Extraits du livre
De leur naissance à leur rencontre… quelques jalons
Du côté de Pierre
Je suis né dans un quartier populaire d’Utrecht (le 3 décembre 1921). J’étais le deuxième garçon. Mon frère était mon aîné de trois ans. Après moi, il y eut encore trois enfants : ma sœur Ans, mes deux frères Michel et Jan. Nous occupions, au rez-de-chaussée de l’immeuble un deux-pièces cuisine. J’avais quatre ans lorsque nous déménageâmes au premier étage, dans un appartement plus grand d’une pièce. (…) La pratique religieuse encadrait notre existence comme une activité quotidienne. (…) L’année scolaire, comme la vie familiale, était scandée par les fêtes religieuses. (…) En fait, il importait d’affirmer, dans un pays dominé par le protestantisme et le calvinisme, que le Royaume du Christ était surtout le royaume du Pape ! (…) A l’âge de 11 ans, je déclarai que je voulais être prêtre. Je ne savais pas moi-même exactement pourquoi. Je me sentais à ‘aise à l’église. (…) Piété, sensibilité esthétique, caractère sociable : autant d’indices que les adultes estimèrent suffisants.
Sur les conseils d’un Augustin, prêtre dans leur paroisse, ses parents envoient Pierre poursuivre ses études dans un petit séminaire de cet ordre. En plus des cours, il y découvre la peinture et le modelage : premiers pas vers le sculpteur qu’il deviendra. Il rejoint en 1943, le noviciat des ermites de Saint Augustin et est ordonné prêtre à Nimègue en 1950. L’expérience de la guerre, la persécution des juifs l’ont profondément ébranlé.
En 1950, Pierre est envoyé en France pour y réinstaller, avec quelques confrères, une branche de son ordre absent de France depuis la révolution française. L’archevêque de Paris leur confie la paroisse de Bagneux (Hauts-de-Seine). Il y exerce les fonctions de vicaire en même temps qu’il établit son atelier de sculpteur dans une petite maison proche du presbytère. En 1962, il est nommé supérieur de la communauté de Bagneux. Les recherches de son Ordre, à partir de 1967, pour faire face au mouvement de sécularisation de la société le marqueront pour le reste de son existence.
1967. Dans la grande salle de réunion du couvent de Culemborg, une centaine d’Augustins, les uns en habit religieux, d’autres en costume civil, écoutent dans un silence de plus en plus lourd leur confrère, le père Layendecker, sociologue, analyser le catholicisme hollandais et brosser de la vie religieuse en particulier, de l’ordre augustinien en particulier, un tableau des plus noirs. En guise de conclusion, ce pronostic : « Sincèrement, si nous ne trouvons pas le moyen de renouveler profondément les structures de notre Ordre, si nous n’osons pas remettre en question la vie religieuse telle que nous la vivons… à la fin du siècle, notre Ordre, tout au moins la province hollandaise, sera condamnée à disparaître… Je vous remercie de votre attention. »
1969. Chaque Augustin hollandais a reçu un document dit « LA NOTA », posant des questions essentielles sur la vie religieuse, analysant le poids du passé et le malaise de nombreux confrères, suggérant enfin des voies nouvelles pour le présent et l’avenir. (…) A travers ce texte je comprendrai peu à peu que le monde de Dieu et le monde des hommes ne forment, en réalité, qu’un seul et même espace dans lequel l’état de vie de chacun – mariage ou célibat – s’avère secondaire, car tous y sont habités par le même esprit, animés de la même foi et la même espérance. (…)
Qui n’a pas expérimenté de l’intérieur, la vie religieuse – en particulier la vie augustinienne – ne peut comprendre le caractère révolutionnaire de cette NOTA. Malheureusement, au lendemain de sa publication, seule l’idée d’ouvrir notre Ordre à des gens mariés fait la une des journaux. La presse nationale et internationale ne s’attache qu’au caractère sensationnel et superficiel de l’affaire, omettant de souligner qu’il s’agit là d’une conception nouvelle de la vie religieuse dont la mixité résulte comme une conséquence libre, non comme une nécessité et une règle. La nouveauté courageuse, inattendue, de ce projet déclenche l’enthousiasme des uns, l’inquiétude ou la colère des autres. Quant à moi, j’ai d’emblée accepté « l’invitation » à chercher d’autres voies dans ma vie augustinienne. La NOTA exerce désormais sur ma façon de penser une influence considérable.
