La vie de chacun de nous a un sens qui nous échappe, et ce serait le cas de reparler de la fameuse tapisserie dont nous n’apercevons que l’envers : l’endroit, nous ne le verrons que beaucoup plus tard. Ce qui nous paraît aujourd’hui embrouillé, ténébreux, confus, se montrera sous son aspect harmonieux. Chacun malgré ses vacillations, ses chutes, n’en va pas moins, dans une obscurité étouffante, vers la paix. Il y aura finalement ce jour où, comme dit l’Écriture, Dieu essuiera toutes les larmes… Certes, nous ne savons pas comment notre salut s’opère, et notre vie apparaît comme un roman dont nous n’arrivons pas à trouver le titre, mais Dieu trouve le titre. (…)
Il me semble que parfois je ne vis pas, mais que je rêve que je vie, et toute ma vie passée m’apparaît comme une sorte de songe dont je m’éveille chaque jour et qui chaque jour me poursuit. Peut-être, en effet, la mort sera-t-elle pour nous tous le grand réveil. Nous comprendrons alors que nous nous mouvions parmi des ombres, mais derrière tout cela il y avait Dieu, comme derrière un voile qui nous cache le ciel il y a les palpitations de la lumière. (…)
Jamais la lumière ne m’a paru plus belle. Elle fait songer à un grand trésor jeté à pleine mains dans les profondeurs du feuillage, des profondeurs toutes bruissantes de cris, de chants et d’appels. Ne l’avais-je donc jamais regardée ? Elle fait de l’ombre une servante qui la suit pas à pas avec une humilité admirable… C’est cela la vie libérée. Il faut aimer la grande patrie inconnue qui nous appelle depuis le jour où nous avons ouvert les yeux sur cette terre, il faut croire qu’au-delà de l’ombre brille la lumière que le langage de l’homme ne peut décrire. L’Éternel est heureux et l’Éternel est au fond de nous tous.
Julien Green