarité. On retrouve cette proposition dans l’encyclique « Populorum progressio » de Paul VI en 1967, dont le même L.J. Lebret fut l’inspirateur. Elle y encourage l’évolution, au sein de l’Eglise, d’une action essentiellement caritative et souvent palliative à une action politique finalisée vers la transformation du système international. Mais beaucoup y ont vu une contradiction avec la « mission propre » de l’Église. Pourtant le synode de 1971 sur « la justice dans le monde » y insiste faisant de la participation à la transformation du monde, « une dimension constitutive de la prédication de l’Évangile qui est la mission de l’Église, au service des plus pauvres »… même si, des courants actifs dans ce sens, (théologie de la libération, actions pour le développement, réseaux internationaux de militants chrétiens ou non…) sont souvent récusés comme idéologues, révolutionnaires, déviant et rêveurs.
Jacques Bruneau,
mis en ligne novembre 2022
1- Changer le monde – une tâche pour l’Église, Vincent Cosmao – Editions du Cerf 1979 / Retour au texte