Pierre découvre une recherche analogue chez Bernard Besret, un moine cistercien, prieur de l’abbaye de Boquen. Il participe au travail qui réunit religieux et laïcs. En 1972, il rencontre Georgine au sein de la Communion de Boquen, mouvement en quête d’une nouvelle manière de vivre la foi chrétienne.
Du côté de Georgine
Ma mère voulait un mari « distingué, fin et cultivé ». Cette triple condition remplie, l’amour pouvait éclore comme par enchantement. De cet amour je suis née fille, dans une jolie petite ville, chef-lieu d’un petit canton suisse, au milieu d’un petit pays à cheval entre deux cultures : la française et la germanique. En dix ans de mariage, mes parents totalisaient déjà cinq enfants : successivement deux filles, un garçon, une fille et un garçon avaient fait pencher la balance du côté féminin. Avec moi, plus d’espoir qu’elle remonte. (…) Dès ma naissance (en 1934), je fus prénommée Emmanuelle. Les lettres de faire-part étaient déjà imprimées lorsque les quatre sœurs de mon père – célibataires – exigèrent au contraire que l’on couronne la nouveau-née du prénom de l’aînée, morte après une courte maladie, quelques mois auparavant. Il convenait qu’ainsi fût honorée la mémoire de celle qu’on appelait « Georgine » ; par héritage de ce prénom devaient être proclamées bien haut la continuité du renom et la fécondité de la famille. Georgine n’était pas morte : une autre Georgine était appelée à vivre.
(…) Je jouissais d’une réputation d’enfant sage, aimant accomplir jusqu’au bout les tâches de la vie quotidienne. (…) Durant les périodes scolaires, nous nous retrouvions face à face, ma mère et moi, au petit déjeuner. Tandis que mes frères et sœurs, réveillés par la bonne, avaient mangé puis s’étaient rendus à l’école, notre mère était partie assister à sa messe quotidienne. A son retour, je buvais mon lait à la même table qu’elle. Elle n’était pas loquace ; elle lisait le journal ; c’était son exercice quotidien d’allemand ! Elle avait du goût pour cette langue et se sentait fière de sa facilité de contact avec les patients de mon père, médecin, lorsqu’ils ne s’exprimaient qu’en dialecte allemand. (…) Mes parents présentaient sans doute quelques charmes, ne serait-ce que par leur curiosité intellectuelle, leur amour de la littérature et des arts. L’adhésion naïve de mon père aux théories de la droite n’empêchera pas la famille d’identifier le nazisme comme l’ennemi à abattre.
Alors qu’elle approche de ses cinq ans, sa mère met au monde son 7ème enfant (une fille). Georgine, durant son enfance, prend l’habitude de passer inaperçue pour éviter les remarques de sa mère, peu encline à la tendresse. Elle va à l’école chez les ursulines où, très réservée, elle n’est pas heureuse. Elle trouve enfin sa place lorsque, à neuf ans, sa mère décide qu’elle doit apprendre le piano. Elle se révèle d’amblée extrêmement douée. A partir de ce jour, le piano et la musique seront la respiration de Georgine. On aménagera son temps scolaire pour qu’elle suive les cours du conservatoire de piano.
Peu de temps avant la fin des études secondaires de Georgine, une de ses sœurs quitte le berceau familial pour entrer dans un monastère de bénédictines cloîtrées en France. À l’âge où les jeunes filles aiment à se faire courtiser, Georgine a davantage de goût pour une démarche de foi infléchissant toute son existence. Elle pense « avoir la vocation ». Quelques années plus tard, elle suivra sa sœur, en France, chez les moniales bénédictines. Elle n’arrivera jamais à y trouver son propre équilibre. Son comportement, pour ses sœurs, est « exemplaire » cependant, intérieurement pour elle, l’étroitesse de vue de sa communauté lui rend la vie impossible.
