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La Chair, l'Esprit et l'Amour

En suivant l'épitre de Saint Paul aux Romains
Michel Jondot

Un travail d’analyse assez technique, qu’on trouve en annexe (annexeromains8.html), a précédé la relecture qu’on trouve ci-dessous. Il a permis de discerner trois plages de sens que l’on reprend pour entrer dans la méditation ici proposée.

1
La défaite de la chair

Épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 8 versets 1 à 13

Il n’y a maintenant plus de condamnation pour ceux qui sont dans le Christ Jésus. La loi de l’Esprit qui donne la vie dans le Christ Jésus t’a affranchi de la loi du péché et de la mort. De fait chose impossible à la Loi impuissante du fait de la chair, Dieu, en envoyant son propre Fils avec une chair semblable à celle du péché et en vue du péché, a condamné le péché dans la chair, afin que le précepte fût accompli en nous dont la conduite n’obéit pas à la chair mais à l’esprit. En effet, ceux qui vivent selon la chair désirent ce qui est charnel ; ceux qui vivent selon l’Esprit ce qui est spirituel, car le désir de la chair c’est la mort, tandis que le désir de l’esprit, c’est la vie et la paix, puisque le désir de la chair est inimitié contre Dieu : il ne se soumet pas à la loi de Dieu, il ne le peut même pas, et ceux qui sont dans la chair ne peuvent plaire à Dieu. Vous, vous n’êtes pas dans la chair mais dans l’esprit puisque l’Esprit de Dieu habite en vous. Qui n’a pas l’Esprit du Christ ne lui appartient pas, mais si le Christ est en vous bien que le corps soit mort déjà en raison du péché, l’Esprit est vie en raison de la justice. Et sir l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous.

Ainsi donc, mes frères, nous sommes débiteurs mais non point envers la chair pour devoir vivre selon la chair. Car si vous vivez selon la chair, vous mourrez. Mais si, par l’Esprit vous faites mourir les œuvres du corps, vous vivrez.



Relecture

« Je me rappelle cet homme de 25 ans, touché par une balle… Un mort vivant, sa blessure était très infectée, et il fallait l’emmener à un hôpital non-officiel mais en traversant plusieurs barrages, et il était recherché… Une fois la mission accomplie, j’avais un sentiment fort d’une absence totale de sens. J’écrivais à l’époque dans un journal des textes sur la situation en essayant de philosopher à partir de ce que nous vivons… Mais j’ai senti que mon écriture était vide, car l’odeur de cette chair ouverte qui m’est restée longtemps dans les narines, on ne la sent pas dans mes mots…

Comment alors écrire ce corps ? Comment inventer une écriture philosophique qui s’articule autour de ce corps déchiré ? Ce corps je l’ai vu en Syrie et au Liban pendant la révolution et la guerre, mais aussi bien avant dans des hôpitaux, dans les lieux de prostitution, dans les quartiers où dorment des enfants sans abris où je travaillais. »

Nibras Chehayed

Nibras Chehayed évoque ici l’expérience qui fut la sienne et qui donne, aujourd’hui, matière à sa réflexion de philosophe. Nibras est réfugié syrien ; il a vécu la situation tragique qui est celle de milliers d’hommes, de femmes, d’enfants, tentant d’échapper à des carnages insoutenables. « Carnages » : le mot s’impose. Il ne suffit pas de nous contenter de la définition du mot dans les dictionnaires. Il ne s’agit pas seulement de « massacre ». L’étymologie nous renseigne ; elle nous renvoie à un mot latin (carnaticum) qui signifie « abattage des animaux ».

Sans être aussi dramatique, la situation présente de notre pays, elle aussi, a quelque chose de bestial. Non seulement, à plusieurs reprises, le djihadisme a fait couler le sang comme dans un abattoir, mais plus largement encore, par centaines, des femmes disent à quel point elles sont offensées par certains comportements masculins : « Balance ton porc », dit-on à qui veut bien l’entendre. On parlait autrefois des « œuvres de chair », pour désigner la rencontre de l’homme et de la femme. A s’en tenir à cette dimension charnelle, on risque aujourd’hui de sombrer dans l’animalité.

Un texte de Platon dans le Gorgias déjà évoqué vaut d’être rappelé. Le philosophe met en scène un certain Calliclès qui prétend, face à Socrate, qu’il n’est d’autre loi possible que la loi naturelle. Certes, précurseur, de Darwin il reconnaît que cette loi élimine les faibles mais il promeut le règne des forts. « Celui qui veut vivre droitement sa vie, doit, d’une part, laisser les passions qui sont les siennes grandir le plus possible et ne pas les mutiler et, d’autre part donner à chaque désir qui pourra lui venir la plus grande satisfaction. Car ce qui est juste, c’est de porter ses passions, de les assouvir totalement en mettant son intelligence à leur service. » A cela Socrate oppose une réflexion sur la société. Plutôt que de suivre les instincts, nous gagnons à instaurer des lois qui, seules, nous permettent de vivre ensemble.

