Deux éclaircissements préalables
Intercommunion, ou hospitalité eucharistique ?
Qu'on la nomme messe (dans le catholicisme), liturgie (dans l'orthodoxie), ou sainte Cène (dans le protestantisme), toute célébration de l'eucharistie
est celle d'une Église précise, et le signe en est qu'elle est présidée par un ministre reconnu par cette Église (1).
Par exemple, le protestant qui décide de participer à la communion dans une église catholique ne communie pas dans une cérémonie interconfessionnelle
ou pluriconfessionnelle, il communie dans une messe catholique. C'est pourquoi on devrait éviter le terme d'intercommunion, porteur d'ambiguïtés.
Une communauté célébrante accueille un frère ou une sœur d'une autre communauté, ce qui se vit alors est une pratique d'hospitalité.
Communion eucharistique et communion ecclésiale.
Quel témoignage apporte la pratique de l'Église des premiers siècles ? Chaque communauté réunie et célébrant en un lieu sous la présidence d'un évêque est
en cet endroit l'Église, elle y est en plénitude (c'est là le sens originel de l'adjectif catholique de notre Credo) l'Église universelle, à condition
bien sûr qu'elle vive en communion avec les autres communautés répandues à travers le monde. Il découle de là qu'il ne peut y avoir en une même cité (2)
deux communautés concurrentes qui pourraient se réclamer toutes deux de l'Église « catholique ».
L'unité entre les Églises locales se manifeste par le fait que lorsqu'un baptisé d'une Église voyage dans une autre cité, il est accueilli lors de la
liturgie dominicale dans l'assemblée des fidèles. S'il est prêtre, il s'assoit avec les autres prêtres sur un des bancs qui entourent la siège de l'évêque.
Ainsi accueilli, il participe de plein droit à tout ce qui se célèbre, donc bien sûr à la communion.
Que se passe-t-il quand quelque part l'élection d'un évêque est contestée, qu'un groupe fait dissidence et se choisit un autre pasteur, et qu'il en résulte
deux Églises concurrentes au même lieu ? C'est malheureusement ce qui s'est passé deux fois à Rome dès le 3e siècle (donc avant même la fin des persécutions),
ou encore pendant plusieurs décennies à Antioche au 4e siècle. Les autres Églises, après avoir fait enquête, ne peuvent alors reconnaître comme Église de Rome
ou d'Antioche qu'une seule des deux communautés. Comment leur jugement se manifeste-t-il ? Tout naturellement on accueille dans l'assemblée liturgique les
envoyés de l'Église et de l'évêque qu'on a reconnus légitimes, on refuse d'y admettre les représentants d'une communauté tenue pour schismatique. Dès ces
premiers siècles, communion eucharistique et communion ecclésiale apparaissent étroitement liées, la première signifie avec force la seconde.
D'où vient que cette discipline, appliquée par les Églises durant des siècles, y compris par les groupes protestants rivaux au 16e siècle, nous paraît désormais
peu satisfaisante ? C'est que nous ne sommes plus (sauf avec les lefebvristes) au temps des ruptures, des initiatives de déchirure, qui justifiaient ce type de
réponse. Même quand nous professons que la réalité la plus profonde de l'Église voulue par Dieu subsiste mieux dans notre communauté (sans cette conviction,
l'honnêteté nous imposerait d'aller voir ailleurs), nous avons appris à reconnaître la valeur des autres, à recevoir les uns des autres, et nous nous sommes
convaincus, nos autorités elles-mêmes le proclament, qu'il existe désormais entre nos communautés une communion incomplète certes, fragile, demandant qu'on
redouble les efforts vers plus d'unité, mais cependant réelle. Un signe de cette communion inachevée mais réelle est la reconnaissance mutuelle des baptêmes.
C'est là l'acquis heureux de décennies d’œcuménisme. Désormais la déchirure n'est plus voulue et revendiquée, elle est subie douloureusement, tout particulièrement
quand le partage d'une même table reste impossible.
La pratique officielle des Églises
Pour les Églises orthodoxes, le lien entre communion ecclésiale et communion eucharistique demeure une obligation à laquelle
on ne peut toucher en aucun cas. Et la communion ecclésiale ne sera vraiment acquise qu'avec une authentique unité de la foi, passant par une pleine compréhension
commune du Credo de l'Église. En attendant, il est du devoir de tout célébrant orthodoxe de refuser en toute circonstance que communie à sa liturgie un protestant
ou un catholique, et il est exclu qu'un fidèle orthodoxe communie dans une Église séparée. Cela est ressenti douloureusement non seulement par les fidèles ainsi
rebutés mais aussi par le prêtre contraint de refuser, mais cette douleur même est considérée comme positive, comme présentée à Dieu en signe d'obéissance et d'espérance,
sur le chemin de l'unité. Le partage d'une unique eucharistie ne viendra qu'au terme, en signe parfait de l'unité retrouvée.
