Le corps comme objet de satisfaction et de pulsion
Religieuse depuis une quarantaine d’années, j’ai vu passer un peu d’eau sous les ponts. Il ne vous a pas échappé que nous sommes une religion incarnée. La seule jusque-là à ma connaissance. Et le christianisme, pourtant, fait mauvaise réputation au corps. Il est difficile de ne pas commencer en ayant une grosse pensée pour tout ce que l’Église révèle, ces derniers temps, de la façon qu’elle a de traiter les corps, de les mal-traiter. Je suis très en colère. Une colère que j’espère éclairée. Je crois important que nous nous interrogions sur ce qui se passe. On a mis au jour ces derniers temps, avec une infinie douleur, que l’Église a mal fait avec les corps, autrement dit avec les personnes. Parce qu’un corps, c’est une personne. Elle les a traités comme des objets, comme lieux possibles de la satisfaction de certains. Pire elle a fait du mal à tous les corps : qu’ils soient le corps de chacun mais aussi celui de l’Église parce qu’elle a commis des crimes contre l’humain. Jean-Paul Vesco, archevêque d’Alger, parlait de « flagrant délit d’inhumanité ». Comment comprendre ces scandales liés à la maltraitance du corps dans notre Église ? Mal-traitance au sens littéral du mot. Traiter le corps comme un objet de satisfaction, de pulsions, d’envie, de pouvoir et non comme le territoire sacré de l’autre et de nous-mêmes. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Je crois que cette situation est liée à une certaine vision anthropologique. Le corps a été si longtemps traité comme objet de péché, de scandale, de plaisir, de convoitise, de commerce, de fantasme… Quand je dis commerce, je parle aussi de ce qui se passe dans l’Église aujourd’hui : tout le monde a entendu parler des jeunes sœurs africaines abusées qui sont allées trouver des évêques pour dénoncer ces abus. Ceux-ci leur ont proposé une somme d’argent pour qu’elles se taisent. Elles ont accepté pour pouvoir continuer à financer leurs études… Le corps est évidemment celui des enfants mais c’est aussi beaucoup le corps de la femme. Impure, la femme, c’est ce qu’on dit souvent. Proche du sang, trop proche du sang. On le voit de manière subtile dans la façon de traiter les petites filles dans la liturgie : elles sont habillées en rose, elles vont accueillir les gens. Mais pas question de monter à l’autel et de faire comme les petits garçons. Qu’est-ce que cela dit de la représentation du corps que l’on a ? Qu’a-t-elle la petite fille pour être à ce point dangereuse pour monter à l’autel ? Seule la Vierge Marie est pure ! Seul son corps est pur ! Modèle pour les femmes, elles n’ont pas beaucoup de repli possible : pures comme la vierge ou bien… autre chose… Donc un corps si longtemps traité comme objet de péché ou un corps de vierge.
J’enseigne dans l’un ou l’autre séminaire et je me rends compte du déni du pulsionnel. Qu’est-ce que le pulsionnel ? C’est ce qu’on ne peut pas contrôler : la pulsion sexuelle, de manger, de boire. Il y a comme un déni du pulsionnel et de ses ravages. Comme si la piété, la prière, allaient résoudre les affaires. Or le pulsionnel s’éduque. Cela prend du temps mais on l’éduque. On ne peut pas vivre sous la coupe du pulsionnel qui nous arrache à notre humanité et par là-même à celle de l’autre. A ce corps, si longtemps traité comme objet de péché, à ce déni du pulsionnel, il faut ajouter une obsession pour la morale. Évidemment il ne faut pas généraliser, mais il y a trop de confessionnaux dans lesquels des questions très indiscrètes sont posées aux hommes et aux femmes, telles que : « Comment cela se passe dans votre chambre à coucher ? » Que signifie cette obsession moralisatrice de l’Église ? Elle s’est si longtemps appelée « experte en humanité » ! Elle avait – et a par un certain côté – un magnifique discours sur l’humain ! Mais elle ne l’applique pas trop.
Pourquoi avons-nous tant de mal à incarner l’incarnation ?
