De quoi l’homme a-t-il besoin ? Les habitants des pays démocratiques, ou tout au moins leurs porte-parole, ont souvent cru qu’il n’aspirait qu’à la satisfaction de ses désirs immédiats et de ses besoins matériels : plus de confort, plus de facilités, plus de loisirs. À cet égard, les stratèges du totalitarisme se sont révélés meilleurs anthropologues et meilleurs psychologues. Les hommes ont, certes, besoin de confort et d’agréments ; mais, de façon moins perceptible et pourtant plus impérieuse, ils ont aussi besoin de biens que le monde matériel ne leur procure pas : ils veulent que leur vie ait un sens, que leur existence trouve une place dans l’ordre de l’Univers, qu’un contact s’établisse entre eux et l’absolu. Le totalitarisme, à la différence de la démocratie, prétend satisfaire ces besoins et, pour cette raison, il a été librement choisi par les populations concernées. Lénine, Staline et Hitler ont été aimés et désirés par les masses, il ne faut pas l’oublier.
Les démocraties, au risque de mettre leur existence même en péril, n’ont pas le droit d’ignorer ce besoin humain de transcendance. Comment éviter qu’il conduise à des catastrophes comparables à celles qu’a provoquées le totalitarisme au XXe siècle ? Non en ignorant cette aspiration, mais en la séparant résolument de l’ordre social. L’absolu fait mauvais ménage avec les structures d’État ; cela ne veut pas dire qu’il puisse disparaître. Le message originel du Christ était clair : « Mon royaume n’est pas de ce monde », cela ne signifie pas que le royaume n’existe pas, mais qu’il se trouve dans l’esprit de chacun plutôt que dans les institutions publiques. Ce message a été mis entre parenthèses pendant de longs siècles, le christianisme devenant une religion d’État. Aujourd’hui, le rapport avec la transcendance n’est pas moins nécessaire que jadis ; pour éviter la dérive totalitaire, il doit rester étranger aux programmes politiques (on ne bâtira pas le paradis sur terre), mais illuminer de l’intérieur la vie de chaque personne. On peut vivre l’extase devant une œuvre d’art ou un paysage, en priant ou en méditant, en pratiquant la philosophie ou en regardant rire un enfant. La démocratie ne satisfait pas le besoin de salut ou d’absolu ; elle ne peut pour autant se permettre d’en ignorer l’existence.
Tzvetan Todorov
Peinture de Edvard Munch
1- Tzvetan Todorov Mémoire du mal, Tentation du bien, Robert Laffont, Paris 2000 / Retour au texte