Jésus-Christ, mon enfant, ne nous a point donné des conserves de paroles
À garder,
Mais il nous a donné des paroles vivantes
À nourrir.
Comme Jésus a pris, a été forcé de prendre corps, de revêtir la chair
Pour prononcer ces paroles (charnelles) et pour les faire entendre,
Ainsi nous, pareillement nous, à l’imitation de Jésus,
Comme une mère charnelle nourrit, et fomente sur son cœur son dernier né,
Son nourrisson charnel, sur son sein,
Ainsi, profitant que nous sommes charnels,
Nous devons nourrir, nous avons à nourrir dans notre cœur,
De notre chair et de notre sang
Les paroles charnelles,
Les paroles éternelles, temporellement, éternellement prononcées.
Miracle des miracles, mon enfant, mystère des mystères.
Parce que Jésus-Christ est devenu notre frère charnel
C’est à nous, infirmes, qu’il a été donné,
C’est de nous qu’il dépend, infirmes et charnels
De faire vivre et de nourrir et de garder vivantes dans le temps
Ces paroles prononcées vivantes dans le temps.
Mystère des mystères, ce privilège nous a été donné,
Ce privilège incroyable, exorbitant,
De conserver vivantes les paroles de vie,
De nourrir de notre sang, de notre chair, de notre cœur
Des paroles qui sans nous retomberaient décharnées.
O misère, ô bonheur, c’est de nous qu’il dépend,
Tremblement de bonheur,
Nous qui ne sommes rien, nous qui passons sur terre quelques années de rien,
Quelques pauvres années misérables,
C’est insensé, c’est encore nous qui sommes chargés
D’assurer aux Paroles une deuxième éternité
Éternelle.
Charles Péguy
Extrait de Le Porche du Mystère de la deuxième vertu, Œuvres poétiques complètes,
« La Pléiade », Gallimard 2000, p. 589-590.
Peinture de Christophe Savadogo (Burkina)