Le Sahara, terre d’accueil et d’enracinement
Je ne voudrais pas entamer cette description en sociologue ni en économiste, encore moins en propriétaire – je me prends moi-même en défaut lorsque je parle de « mon » diocèse – mais avec le regard d’un hôte accueilli, qui ne saurait être étranger à tout ce qui façonne l’humanité concrète où il a poussé des racines.
Notre diocèse est géographiquement composé de l’ensemble du Sahara algérien, des hauts plateaux, et de l’Atlas saharien. Vaste région aux paysages extrêmement variés du nord au sud. Selon les saisons, on peut y crever de chaleur ou de froid, être bloqué par la neige ou le vent de sable. Il n’y a pas que des dunes, mais aussi des massifs montagneux comme l’Atlas, des plateaux pierreux et uniformément plats tel le vaste Tademaït (plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés). Il renferme des massifs volcaniques et tourmentés comme le Hoggar, ou granitiques comme le Tassili… Les oasis sont maintenant de grands complexes urbains, qui peuvent connaître aussi leurs problèmes de banlieues ! Sauf exception, l’image de la petite oasis paisible cachée entre les dunes et endormie sous les palmiers avec une caravane qui passe sur le sable chaud n’est plus qu’un beau rêve.
La population de cette vaste région peut s’évaluer à environ trois millions cinq cent mille habitants. Le prochain recensement sera plus exact que cette approximation. (…)
Cette population s’est beaucoup modifiée ces deux dernières décennies. Les années 1990, avec les violences que l’on sait, ont vu affluer beaucoup de gens du Nord qui ont cherché refuge dans cette vaste région jugée un peu plus calme et hospitalière. La recherche d’un travail a aussi poussé beaucoup de jeunes à émigrer vers le sud. Beaucoup y ont d’ailleurs fondé une famille et s’y sont fixés.
Les oasis sont donc maintenant constituées de populations « mêlées » voire métissées, même si les habitants d’origine n’ont pas toujours vu d’un bon œil ces nouveaux venus affluer, prendre souvent des postes de travail dont ils se sentent privés, et grossissant des villes déjà en mal de croissance. Il s’ensuit que le caractère spécifique de ces oasis a subi un sérieux coup. Que dire par exemple d’une ville comme Tamanrasset ? Du temps du père de Foucauld, elle n’était qu’un tout petit village de quelques familles vivant sous des zribas (abris de roseaux). Elle est devenue une grande cité de près de cent mille habitants, ville de refuge ou d’accueil de populations venues de Kabylie, des hauts plateaux, et aussi point de transit pour les Subsahariens dans leur tentative de transhumance vers les pays d’Europe. Ces changements sont le fruit de toute évolution, et le Sahara, comme toute autre région, n’est pas à l’abri de la mondialisation.
Cependant, le fond de la population ne s’est pas encore effrité dans ses structures traditionnelles, la famille n’a pas trop éclaté, comparativement aux villes du Nord. Elle reste un pôle de référence et de solidarité. Il n’en est pas de même pour la population récemment arrivée qui a perdu ses points de repère tribal ou familial, a subi une évolution plus brutale, et se trouve plus fragilisée, manquant de cette solidarité qui constitue, comme l’on dit, la Sécurité sociale des pauvres.
Un lieu d’accueil et de patience
Cette évocation du désert fait de terre et d’esprit m’invite à contempler la profondeur de cette humanité qui lui donne une âme. Traverser le désert, c’est à coup sûr être accueilli.
L’accueil de l’autre, surtout lorsqu’il est étranger, n’est pas que proverbial. Il est réel. L’hospitalité y est sacrée. Je l’ai maintes fois éprouvé : l’hôte est l’envoyé de Dieu et traité comme tel, quelle que soit l’heure ou la circonstance de son arrivée. L’empressement de notre ancêtre Abraham à recevoir ses trois visiteurs inconnus n’est pas de la légende.
L’entraide et la solidarité vont de soi. Il ne peut en être autrement. Mais l’hospitalité a ses rites. On n’importune pas l’hôte qui reçoit… Il en est de sa durée comme du nombre des verres de thé :« tlêtaou bâb,arbaa lil’ahbâb »… « trois et la porte, quatre pour les amis ». Une règle de politesse qui a cependant ses belles exceptions : Tayeb, un de nos amis a recueilli chez lui par une nuit glaciale le fou du village. Il l’a accueilli chaque nuit pendant plusieurs années alors que la vie était dure et qu’il avait une nombreuse famille à nourrir. Il a toujours considéré ce geste comme normal, et n’a jamais été décoré pour cela !
À côté de l’hospitalité, comme compagne de cette vertu nomade, je placerai la patience… Un ami me rapporta une tradition remontant au Prophète de l’islam. Un de ses compagnons lui demanda : « Quelles sont les trois grandes vertus dont doit se munir un musulman ? » Et le Prophète de répondre : « La première c’est la patience, la seconde c’est la patience, et la troisième… c’est la patience ! »
Oui, de la patience, il en faut ! Attendre la pluie, le bus qui ne vient pas, le chameau au bord du puits, l’heure du ftour (rupture du jeûne) aux journées d’été. Voici une trentaine d’années, le Ramadan tombait juste en plein été. Je demandai à Bachir, notre cuisinier, comment il allait faire pour affronter cette dure épreuve. « Mais nous patienterons, mon père ! » Tout était dit : « La patience est la clé du paradis. » Suis-je sûr de l’avoir bien accrochée à mon trousseau de voyage ? N’est-elle pas celle qui ouvre aussi la porte du désert ?
Le désert, premier barrage pour les migrants
Mais cet espace d’hospitalité et d’accueil peut aussi être une terre interdite. Le Sahara est en effet un grand couloir de migrations subsahariennes.