Je ne parvenais pas, cependant, à trouver l’argument convaincant à la fois ma raison et mon cœur qu’il fallait dire adieu à cette vie. Pourquoi ? Simplement parce que je commettais la formidable erreur de croire qu’il s’agissait de dire oui ou non à Dieu lui-même. Et le malheur voulut qu’il ne se trouvât personne pour m’éclairer et m’expliquer que Dieu n’était pas un bourreau et que j’avais le droit non seulement de dire tout haut ce que cette vie comportait de trop pénible pour moi, mais d’en tirer la conclusion que tout le monde redoutait : mon départ. Car – je ne le compris que plus tard – personne n’avait intérêt à ce que je quitte cette abbaye où j’avais apparemment bien « fait mon trou ».
Ses supérieures finissent par accepter qu’elle intègre – au moins provisoirement – une autre abbaye, beaucoup plus ouverte, en Belgique. Elle peut y déployer largement ses capacités musicales. Selon les recommandations du concile Vatican II, l’office - chanté jusqu’alors en latin - sera chanté en langue vivante (en l’occurrence le français). On demande à Georgine de s’atteler à cette tâche. Elle va souvent à Paris au Centre National de Pastorale Liturgique. À cette occasion, elle prend des contacts « furtifs » avec la vie dite « du monde ». Elle fait aussi la connaissance de Bernard Besret qui l’invite à participer aux sessions qu’il anime à Boquen…
Elle aura passé 14 ans dans la vie monastique avant de demander officiellement d’en sortir. Elle ne connaît pas encore Pierre. Quand ils se rencontreront quelque temps plus tard, ils ne feront pas tout de suite vie commune. Ils prendront le temps de s’approcher, de mûrir leur décision.
Leur vie commune
Pierre
Par des relations de travail et après plusieurs mois de recherche, Georgine trouve un petit appartement dans le quatorzième arrondissement. Même si je conserve mon domicile officiel à Bagneux, je me sens « chez moi » dans ce logement. (…) La verdure est rare dans le quatorzième arrondissement ; nous nous réfugions, l’été, dans le jardin de mon atelier de Bagneux. Cela ne pose pas de problème vis-à-vis de la communauté qui connaît ma relation avec Georgine et, apparemment, l’accepte. D’accord avec le prieur et l’économe, elle a fait réparer le vieux piano de la communauté et peut y jouer, le week-end, tant qu’elle le désire. Mes confrères l’invitent souvent à table. L’entente règne.
(…) Tout semble donc aller pour le mieux dans le meilleur des mondes… Mais je me trompe !
Si certains de mes confrères m’accordent leur confiance, d’autres secrètement, me critiquent sévèrement. Il est rare, dans la vie religieuse, qu’on ose porter au grand jour une situation conflictuelle, qu’on ose franchement, avec le désir de le comprendre, affronter l’autre. On se tait, on confie son agacement à un tiers plutôt qu’à la personne dont le comportement pose problème. Ainsi j’apprends qu’un de mes confrères a cru bon de se plaindre directement au provincial, et que celui-ci s’apprête à venir lui-même à Paris – d’urgence – pour juger de la gravité de la situation. Je considère, moi, que les choses de doivent pas se passer ainsi. Pour « couper l’herbe sous le pied » de mon confrère et après m’en être expliqué avec lui, j’avertis la communauté que je me rends moi-même en Hollande.
A Utrecht, j’explique alors au provincial que je désire vivre ma relation avec Georgine sans pour autant rompre avec la communauté augustinienne. Il me semble, d’ailleurs, suivre en cela les suggestions de la NOTA… Après avoir écouté très attentivement – mais d’un air très sceptique – il me signifie qu’il est impensable, pour un prêtre-religieux, d’entretenir une relation privilégiée avec une femme ; on peut, certes, avoir des amitiés féminines, « mais de là à envisager une vie commune, dans le mariage ou en dehors, de là à envisager des augustins mariés, il y a loin ! ». Il ajoute : « La NOTA n’était qu’un document d’étude, un recueil de réflexions, sûrement pas un feu vert pour un changement radical de notre Ordre ! » J’aurais pu le prévoir. (…) Pour lui, la Nota ne constitue plus une référence puisqu’elle a été refusée par Rome. Pour moi, au contraire, que ce projet soit venu trop tôt et que les instances romaines en aient empêché la réalisation, ne change en rien à sa visée initiale ni sa valeur.
Pierre et Georgine mettent leur famille au courant de leur relation. Chez Pierre, ses frères et sœurs l’acceptent sans problème. Chez Georgine, cela s’avère plus compliqué.