Qu’est-ce qu’un corps ? Vous me voyez parce que j’ai un corps. Si je n’en avais pas, vous ne me verriez pas. Cela paraît tellement évident. Mais ce corps, c’est moi avec tout ce que je suis à l’intérieur, toute mon histoire, ma sensibilité, ma personnalité. C’est de la chair bien délimitée et cette chair, de façon métaphorique, désigne notre fragilité, notre vulnérabilité : je peux faire à tout moment un malaise et mourir. Nous sommes des êtres vulnérables. Cette fragilité que donne la chair – et qui est commune à chacun d’entre nous – devrait nous mettre en garde les uns par rapport aux autres. Mais nous ne tenons pas toujours compte de ce que cette fragilité raconte de nous et de l’autre. Le corps parle, il va dire des choses. Il est sensible : comment vais-je me laisser toucher par un regard, des larmes ou un sourire ?
Dieu s’est fait chair. C’est incroyable quand même. Jésus lui-même a pleuré, il a partagé des repas, il a sûrement ri, été triste et joyeux. Il a partagé les émotions des gens avec qui il était. Avons-nous bien cela en tête ? Dieu s’est fait chair. Comme nous. Et on a même crucifié Jésus : on a réduit son corps à rien. Pourquoi avons-nous tant de mal à incarner l’incarnation ? Pourquoi avons-nous tant de mal avec nos corps ? Vous connaissez tous cette phrase de Saint Paul : « Ne savez-vous pas que votre corps est le temple du Saint Esprit qui est en vous ? » Non seulement notre chair fragile devrait pouvoir nous mettre en communion fraternelle mais en plus le Saint-Esprit a fait en nous son temple. Qu’est-ce qui fait qu’on en soit arrivé à cette terrible question de la maltraitance alors que nous avions un discours qui se voulait bon pour le corps ?
Je vais faire un pas de côté en vous parlant de la société. Dans la société, les gens font ce qu’ils veulent de leur corps. Vous avez le droit de vous marier autant de fois que vous le voulez. Vous avez une liberté sexuelle totale dans la mesure où vous avez le consentement d’un partenaire adulte. Vous pouvez être homos ou hétéros. La contraception ne pose aucun problème, l’avortement non plus dans la mesure où il entre dans le cadre de la législation. Comment se fait-il qu’il y ait un écart si grand entre une société qui se moque un peu de ce que vous faites de vos corps et l’Église qui contrôle quand même beaucoup de choses ? Comment s’y retrouver ? Où est le chemin de la vie ? Il y a quelques années, une petite fille de 11 ans a été violée et mise enceinte par son père. Elle risquait sa vie si elle mettait au monde cet enfant. Elle a avorté et a été excommuniée pour cette raison. Le père, non. Cherchez l’erreur ! Aujourd’hui, comme dans toutes les guerres, des Ukrainiennes ont subi des viols collectifs par des soldats russes. Certaines, enceintes, sont allées en Pologne pour pouvoir avorter. Des gens d’Église leur ont dit que c’est interdit. On défend quoi là exactement ? Jusqu’où permet-on ou non que circule la vie et que soit reconnue l’offense faite au corps ?
« Tout est permis mais tout n’est pas profitable », dit encore Saint Paul. Il fait allusion à notre capacité à discerner, à faire le tri entre ce qui va être bon, moins bon, mauvais ou bénéfique. En Deutéronome 30, Dieu dit : « Voilà, je mets devant toi aujourd’hui la vie ou la mort, la bénédiction ou la malédiction. Choisis donc la vie. » Il dit : Choisis donc la vie » ; il ne dit pas : « Tu dois absolument choisir la vie. » Il donne son avis. Dieu est du côté de la vie mais c’est à toi, homme ou femme, de prendre la décision. Qu’est-ce qui va être source de vie ? Est-ce d’aller violer des petites filles ? Pas sûrs quand même ! Est-ce d’aller tromper sa femme ou son mari ? Pas sûr non plus ! Mais ce n’est pas du même ordre et ne confondons pas les choses. Qu’est-ce qui fait que des hommes maltraitent le corps d’enfants et de femmes ? Il existe, bien sûr, chez les femmes également un certain nombre de perversions mais vous seriez étonnés de la proportion : elle est de 95% pour les hommes et 5% chez les femmes. Je ne veux pas pour autant tirer à boulets rouge sur les hommes. Mais quand même que se passe-t-il ?