Un contrôle de gendarmerie barre la route. Un minibus est arrêté et les agents vérifient les papiers. Trois Africains seront laissés sur place, avec leur maigre bagage. Peut-être auront-ils la chance de pouvoir prendre le bus suivant ? Pour un retour à la case départ, ou pour une nouvelle étape dans leur transhumance. Le désert est aussi un mur, une mer, une marâtre. On y meurt beaucoup ces temps-ci. C’est le premier bastion, le premier rempart entre l’Occident et l’Afrique subsaharienne. Les migrants venus du Nigeria, du Liberia, du Cameroun, du Congo ou autre pays africain en savent quelque chose.
La traversée n’a pas pour eux le charme d’un voyage touristique. Ils ont souvent amassé avec patience les quelques milliers d’euros nécessaires au départ pour se voir souvent dépossédés rapidement de cette manne de papier. Ils arrivent dans les oasis affamés, assoiffés, souvent dépouillés de tout, et ne doivent leur subsistance qu’à la solidarité de leurs compagnons qui les précèdent. Non, ce n’est pas un voyage touristique qu’ils ont entamé, mais une aventure dont ils n’ont pas pu ou voulu mesurer les dangers. Danger de la soif, de la faim, de la corruption des passeurs, de la cupidité des réseaux qui leur promettent le paradis occidental.
S’ils ont quitté leur pays, leur famille, leur village, ce n’est pas nécessairement par goût de l’aventure, mais par nécessité. Le miroir aux alouettes des sociétés occidentales où un proche a réussi, où un frère a fait petite fortune, où un cousin a presque miraculeusement atterri, est parvenu à les convaincre et à faire sauter leurs dernières hésitations. Et ils sont partis, souvent poussés par leur propre famille qui s’est saignée à blanc pour trouver la somme nécessaire. Et ils sont partis sans autre retour possible que celui de la réussite en poche. Dès lors les ponts sont coupés. Je connais un migrant qui a été reconduit trois ou quatre fois à la frontière et qui est toujours revenu. Et pour la plupart, ils sont prêts à la même épreuve, au même risque.
S’ils quittent leur pays, c’est bien parce que l’horizon de leur avenir est devenu un désert ! Alors désert pour désert, autant partir que de dessécher sur place ! S’ils partent ainsi, c’est parce qu’ils sont en quête de travail, c’est-à-dire de dignité et de moyen de vivre, tout simplement. Le travail, même pénible, est au moins un signe que l’on est homme et que l’on peut redresser la tête. Et si ce droit ne leur est pas donné, ils vont le chercher ailleurs, quitte à affronter les dangers du désert, avant de faire face à ceux de la mer.
Une messe en islam
Méditation eucharistique
Chant d’entrée
L’appel à la prière vient de retentir dans l’aube nouvelle,
et son cri a réveillé les croyants endormis.
Allah Akbar ! Dieu seul est Grand!
Cet appel qui vient de l’autre m’invite, Seigneur,
à me tourner moi aussi vers Toi.
Tu m’arraches à ma nuit,
à toutes les forces des ténèbres qui tentent d’envelopper toutes choses.
La triple affirmation de Ta grandeur m’éveille à cette journée qui commence.
Qu’elles soient bénies et qu’elles soient le reflet de Ta présence,
ces heures qui s’ouvrent devant moi,
les rencontres imprévues, et celles que j’attends.
Voici que déjà Tu frappes à ma porte,
porté par une voix qui me crie que Tu es.
Et Tu me rappelles que Toi Seul es Grand.
Il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.
Je me prosternerai donc devant Toi, l’Hôte de ma nuit,
et je T’ouvrirai la porte de mon cœur.
Entre donc et viens dilater mon être,
l’élargir aux dimensions du monde.
Toi qui es si grand, si humble et si petit,
viens occuper tout mon espace
pour qu’il n’y ait pas dans ma vie d’autre Dieu que Toi.
Viens purifier mon Temple,
et en chasser toutes les idoles qui l’encombrent.
Que jamais n’y entrent les faux dieux
de la violence, de l’argent et du pouvoir trompeur,
idoles vieilles comme le monde, mais toujours renaissantes.
Il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.
Que cette affirmation prenne corps et âme
tout au long de cette journée.
Quelle que soit la main qui frappera à ma porte,
que j’y reconnaisse la Tienne.
Quel que soit le visage qui croisera ma route,
que je puisse y voir le Tien.
Toi l’hôte invisible, le mendiant caché, le frère proche,
l’enfant innocent, l’inconnu rencontré,
Tu Te caches derrière tant de visages humains !
Et Tu fais de chaque rencontre
une surprise toujours renouvelée.
Il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.
Avec les croyants qui se prosternent à la pointe de ce jour,
je me prosterne moi aussi.
Avec ceux et celles qui invoquent Ton Nom,
dans les Mosquées, les Églises, et les Monastères.
Avec ceux et celles qui ne peuvent que lever les yeux vers
Toi, malades, vieillards,
je me prosterne.
Avec ceux et celles que garde à la maison l’œuvre du quotidien,
avec ceux et celles que le travail retient
à l’usine, à l’atelier, aux troupeaux et aux champs,
je m’incline.
Avec tous les croyants qui suivent le chemin du total
Abandon,
qui remettent leur vie entre Tes mains,
et se soumettent à l’Esprit de leur Écriture,
je Te prie.
Donne-moi un cœur large et généreux, élargis mon horizon,
et que ma prière devienne ainsi vraiment universelle.
Il n’y a pas d’autre Dieu que Toi.
Claude Rault
Peintures de Zao Wou Ki