Du côté protestant, les Églises luthérienne et réformée notamment, qui constituent désormais en France une Église protestante
unie, ont au contraire pris l'habitude, lorsqu'elles célèbrent la sainte Cène, d'inviter à participer toutes les personnes présentes qui croient en Jésus Christ.
Elles séparent la communion au Corps et au Sang du Christ de toute allégeance à la confession qui célèbre. Cette large ouverture, qui est assez récente, a été
probablement favorisée par le fait qu'aux yeux de nombreux théologiens protestants les structures institutionnelles de l'Église sont une œuvre humaine nécessaire
au bien-être de l'Église, réalité spirituelle, mais ne relèvent pas de l'être même de l'Église. Dès lors se situer à l'intérieur ou à l'extérieur de l'institution
dans laquelle se déroule la célébration devient moins significatif. Je ne puis cependant m'empêcher de penser que cette ouverture générale produit de la confusion
et de l'illusion. Je reste marqué par la leçon de nos premiers ancêtres : le partage constant et sans problème de la communion signifie que l'unité est réalisée.
Or elle ne l'est pas aujourd'hui, même si elle est l'objet d'efforts, de prière et d'espérance.
L'Église catholique romaine, attentive comme l’Église orthodoxe à la portée ecclésiale
de l'eucharistie, n'accepte pas dans le principe cette déconnexion entre communion ecclésiale et communion eucharistique. Elle ne pratique donc pas de manière
habituelle et générale l'accueil des autres chrétiens à la table eucharistique. Elle conçoit cependant que certaines circonstances justifient d'offrir cette
hospitalité, sans allégeance de leur part, à des frères chrétiens particulièrement proches ou privés des sacrements de leur confession par l'éloignement. La
Commission épiscopale française pour l'unité a défini ainsi en 1983 les conditions qui rendent possibles l'accueil de protestants : « Dans le cas où des prêtres
et des fidèles catholiques accueillent des frères protestants à la table eucharistique, une hospitalité authentique suppose de la part de ces derniers un réel
besoin ou un désir spirituel éprouvé, des liens de communion fraternelle profonds et continus avec des catholiques (tels qu'ils sont vécus dans certains foyers
mixtes et dans quelques groupes œcuméniques durables), une foi sans ambiguïté quant à la dimension sacrificielle du mémorial, quant à la présence réelle et à la
relation entre communion eucharistique et communion ecclésiale, enfin un engagement actif au service de l'unité que Dieu veut. »
On va peut-être se demander pourquoi, dans ce texte de nos évêques, la « dimension sacrificielle » de la messe et la « présence réelle » font l'objet d'une
insistance particulière. C'est que ces points ont été au cours des siècles au centre de polémiques entre nos deux confessions. Les idées ont évolué. Si les
protestants, et Luther le premier, refusaient l’idée que la messe soit un sacrifice, c'est qu'ils voyaient les catholiques multiplier les messes privées comme
si chacune allait ajouter au sacrifice du Christ un petit sacrifice supplémentaire profitable à notre salut. Aujourd'hui, nous professons tous qu'il n'existe
qu'un sacrifice, celui du Christ, et que dans chaque eucharistie c'est ce sacrifice unique qui est rendu présent pour une assemblée donnée, d'une manière qui
nous permet de nous y associer, mais sans le multiplier ou le compléter en quoi que ce soit. Quant à la présence réelle du Christ dans le partage de l'eucharistie,
le refus des réformateurs de décrire cette présence en parlant d'une « transsubstantiation » du pain et du vin a donné prise au soupçon qu'ils réduisaient cette
présence à une évocation sans vraie consistance et la reprise des gestes et des paroles de Jésus à la Cène à un pur symbole. Ce soupçon était sans doute justifié
dans le cas de Zwingli, le réformateur de Zurich, mais la pensée des autres grands réformateurs était beaucoup plus nuancée, et aujourd'hui tous les protestants
que j'ai été amené à côtoyer ont bien foi que lorsqu'ils communient à la Cène le Christ se rend réellement présent aux communiants.
Les directives de 1983, à ma connaissance toujours valables, sont appliquées de manière diverse. J'ai connu un évêque qui refusait par principe l'hospitalité
eucharistique aux protestants de groupes œcuméniques pourtant durables et engagés, au motif que dans le cas de plus de deux ou trois personnes on ne peut être
sûr de la foi eucharistique de chacun. Un autre évêque, en d'autres circonstances, a été bien plus compréhensif, mais on avait pris soin de lui donner sur la
présence réelle et le sacrifice les précisions que j'ai rappelées dans le paragraphe précédent. Face à des couples mixtes, beaucoup de curés, tout en avertissant
que se présenter à la communion d'une autre Église est une démarche qui demande du discernement, s'en remettent à la décision en conscience du conjoint protestant,
sans faire obstacle.