Comment se fait-il que les catholiques ne soient pas plus en colère ?
Je suis en colère. Mais pourquoi ne sommes-nous pas plus nombreux à être vraiment en colère ? Est-ce que cela n’aiderait pas tout le monde ? Le corps, ce n’est pas rien ! C’est chacun de nous dans notre vulnérabilité mais aussi dans notre grandeur, dans notre force, dans notre humanité. Je ne peux pas faire n’importe quoi avec ce corps. Dieu s’est fait chair pour nous, pour nous rappeler que nous sommes chair aussi. Chair mais aussi chers à son cœur. Cela vaut le coup de se battre pour la dignité de chacun d’entre nous. Alors, s’il vous plaît, pas de morale d’abord mais de la vie. Donnons-nous les uns aux autres des éléments pour discerner ce qui va nous aider à vivre, à ne pas faire n’importe quoi de nos corps. Nous avons une conscience. Personne n’a le droit de nous dire « Vous devez faire cela ». Quelqu’un peut nous dire : « il serait bon peut-être que vous le fassiez. » Cela n’est pas pareil.
Le discours officiel de l’Église n’est plus crédible. Elle ne peut plus tenir aujourd’hui un langage crédible sur la morale sexuelle. Qui va la croire ? Tous ces messieurs – et quelques femmes – qui forniquent dans les coins, dont on découvre les turpitudes au fil des semaines et des années, vont-ils continuer de nous enseigner quelque chose sur la morale sexuelle ? Non ! Mais nous tous, femmes, hommes, laïcs, prêtres ensemble. Oui. Que va-t-on dire ? Qu’on ne peut pas faire n’importe quoi avec des corps ! Qu’on ne peut pas les maltraiter ! Mais si un évêque, dont le nom a été cité dans les médias, m’en parle, non seulement je ne peux pas le croire mais cela ne m’intéresse pas qu’il m’en parle. Il y a un devoir d’exemplarité. On ne peut pas dire aux couples que la fidélité est importante et être soi-même plusieurs soirs par semaine devant son ordinateur à regarder de la pornographie, comme le faisait ce prêtre venu m'en parler dans mon cabinet. On ne peut pas ! Comment fait-on avec la vérité qu’on se masque ou pas ? Comment fait-on avec le mensonge ? Nous sommes humains, nous sommes faillibles, bien sûr. Mais quand même qu’on ait un peu de conscience et qu’on se fasse aider si on plonge !
Qu’as-tu fait de ton frère ? Comment nous aidons-nous à nous poser les vraies questions, à avancer avec ces questions qui nous touchent au plus profond de nous-mêmes dans nos relations ? Comment se fait-il que, nous, religieuses, ne soyons pas plus en colère, que nous ne nous dressions pas ? Que faire, me direz-vous ? Je ne sais pas moi, qu’on défile, qu’on fasse une émission, qu’on en parle, qu’on fédère quelque chose ! Comment se fait-il que les catholiques ne soient pas plus en colère ? Nous trouvons cela normal ? Non. Mais nous disons que, bon, c’est l’humanité et que cela va passer. Eh bien, non, ça ne va pas se passer tout seul parce que je pense, personnellement, qu’aujourd’hui nous sommes arrivés à un point de non-retour. Ça passe ou ça casse. Et moi je n’ai pas envie que ça casse ! Le Dieu auquel je crois - aussi bas que l’on descende dans nos turpitudes, nos bassesses, nos douleurs, nos désespérances – est là et nous tient. Il est descendu au séjour des morts et il en est remonté vivant mais avec nous tous dans la main. On y croit ou non. Personnellement, j’ai la faiblesse d’y croire et je suis contente de l’avoir. Si nous mettons là notre foi et qu’ensemble nous nous levons – tous ensemble – en ayant suffisamment de colère pour dire « ça suffit ! Faisons autrement ! Parlons-nous ! », je crois que quelque chose peut vraiment ressusciter !
Extraits d’une conférence d'Isabelle le Bourgeois
Propos rapportés par l’équipe de rédaction
Peinture d'Alice Neel, mise en ligne : 23 juin 2023