Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à "Ethique et politique" Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

Charles Péguy nous parle

Charles Péguy publie dans les Cahiers de la Quinzaine du 26 avril 1914 un texte de réflexion philosophique à partir des œuvres de Bergson et de Descartes. Il s’agissait pour lui d’éclairer la querelle de l’époque entre l’intellectualisme et l’intelligence.

En lisant ce texte, on ne peut s’empêcher de réfléchir à la pauvreté du débat intellectuel qui se met en scène dans certains médias, aujourd’hui. Mais plus largement ce texte nous aide à prendre conscience des dangers que nous font courir nos désirs d’avoir raison, nos envies de réduire nos « adversaire », le plaisir imbécile de prononcer des jugements définitifs.

Introduire une inquiétude, ouvrir un ébranlement sont au cœur même de la pensée philosophique. La question de la place que nous laissons à nos adversaires est au centre de la façon que nous avons de vivre ensemble.

(0) Commentaires et débats

« Une grande philosophie n’est point une philosophie sans reproche. C’est une philosophie sans peur.
Une grande philosophie n’est pas une dictée. La plus grande n’est pas celle qui n’a pas de faute.
Une grande philosophie n’est pas celle contre laquelle il n’y a rien à dire. C’est celle qui a dit quelque chose. Et même c’est celle qui avait quelque chose à dire. Quand même elle n’aurait pas pu. Le dire.
Ce n’est pas celle qui n’a pas de de défauts. Ce n’est pas celle qui n’a pas des vides. C’est celle qui a des pleins.
Il ne s’agit pas de confondre. C’est dans les écoles qu’il s’agit de confondre. Il ne s’agit même pas de convaincre. (…)

Confondre l’adversaire, en matière de philosophie, quelle grossièreté. Le véritable philosophe sait très bien qu’il n’est pas institué en face de son adversaire, mais qu’il est institué à côté de son adversaire et des autres en face d’une réalité toujours plus grande et plus mystérieuse.
En cela, même le véritable physicien aussi le sait. Qu’il n’est pas institué en face du contraire physicien, mais à côté du contraire physicien, en face d’une nature toujours plus profonde et plus mystérieuse.
Assister à un débat de philosophie ou y participer avec cette idée qu’on va convaincre ou réduire son adversaire ou qu’on va voir un des deux adversaires confondre l’autre, c’est montrer qu’on ne sait pas de quoi on parle, c’est témoigner d’une grande incapacité, bassesse et barbarie. C’est témoigner d’un grand manque de culture. C’est montrer qu’on n’est pas de ce pays-là. (…)

Une grande philosophie n’est pas celle qui prononce des jugements définitifs, qui installe une vérité définitive. C’est celle qui introduit une inquiétude, qui ouvre un ébranlement.
Le monde n’a peut-être pas suivi la méthode cartésienne et Descartes certainement ne l’a pas suivie. Mais Descartes et le monde ont suivi l’ébranlement cartésien. Une grande philosophie n’est pas celle où il n’y a rien à reprendre. C’est celle qui a pris quelque chose.
Une grande philosophie n’est pas celle qui est invincible en raisonnements. Ce n’est même pas celle qui une fois, une certaine fois, a vaincu. C’est celle qui une fois s’est battue. Et les petites philosophies, qui ne sont pas même des philosophies, sont celles qui font semblant de se battre. (…)

Une grande philosophie n’est pas celle qui est le premier en composition. Ce n’est pas celle qui est le premier en dissertation. C’est dans les classes de philosophie que l’on vainc par des raisonnements. Mais la philosophie ne va pas en classes de philosophie.
Une philosophie aussi n’est point une chambre de justice. Il ne s’agit pas d’avoir raison ou d’avoir tort. C’est une marque de grande grossièreté, (en philosophie), que de vouloir avoir raison ; et encore plus, que de vouloir avoir raison contre quelqu’un. »

Charles Péguy, mis en ligne le 18/05/2022
Portrait de Charles Péguy par Jean-Pierre Laurens (1908)