La réciproque, la communion du conjoint catholique (et de tout catholique) à une Cène protestante, pose plus de difficulté dans une perspective catholique. La
théologie courante de notre Église, des papes l'ont rappelé, professe que les pasteurs qui président le culte protestant n'ont pas reçu une ordination valide,
cela pour des raisons qui constituent un autre débat, et que nous n'aborderons pas ici. Dès lors l'eucharistie qu'ils président n'est pas considérée non plus
comme valide, et que signifierait pour un catholique de communier à un sacrement dépourvu de réalité ? La logique de cette position est incontestable et imparable.
On a pourtant envie de dépasser cette sèche logique. Car on doit en même temps reconnaître que dans les communautés protestantes actuelles, et par le ministère
des pasteurs protestants tels qu'ils ont été ordonnés, là aussi l'Esprit saint fait cheminer la grâce. Les prêtres qui ont noué des rapports fraternels avec le
pasteur d'une paroisse réformée voisine ne me contrediront pas là-dessus. Dès lors, on osera peut-être se demander si l'Esprit saint se considère comme prisonnier
des limites et des barrières que pose, si légitimement que ce soit, l'autorité catholique. Les fidèles assemblés pour une Cène protestante ont droit à cette
eucharistie à laquelle ils croient, ayons confiance que l'Esprit ne les en frustre pas.
Quelle pratique pour chacun de nous ?
Tout ce qui vient d'être dit fait qu'actuellement, pour de nombreux couples catholique-protestant, une pratique eucharistique commune est possible,
sinon tous les dimanches (chacun reste bien ancré dans son Église), du moins avec une fréquence significative, sauf quand ils rencontrent un curé
plus féru de droit canonique que d'ouverture fraternelle.
De même les groupes œcuméniques bien constitués peuvent, par exemple dans le cas d'une retraite commune, demander l'hospitalité eucharistique en
invoquant les dispositions de la directive épiscopale de 1983, au besoin en clarifiant les points considérés par certains comme plus
délicats (3).
Qu'en est-il pour les autres chrétiens ? Beaucoup jugent que les possibilités ouvertes actuellement sont trop timides, même en tenant compte des tolérances
de fait un peu plus larges. On est alors tenté de transgresser systématiquement ces limites avec l'idée qu'on anticipe dans l'espérance l'évolution souhaitée,
et qu'en bousculant les hiérarchies on les fera évoluer. C'est probablement une illusion, et de telles pratiques sauvages d'une intercommunion délibérée
auraient plutôt pour effet de hérisser non seulement les responsables d'Églises, mais aussi beaucoup de fidèles attachés à leur tradition, et de freiner
le progrès au lieu de l'accélérer. Et ne serait-ce pas aussi une source de confusion au niveau de la pensée ? En agissant ainsi on ferait semblant qu'entre
nos confessions tout est résolu, ce qui est faux, malheureusement.
Mais en même temps il se trouve bien des circonstances de profonde fraternité, de communion spirituelle vécue, où s'abstenir de participer à l'eucharistie
devient impensable. Je reste opposé à la pratique d'une participation sans réfléchir, sans vouloir voir que dans la situation de division où demeurent nos
Églises elle pose encore problème, mais je souhaite qu'en toute situation où ce qui est en jeu c'est la vérité de notre fraternité chacun, lucidement, prenne
sa responsabilité personnelle, jusqu'à oser faire passer la fidélité à la fraternité avant la fidélité aux règles.
Chacun est alors renvoyé à son discernement, à sa sensibilité, à l'idée qu'il se forme de son approche de l'autre – bref, à sa responsabilité. La seule chose
dont je sois sûr, c'est que les solutions simplistes mènent dans une impasse.
Michel POIRIER
Oeuvre : la Cène, auteur inconnu
1-
Même quand, dans le protestantisme, une personne sans ministère pastoral permanent est appelée à présider la sainte Cène
d'une communauté démunie provisoirement de pasteur, c'est en vertu d'une délégation officielle de son Église. /
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2-
Dans l'antiquité romaine, l'unité territoriale locale est la cité, c'est-à-dire une ville ou une bourgade avec la
campagne qui l'entoure et qui dépend d'elle. L'Église naissante a épousé cette réalité. /
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3-
On trouvera des indications utiles sur
chretiensensemble.com / grandesquestions /
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