Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à "Quelques repères / Eglise" Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

Dégradation de la mystique en politique
Charles Péguy



(L'Eglise est) devenue dans le monde moderne, subissant, elle aussi, une modernisation, presque uniquement la religion des riches et ainsi ...elle n'est plus socialement si je puis dire la communion des fidèles. Toute la faiblesse, et peut-être faut-il dire la faiblesse croissante de l'Eglise dans le monde moderne vient non pas comme on le croit de ce que la Science aurait monté contre la Religion des systèmes soi-disant invincibles, non pas de ce que la Science aurait découvert, aurait trouvé contre la Religion des arguments, des raisonnements censément victorieux, mais de ce que ce qui reste du monde chrétien socialement manque aujourd'hui profondément de charité. Ce n'est point du tout le raisonnement qui manque. C'est la charité. Tous ces raisonnements, tous ces systèmes, tous ces arguments pseudo-scientifiques ne seraient rien, ne pèseraient pas lourd s'il y avait une once de charité. Tous ces airs de tête ne porteraient pas loin si la chrétienté était restée ce qu'elle était, une communion, si le christianisme était resté ce qu'il était, une religion du coeur.

C'est une des raisons pour lesquelles, les modernes n'entendent rien au christianisme, au vrai, au réel, à l'histoire vraie, réelle du christianisme et à ce que c'était réellement que la chrétienté. (Et combien de chrétiens y entendent encore. Combien de chrétiens, sur ce point aussi, ne sont-ils pas modernes.) Ils croient, quand ils sont sincères, il y en a, ils croient que le christianisme fut toujours moderne, c'est-à-dire, exactement, qu'il fut toujours comme ils voient qu'il est dans le monde moderne, où il n'y a plus de chrétienté, au sens où il y en avait une. Ainsi dans le monde moderne, tout est moderne, quoi qu'on en ait, et c'est sans doute le plus beau coup du modernisme et du monde moderne que d'avoir eu beaucoup de sens, presqu'en tous les sens, rendu moderne le christianisme même ; l'Eglise et ce qu'il y avait encore de chrétienté.

C'est ainsi que quand il y a une éclipse, tout le monde est à l'ombre. Tout ce qui passe dans un âge de l'humanité, par une époque, dans une période, dans une zone, tout ce qui est dans un monde, tout ce qui a été placé dans un monde, tout ce qui a été placé dans une place, dans un temps, dans un monde, tout ce qui est situé dans une certaine situation, temporelle, dans un monde, temporel, en reçoit la teinte, en porte l'ombre. On fait beaucoup de bruit d'un certain modernisme intellectuel qui n'est pas même une hérésie, qui est une sorte de pauvreté intellectuelle moderne, un résidu, une lie, un fond de cuve, un bas de cuvée, un fond de tonneau, un appauvrissement intellectuel moderne à l'usage des modernes des anciennes grandes hérésies.

Cette pauvreté n'eût exercé aucuns ravages, elle eût été purement risible si les voies ne lui avaient point été préparées, s'il n'y avait point ce grand modernisme du coeur et de la charité. C'est par lui que l'Eglise dans le monde moderne, que dans le onde moderne la chrétienté n'est plus peuple, ce qu'elle était, qu'elle ne l'est plus aucunement ; qu'ainsi elle n'est plus socialement un peuple, une race, immense ; que le christianisme n'est plus socialement la religion des profondeurs, une religion peuple, la religion de tout un peuple, temporel, éternel, une religion enracinée aux plus grandes profondeurs temporelles mêmes, la religion d'une race, de toute une race temporelle, de toute une race éternelle, mais qu'il n'est plus socialement qu'une religion de bourgeois, une religion de riches, une espèce de religion supérieure pour classes supérieures de la société, de la nation, une misérable sorte de religion distinguée pour gens censément distingués ; par conséquent tout ce qu'il y a de plus superficiel, de plus officiel en un certain sens, de moins profond ; de plus inexistant ; tout ce qu'il y a de plus pauvrement, de plus misérablement formel ; et d'autre part et surtout tout ce qu'il y a de plus contraire à son institution ; à la sainteté, à la pauvreté, à la forme même la plus formelle de son institution. A la vertu, à la lettre et à l'esprit de son institution. De sa propre institution. Il suffit de se reporter au moindre texte des Evangiles.

Il suffit de se reporter à tout ce que d'un seul tenant il vaut mieux nommer l'Evangile.

C'est cette pauvreté, cette misère spirituelle et cette richesse temporelle qui a tout fait, qui a fait le mal. C'est ce modernisme du coeur, ce modernisme de la charité qui a fait la défaillance, la déchéance, dans l'Eglise, dans le christianisme, dans la chrétienté même qui a fait la dégradation de la mystique en politique.

Notre jeunesse (1910)
pages 593-594-595


Peinture de Soeur Boniface