Ce qui me frappe peut-être le plus dans ces histoires sordides, c’est, à côté de la loi de silence des prélats, la culture de soumission dans laquelle on a plongé les fidèles, leur interdisant d’employer une des plus belles conquêtes de la modernité : le droit, que dis-je, le devoir de désobéissance. Il est là peut-être aussi l’abus, et à ce point généralisé qu’il n’est pas un « bon catholique » qui ne l’ait intériorisé : l’Église a voulu des automates et elle y a réussi. Cette « réussite » est maintenant la preuve de son échec et de sa faillite.
Le mal au nom du bien ?
L’Église prend-elle vraiment la mesure de sa responsabilité pour avoir ainsi diffusé, parmi ses adeptes, un esprit de servitude et de soumission ? Malgré les protestations qui disent que plus rien ne sera comme avant, je crains que non. Certes, l’Église n’est plus celle qu’elle était quand elle pouvait contraindre les consciences. Qui demande encore à l’Église ce qu’il doit penser ou ce qu’il doit faire ? Pourtant l’Église ne me semble pas avoir encore accompli sa mue ou sa conversion qui ferait d’elle, enfin, l’Église. Ne continue-t-elle pas à tenir pour vrai que ses prêtres sont munis de « pouvoirs sacrés » ? Ignore-t-elle ce qu’on peut faire d’un « pouvoir » ? Ignore-t-elle ou feint-elle d’ignorer qu’il existe dans tout pouvoir, et d’autant plus si celui-ci doit être révéré comme « sacré », la possibilité de faire le mal au nom du bien ?
Il est là le mal absolu et la source de tout abus : s’autoriser à faire le mal au nom du bien. Abasourdi par l’ampleur des abus, je le suis aussi de voir qu’on rechigne à remettre en cause cette conception du « pouvoir sacré », qu’on continue à l’entretenir sans se demander pourquoi l’Église cède si souvent à une admiration trouble pour la force au point, parfois, de se rendre complice d’un mal qui va jusqu’à humilier et détruire la foi de l’homme en l’humain. À quoi bon chercher ailleurs la racine de l’abus de pouvoir ? Pourtant, on fait comme s’il suffisait de multiplier les demandes de pardon aux victimes pour remettre l’Église en bon ordre de marche. Circulez, il n’y a plus rien à voir, le « problème » est réglé. Mais il ne suffit pas de faire étalage (médiatique) de bonnes intentions avec un air navré pour guérir le mal profond : l’Église, dès qu’elle se veut comme l’institution chargée de faire croire, est tentée d’imposer une vérité qui ne s’impose pas, donc de l’imposer par force. Quand finira-t-elle par comprendre que la foi n’est possible qu’à la condition de se faire reconnaître librement pour vraie ?
Le malaise des prêtres
Pour être guérie et libérée de cette propension, l’Église doit impérativement renoncer à la conception hiérarchique qu’elle continue de se donner. Cela implique, bien sûr, qu’elle libère de tout cléricalisme les « ministères » qui la font vivre, mais pas seulement : c’est jusqu’à l’existence d’un « clergé » muni de « pouvoirs sacrés » qu’il faut avoir le courage d’abandonner. Autrement dit, l’Église doit se défaire de la conception « sacerdotale » qui en trahit la nature. Le problème pour l’Église, c’est d’avoir des prêtres (et des évêques !) sensés représenter le Christ, agir in persona Christi capitis, « à la place du Christ tête », comme on continue de l’enseigner aux « candidats au sacerdoce ». Il y a, dans cette « schizophrénie » typiquement sacerdotale, une des raisons profondes qui explique le malaise général des prêtres : empêchés d’être qui ils sont, des hommes faits de chair, de désirs et de sexualité, et en même temps sommés de tenir la place du Christ, c’est-à-dire tenus d’assurer la « représentation » permanente d’une figure christique impersonnelle, sans corps, sans désirs, sans sexualité. Quel nom donner au malaise des clercs (et je parle en connaissance de cause) ? La frustration.
Les prêtres, et qu’ils me pardonnent cette généralisation qui n’a pour but que de fixer une idée, sont, en raison même de la conception sacrée qu’on leur tend en miroir, des hommes frustrés. Frustrés de devoir s’identifier à un idéal faussement christique (Jésus était-il prêtre ?), idéal qu’ils ne peuvent pas totalement assumer humainement (et psychiquement et sexuellement). Lassés aussi de se dépenser au service d’une cause qui ne parle plus à notre époque, les prêtres ne savent plus qui ils sont ni pour quoi ils le sont (d’ailleurs le premier confinement a révélé leur désœuvrement et leur inutilité dans un monde qui ne leur demande quasiment plus rien).
Prendre de l’avance…
En réalité, le problème de la conception « sacerdotale » de l’Église traduit (et trahit) un secret encore plus profond qui hante le christianisme depuis son apparition et qui concerne aussi bien les « clercs » que les « fidèles laïcs ». Ce secret que l’Église n’ose ou ne veut s’avouer, c’est le philosophe Cornélius Castoriadis qui l’a le mieux formulé en parlant de « duplicité instituée ». Il entendait par là le phénomène qui explique pourquoi le christianisme s’est très tôt accordé la possibilité de paraître chrétien pour ne pas devoir l’être vraiment. Certes, personne, à commencer par le chrétien, n’ignore qu’il a toujours été possible de faire croire que l’on croit ou de se croire croyant plutôt que de faire foi à la « foi en l’Évangile », de pratiquer une religion formelle plutôt qu’existentielle, de s’arranger d’une morale abstraite et impersonnelle plutôt que de chercher à incarner l’éthique d’amour et de liberté. Mais en ajoutant que cette duplicité est « instituée », Castoriadis va plus loin : c’est pour poursuivre sa logique d’expansion et de domination et assurer ainsi sa survie comme son empire, que le christianisme a fait le choix de la compromission contre celui de sa mission.
Sa vocation aurait été de témoigner de l’Évangile et non de l’imposer, de conduire les gens sur un chemin de libération de leur liberté et non de les attacher à de nouvelles servitudes. Mais au lieu d’être et de faire ce qu’elle est, attester de la vérité joyeuse de l’Évangile de la liberté, l’Église, sans vouloir cesser d’apparaître comme l’Église du Christ, se sera instituée, si j’ose dire, en Église de l’Antéchrist, au sens où Paul reproche à certains Galates d’avoir « inversé » l’Évangile pour en faire ce que Nietzsche, le premier, a appelé un « Dysangile » : « L’“Évangile” est mort sur la croix. Depuis ce moment, ce que l’on appelle “Évangile” est déjà le contraire de ce que lui-même avait vécu : une “mauvaise nouvelle”, un “Dysangile”. » (Gai savoir § 39) Suffira-t-il d’un synode sur la synodalité pour guérir l’Église de cette « duplicité instituée » ? On peut toujours rêver. Mais je crains qu’il faille bien plus qu’un synode pour cela. En attendant, comme je l’ai déjà écrit dans une précédente chronique, qu’est-ce qui nous empêche de prendre de l’avance sur l’Église ?
Dominique Collin, mis en ligne le 22 octobre 2021
Sculptures de Giacometti