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Trois avenues à parcourir
Croire : une aventure

Un texte n'est un récit que s'il obéit à certaines règles. Comment fonctionnent celles qui font, de l’Évangile de Marc, une histoire qu'on continue à lire et à raconter depuis qu'il fut mis par écrit voici bientôt deux mille ans ?
Cette question n'est pas aussi innocente qu'il y paraît. En l'abordant on découvre que lire le livre fait courir le risque de se reconnaître soi-même pris dans une aventure. Comment mieux conclure !

1. Le fonctionnement de tout récit

2. « Ecoutez-le ! »

3. « Une occasion pour le livrer ! »

4. « Il se souvint de la parole »

5. « Ouvrir le livre ! »


1. Le fonctionnement de tout récit

Un récit, à en croire les approches contemporaines, répond à certaines règles implicites. Il suppose un héros, à l’intérieur d’une société qui souffre d’un manque. A travers diverses épreuves, ce personnage part à la recherche de l’objet dont la société est privée. Le récit s’achève lorsqu’au terme de sa quête, le sujet réintègre sa communauté en lui remettant ce qui lui manquait. Cette aventure comporte des obstacles (on les appelle des opposants). Mais le héros rencontre aussi, dans sa démarche, des aides pour les surmonter (des adjuvants dans le vocabulaire des spécialistes). Le héros doit recevoir l’objet qu’il cherche ; il est destinataire face à celui qui lui communiquera ce qu’il désire et qu’on appelle « destinateur ».

Le récit se déroule à travers trois types d’épreuves qui ont chacune un peu la même structure. Il s’agit chaque fois d’une sorte de contrat qu’il faut être capable de respecter et, lorsqu’il est honoré, permet l’acquisition d’un élément qui fait progresser l’histoire.

En vérifiant la façon dont l’Evangile se plie à ce mode de fonctionnement, nous aboutissons à une conclusion. A plusieurs reprises, certes, nous serons amenés à déborder le cadre du texte qu’on trouve au début de ce travail ; il n’en reste pas moins que ces trois éléments que nous avons lus sont des axes qui nous permettent de suivre le développement de l’aventure narrée par Marc. Au terme de cette première étape, dans notre lecture, ce regard sur l’histoire risque d’être encourageant. Il peut nous conduire à une découverte : d’avoir suivi la lettre du texte, nous découvrons, en effet, que nous avons grandi le nombre de ceux qui ont répondu à la demande de Jésus de le suivre. Nous avons ainsi gagné d’être entrés dans la communauté de ceux qui sont désireux de croire. En réalité, nous ne sommes pas extérieurs au texte de l’Evangile. Nous y sommes aussi présents que les signes qui le composent ; nous faisons corps avec eux : nous leur donnons corps. Le déroulement de l’histoire le mettra en évidence.


2. « Ecoutez-le ! »

Il semble bien qu’il faille situer la première épreuve non au commencement du texte, mais à sa charnière (8,27ss). Jésus et ses disciples arrivent dans la région de Césarée de Philippe. C’est là que le héros de la quête va être institué. On appelle « épreuve qualifiante » les épisodes qui aboutissent à désigner celui qui va réparer ce dont souffre une communauté humaine. Dans la région où nous conduit le texte, il s’agit de la société juive dans son ensemble, on évoque « le dire des gens » : « Qui suis-je, au dire des gens ? » Ils lui dirent : « Jean-Baptiste ; pour d’autres, Elie ; pour d’autres, un des prophètes ». A l’évidence, les réponses aux questions de Jésus manifestent qu’elle n’a pas reçu l’Evangile, « la Bonne Nouvelle ». A en croire les propos de ceux qui furent témoins de tant et tant de guérisons, qui ont prêté l’oreille à tant de discours, personne ne voit ce qu’il y a de « nouveau » dans l’action du Nazaréen ; on le compare à des personnages du passé : « Jean-Baptiste » pour les uns, « Elie » pour les autres ou, pour un certain nombre, un des prophètes d’antan. La foi leur manque !

Pierre et les disciples se distinguent des autres : « Tu es le Christ ! »

Le groupe va alors être mis à l’épreuve. L’épisode de la Transfiguration consiste bien à faire face, non sans difficultés, à de l’inouï, de l’inédit, du nouveau. Le vêtement blanc marque le caractère exceptionnel du Maître et la situation les laisse muets, saisis de frayeur. Pierre et les autres supportent malgré tout la rencontre : ils ont gagné. Cette première épreuve les qualifie. Elle doit se conclure par l’accueil de l’aide qui leur permettra de partir à l’aventure. Elle leur vient du ciel : « Celui-ci est mon Fils bien aimé ; écoutez-le ! ».