Il était une fois, au fond d’une vallée sauvage, loin de l’agitation des hommes et des villes, un monastère vaste et impressionnant. Le nom de ce monastère en dit long : Valsainte, Vallée des Saints, Vallée qui mène droit à la sainteté !
(…) Rien d’étonnant à ce qu’un homme prenne le chemin de la Valsainte, demande un entretien au prieur, cherche auprès de lui lumière et réconfort. Mais il se trouve que cet homme est le frère de Georgine et le prieur de la Valsainte est son oncle. Le frère vient confier à l’oncle son inquiétude, son indignation au sujet de sa sœur qui, selon lui, perd son âme dans une relation illicite avec un prêtre religieux ! L’oncle partage l’indignation de son neveu et, pour le bien de sa nièce et son salut éternel, promet de faire le nécessaire : écrire au cardinal-archevêque de Paris afin que celui-ci mette un terme à cette aventure, à ce scandale pour l’Église, ce déshonneur pour la famille !
Et voici qu’un jour, le responsable de le Chapelle Saint Bernard de la gare Montparnasse – où je célébrais régulièrement la messe du dimanche soir – me met en garde :
- L’archevêché de Paris m’a fait savoir que des lettres venant de la famille de Georgine mentionnent ta présence et votre relation illicite dans une communauté parisienne… Bref, ces lettres étaient remplies d’inexactitudes, l’archevêché s’est employé à calmer le jeu, s’appuyant sur le fait qu’aucun scandale n’a été signalé à Saint Bernard. Mais il vaut mieux, pour le moment, que tu ne présides plus l’eucharistie. Contente-toi de prêcher et d’animer. Surtout, ne dis rien à Georgine de ces lettres ni de leur origine !
Quoi qu’un peu inquiet, je suis son conseil, et nous continuons à vivre, Georgine et moi, en paix, comme si de rien n’était. L’affaire pourtant ne s’arrêtera pas là. Le révérend prieur de la Valsainte, insatisfait, cherchera à obtenir, sinon la conversion des pécheurs, du moins leur condamnation ! Quelques mois après cette première alerte, c’est le provincial des Augustins qui m’honore d’une visite imprévue. (…) En fait, il s’aligne sur le comportement de l’Église romaine qu’il finit par me formuler ainsi : « Tu vois, Pierre, pour Rome tu peux vivre en concubinage, avoir une maîtresse, être homosexuel, pourvu que sur ta carte de visite soit indiqué : ‘Monsieur Untel, prêtre catholique – donc célibataire, juridiquement non marié -, le reste est du domaine privé. La confession est faite pour ça : absoudre la faiblesse humaine ! » (…) Moi, au contraire, je reste accroché à l’espoir qu’on peut aménager dans l’Ordre augustinien et dans l’Église une autre voie, faire admettre que l’amour d’une femme n’est pas incompatible avec le sacerdoce et, surtout, pas non plus, selon la fameuse NOTA, avec la vie religieuse.
Le provincial, convoqué le lendemain à l’archevêché de Paris, découvre un dossier de 10 centimètres, plein de lettres écrites par la famille de Georgine. Il demande à Pierre de lui écrire une lettre exposant son désir de quitter l’Ordre et d’arrêter tout ministère presbytéral. Pierre refuse.
(…) En apprenant tout cela le soir même, Georgine pleure de colère, de tristesse et d’indignation.
- Si j’avais été mise au courant du complot que la famille tramait, dit-elle, j’aurais coupé les ponts à temps. Maintenant c’est trop tard. Je ne peux qu’écrire à mon frère et à mon oncle ce que je pense de leur façon d’agir.