L’instrument qui permettra à Pierre et ses amis d’aller de l’avant, de faire en sorte que la société à laquelle ils appartiennent trouve la foi qui lui manque, c’est le fait de prêter l’oreille aux propos de Jésus. Entrer dans l’aventure à la suite de Jésus sera possible parce que le Père leur a donné le secret de la victoire : « Ecoutez-le ! »

Quand on a compris qu’en écoutant la parole de Jésus on peut avancer, sûrs d’aboutir à l’acte de croire, la suite des événements s’éclaire. Pierre et les autres, c’est vrai, rencontrent des obstacles (des « opposants », pour parler techniquement). L’ambition personnelle, la volonté d’être le premier (9,33-36 ; 10,35-45), l’absence de reconnaissance du plus faible, de l’enfant en particulier (10,13-16), sont autant d’incompréhensions incompatibles avec ce qu’ils auront à reconnaître un jour pour être définitivement croyants. En réalité, chaque fois la parole de Jésus redresse sans qu’elle soit contestée. Un détail est frappant. Le trouble parmi eux s’était manifesté (8,31) lorsque Pierre avait protesté à la perspective de voir son Maître « souffrir, être rejeté, mis à mort avant de ressusciter ». A deux reprises, la même annonce leur est adressée. La première fois (9,30-32), l’incompréhension est totale mais Satan est vaincu : ils « écoutent » sans protester (« Ils ne comprenaient pas cette parole et ils craignaient de l’interroger »). Lorsqu’il réitère pour la troisième fois son annonce, il n’est pas mieux compris mais la parole est accueillie sans le moindre murmure. L’adjuvant, l’aide pour surmonter l’obstacle, aura été efficace.


3. « Une occasion pour le livrer ! »

Aux approches de Jérusalem, se produit ce que les linguistes appellent « l’épreuve principale » ; à son terme le héros acquiert ce à la recherche de quoi il était parti. Là encore, il s’agit de faire face à des demandes et d’honorer des contrats. Mais les conséquences en son grandes puisque le prix à recevoir tient dans le fait que le manque du départ est comblé.

L’entrée dans cette épreuve se produit lorsque Jésus, Pierre et les autres « approchent… en vue de Bethphagé et de Béthanie, près du Mont des Oliviers » (11,1). Une requête est adressée à deux des disciples : ils ont pour mission d’aller au village, d’y repérer un ânon à l’attache. Des précisions utiles sont communiquées aux émissaires afin qu’ils sachent répondre en cas de contestation ; il se trouve, en effet, que les questions à prévoir sont posées et que les réponses indiquées par Jésus sont les bonnes. En fin de compte, les disciples « répondirent comme Jésus leur avait dit, et on les laissa faire. Ils amenèrent l’ânon à Jésus » (11,6-7).

Cette soumission à la demande du maître manifeste leur décision d’entrer dans le même combat que Jésus. Celui-ci se déroule en deux temps et le comportement de Pierre et des autres varie du tout au tout dans l’un et l’autre cas.

Dans un premier temps se manifestent tous les opposants à celui dont la parole les aidera à vaincre. Vendeurs chassés du Temple, grand prêtre, scribes, anciens, Pharisiens, Hérodiens, Sadducéens se présentent : il faut les affronter. Tous semblent s’être ligués pour le réduire au silence mais le Galiléen sait faire taire ses adversaires : « Et nul n’osait plus l’interroger ! »

Pour n’être que des témoins, les disciples n’en sont pas moins attentifs. Ils interrogent et ils écoutent. Pierre s’étonne devant le desséchement du figuier qu’un mot de Jésus avait maudit. Belle occasion de leur adresser la parole qui devrait conduire à la victoire. Près du Temple, le geste de la veuve qui verse son obole est occasion de commentaire et surtout, l’admiration des pierres du Temple donne lieu à un long discours sur la fin des temps (13,1-37). Jésus donne à entendre et ils savent écouter.

La victoire, l’acte de croire, devrait être à portée de mains. En réalité, l’un d’entre eux cherchait « une occasion favorable pour le livrer » !


4.« Il se souvint de la parole »

Ne parlons pas trop tôt d’échec ! L’épreuve est à reprendre selon le même schéma que précédemment, au chapitre 11. Une demande est formulée suivie d’une acceptation, comme dans toute épreuve considérée comme décisive. Jésus envoie ses disciples en décrivant, cette fois encore, le contexte qu’ils vont trouver : « Un homme avec une cruche d’eau…une grande pièce garnie de coussins… ». Les apôtres obéissent sans broncher et exécutent les prescriptions. Les événements qui suivent sont catastrophiques. Le repas est attristé par l’annonce de la trahison. Invité depuis la Transfiguration à écouter celui que la voix désigne comme le Fils, Pierre n’entend pas : « … Tu m’auras renié trois fois ! lui dit Jésus. Mais lui reprenait de plus belle : ‘Dussé-je mourir avec toi, non, je ne te renierai pas’. Et tous disaient de même ».

On sait ce que valait la promesse. Au cœur du drame de la Passion, face à une opposante de peu de poids – une gamine – Pierre en venait à dire bêtement : « Je ne connais pas cet homme » ! Tout serait perdu si n’intervenait l’aide accordée par le Père au moment de la Transfiguration, l’appel à l’écoute. Tout est sauvé au moment où chante le coq : « Pierre se ressouvint de la parole que Jésus lui avait dite ». Réentendre la parole de Jésus, se la rappeler, la laisser faire son travail, voilà ce qui arrache Pierre à l’échec.

Quand débutait le récit, la société à laquelle appartenait Pierre était incapable d’accueillir la nouveauté attachée à l’histoire de Jésus. Pierre et les autres étaient investis d’une fonction. Il s’agissait de rendre à la communauté juive ce qui lui manquait : la capacité de reconnaître le caractère inouï attaché à la personne du charpentier de Nazareth. Il s’agissait d’en venir à l’acte de croire qui consiste à comprendre, à la suite de Jésus, que l’humanité est arrachée à la vieillesse, qu’elle entre sans cesse dans une vie bien nouvelle. Il s’agissait de croire à la Bonne Nouvelle.

Aidés par la parole de leur Maître, à travers les épreuves dont le texte de Marc fait le récit, Pierre et les autres sont en mesure de recevoir le message que des femmes en viendront à leur transmettre : Jésus est vivant. La mort n’est plus ce qui enferme dans le passé. Elle change de signe et devient promesse : « Il vous précède…Vous le verrez ». Les héros de l’aventure trouvent l’objet de la quête dont le manque affectait leur communauté : l’acte de croire.


5. « Ouvrir le livre ! »

Une question est embarrassante, au terme de cette lecture que nous avons soumise au schéma censé structurer tout récit. On devrait s’attendre à une troisième étape qu’on appelle « épreuve triomphante ». Le héros doit retrouver la société qui était en souffrance, y être accueilli et reconnu. Pourquoi ne nous raconte-t-on pas l’arrivée de Pierre et des disciples auprès des foules qui, malgré les miracles et les discours de Jésus, étaient dépourvus de la foi qui leur aurait permis de reconnaître l’envoyé du Père ?

Quelle est, en réalité, cette société où Pierre et les autres seront reconnus ? Où est-elle cette communauté qui va se réjouir de la victoire de l’écoute, c’est-à-dire de l’acte de croire ? Où est cette communauté acquérant la possibilité de voir surgir la vie comme une « Bonne Nouvelle » et non un rappel du passé de Jean-Baptiste ou de quelque prophète du passé ?

Cette communauté est précisément celle des lecteurs que nous sommes ; adhérant aux paroles de Marc, nous entrons dans l’ensemble croyant qui constitue l’Eglise. L’épreuve triomphante, paradoxalement, lorsqu’il s’agit de l’aventure évangélique, ne peut être une fin. Nous la trouvons dans les premiers mots qui nous ont intrigués (« Commencement de la Bonne nouvelle de Jésus-Christ, Fils de Dieu »).

« Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en briser les sceaux ? » L’épreuve triomphante, l’accueil de la victoire consiste à ouvrir le livre. L’Apocalypse, en des termes sublimes, décrit le mystère de cette société qui déborde l’histoire et chante celui « qui a fait de nous une royauté de prêtres régnant sur la terre ». Ouvrir le Livre permet d’entrer dans « la foule immense que nul ne peut dénombrer, de toutes nations, races, peuples et langues : debout devant le trône et devant l’Agneau, vêtus de robes blanches, des palmes à la main ».

Mais ouvrir le livre – l’ouvrir en vérité – ne va pas de soi. Ce livre de l’Apocalypse, épreuve triomphante par excellence, met en scène la difficulté : « Je vis un Ange puissant, proclamant à pleine voix : ‘Qui est digne d’ouvrir le livre et d’en briser les sceaux ?’ Mais nul n’était capable, ni dans le ciel, ni sur la terre, ni sous la terre d’ouvrir le livre et de le lire » (Apocalypse 5,1-3) Ouvrir le livre de Marc suppose, en effet, de l’audace. Entre le moment où les femmes, près du tombeau, eurent porté le message à Pierre et celui où Marc écrivit les premiers mots de son Evangile, la conscience d’un monde bon et nouveau s’était incrustée dans la conscience chrétienne. Ouvrir le livre aujourd’hui, c’est ouvrir l’avenir. C’est reconnaître que tout peut commencer. Le récit de Marc, en nous invitant à suivre Jésus, conduit à l’acte de croire ; celui-ci s’accompagne, malgré la croix, de l’Espérance : « Commencement de la Bonne Nouvelle ! »


Suite : Versant "Proclamer" / L'ouverture du sens

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