Les jours suivants une délégation familiale prendra le chemin de la Valsainte pour sermonner l’oncle trop curieux de la vie privée de sa nièce. En vain, car celui-ci se compare à Jean-Baptiste, dénonciateur des turpitudes d’Hérode, et n’hésite pas, sous les reproches de ses nièces, à s’attribuer la palme du martyre. (…) Je reçois, peu après la visite du provincial, un petit mot du chanoine « chargé des prêtre en difficulté » nous invitant, Geogine et moi, à lui rendre visite à l’archevêché. Cet homme d’Église se met tout simplement à nous plaindre et il ajoute : « Si votre famille n’avait pas agi de la sorte, vous auriez pu continuer comme avant ! » Suffoquée, Georgine le fixe de ses yeux gris-bleu, tout ronds, sans répondre…
Georgine
De l’Église et sa hiérarchie, Pierre et moi n’attendions ni bénédiction ni condamnation. Résolus à poursuivre notre route, nous n’accordions que peu d’importance aux embuches extérieures à nous-mêmes. L’incompatibilité de notre relation avec la discipline ecclésiastique ou la désapprobation de mon milieu familial ne nous préoccupaient guère. Seule entrait en ligne de compte notre aptitude à vivre en s’appuyant sur des goûts et une conception commune de l’existence. Il s’agissait d’abord d’élucider nos possibilités d’expérimenter quelque chose d’autre qu’une vie tracée sur un modèle, si honorable soit-il. Je dis bien « quelque chose », car même l’idée de construire un projet précis nous paraissait inadapté.
Nous avions perdu cette assurance propre aux milieux religieux qui utilisent la foi et son langage comme des instruments à portée de la main, de même nature que les raisonnements les plus courants. Plus nous avancions, plus le sens et le but de l’existence prenaient à nos yeux les traits d’une énigme. Cette science que j’avais crue quasi exacte et à laquelle j’avais voulu recourir en entrant au monastère, je savais maintenant qu’elle n’existait pas et que je ne progresserais plus qu’au travers d’une expérience du réel, aussi large que possible.
(…) Plus que jamais Pierre sculptait, tandis que je travaillais dans la maison d’édition musicale où j’étais entrée grâce à mon ami Jacques Rivière. Pendant quelque temps, j’ajoutais à mon travail salarié des leçons de piano au domicile de jeunes élèves recrutées par le moyen de petites annonces déposées dans les librairies de mon quartier. (…) Ce que nous désirions avant tout, c’était conquérir notre liberté, à tous les niveaux de l’existence, non pas cette liberté que les gens de religion recherchent souvent à travers le détachement des biens de ce monde, mais la liberté d’aller et de venir à la recherche du beau et du bon, sachant que le vrai n’est souvent accordé que par surcroît. Très vite nous avions commencé à voyager (…) Les voyages s’ajoutaient aux voyages, avec le sentiment de commencer et recommencer sans cesse à vivre ensemble. À mon désir, la vie procurait ainsi un accomplissement sans commune mesure avec celui que j’avais connu dans les structures qui s’étaient effondrées sous mes pas.
Sans doute est-ce l’approfondissement de ce sentiment qui, peu à peu, nous amena au mariage. Nous avions trouvé notre « lieu » ; pourquoi ne pas le faire savoir ? Nous n’avions jamais vécu dans la clandestinité. Tout s’était passé au grand jour ; mais nous n’avions pas accepté que la soumission à des règles sociales précédât les étapes de notre vie. (…) Au bout de six ans, l’idée de signifier clairement le type de vie que nous menions ne se présentait plus comme une obligation ou une concession à l’ordre moral établi, mais comme le cachet qui consacre une évidence. Peut-être avions-nous aussi envie de déclarer, face aux méfiances familiales, que nous ne nous contentions pas de rébellions ni d’illusions. La question du rite sacramentel ne se posait pas. L’Église catholique et romaine ne marie jamais un prêtre, à moins qu’il n’ait renoncé explicitement à tout ministère sacerdotal – ce que Pierre précisément refusait. Notre mariage fut donc civil, et nous ne l’avons jamais considéré autrement que comme l’expression ou le signe réel – en quelque sorte efficace – d’un engagement réciproque déjà en acte.
En 1979, l’adhésion de Pierre à la Maison des Artistes avait officialisé son statut de sculpteur professionnel. Son inspiration se développait, sans rupture avec le fondement de sa culture : la bible. Un Augustin venu de Hollande prit la peine, un jour, de pénétrer dans son atelier en s’exclamant : « Tu n’as donc pas changé ? Ce sont toujours des thèmes bibliques ? »
- « Tu t’attendais à ce que je perde la foi ? » rétorqua Pierre.
- « Tu vois, reprit l’autre, ce qu’on te reproche ce n’est pas d’avoir voulu te marier – car qui n’a pas envie de se marier ? – c’est de vouloir continuer comme avant… ! » (…)
Souvent, nous avons eu l’impression que nous aurions moins dérangé en devenant athées.
1- Extraits de la Préface signée Georgine et Pierre. / Retour au texte
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