C’est à ce même problème que s’affronte Paul. Il voit bien qu’à suivre la nature – la chair dans son vocabulaire – on se soumet à « la loi du péché et de la mort ». Platon parle d’intelligence et Paul parle de « l’esprit », mais l’intuition est semblable quand il parle de « conduite » qui « obéit non à la chair mais à l’esprit ».

Cependant Paul se sépare de Platon, ou, plutôt, le dépasse ; ce dernier assimile la chair à un tombeau (sôma/sêma). L’apôtre, quant à lui, voit bien que le corps est soumis à « la loi du péché et de la mort » ; mais il ajoute que la loi de la raison ou de l’intelligence – de « l’esprit » – « est impuissante » sans une autre loi. Dans l’épitre aux Romains, en réalité, l’humanité est prise dans un conflit entre deux lois ou deux désirs : « la loi du péché et de la mort » d’une part, « la loi de l’Esprit » d’autre part. Cet Esprit dépasse l’esprit de l’homme sans pourtant l’arracher à sa condition charnelle. Le passé de Jésus dont témoigne l’épitre éclaire le combat du présent « contre la chair et le sang », autrement dit le combat de l’homme livré à ses seules forces. Un Autre nous a rejoints, « dans une chair semblable à la nôtre », nous libérant, nous « affranchissant », d’une loi de malheur. Cet Autre « Dieu l’a envoyé » pour qu’aux préceptes des lois dont parle Platon qui s’avèrent impuissantes – s’unisse, sans s’y confondre, ce que Paul appelle la « Loi de l’Esprit ».

Ainsi, l’épitre aux Romains éclaire notre regard.

Le présent de notre histoire gagne, en effet, à être regardé à la lumière de ce conflit entre les lois et les désirs : « Justice et paix » sont deux objectifs qui sont communs aux chrétiens et à tous les hommes dignes de ce nom ; ils ne sont pas rares ceux qui, hors de l’Eglise – à l’instar d’ Abdel-Kader, Gandhi ou Mandela et de beaucoup d’autres - refusent ces « lois de péché et de mort » qui plongent des milliards de personnes humaines dans la pauvreté et qui arrachent des millions de familles à leur terre, en quête de paix, de pain ou de liberté. Ne croyons pas que le combat contre l’avidité de ceux dont le désir, en réalité, est « inimitié contre Dieu », est l’apanage des chrétiens. En revanche, chrétiens, nous sommes invités, à reconnaître, un peu partout dans l’histoire, le Travail de l’Esprit qui nous « affranchit ». Il est, nous le croyons, aussi inséparable de la chair de l’histoire humaine qu’il l’était de Jésus marchant sur les routes de Palestine. « Platon pour disposer au christianisme » disait Pascal de façon abrupte. Il est bien vrai que les contestations de Calliclès, de la part de Socrate, laissaient présager la condamnation paulinienne des lois purement naturelles. Le chrétien, regardant la nature, est invité à y reconnaître le travail de Dieu, « créateur de toutes choses ». En l’occurrence, au cœur des carnages de ce temps, sachons discerner et rejoindre ceux et celles que Dieu « a affranchis ». Sachons discerner ceux et celles qui, libérés des idéologies alimentant les convoitises mortifères : ils sont animés « du désir de l’esprit », c’est-à-dire du désir « de la vie et de la paix ». Sachons discerner d’où jaillit la liberté de tous ceux qui ont à cœur l’œuvre de libération.

Le présent de l’Eglise, lui aussi, appelle notre regard. Elle fait souffrir beaucoup de chrétiens, au nom de cette fameuse « loi naturelle » dont, aux dires de beaucoup, elle sait mal parler. On lui reproche, à tort ou à raison, de pactiser parfois avec des idéologies perverses, voire même avec les forces de l’argent. Elle ne peut plus cacher les faiblesses de plusieurs de ses prêtres, de ses évêques ou de ses cardinaux ; ceux-ci méritent d’être condamnés par la morale de nos pays qui ont cessé d’être chrétiens. Oui, elle est l’Eglise des pécheurs. On a peut-être tort de lui reprocher de ne plus avoir la possibilité de s’affirmer plus noble que les autres réalités de notre temps. Par-delà ses manques, le croyant reconnaît que, grâce à elle, un certain passé ne peut être ni occulté ni écarté. Le croyant reconnaît l’acte où s’est manifestée et réalisée la rencontre de Dieu et de l’univers dans l’in-carnation de son Fils. « Dans une chair semblable à la nôtre le péché a été condamné. » L’Eglise est au cœur du conflit entre le désir de la chair et celui de l’Esprit, entre le passage – la pâque - de l’un à l’autre. Jésus est à ce carrefour, il est ce carrefour où l’on passe de notre condition charnelle et mortelle à une vie neuve : « Dieu l’a ressuscité d’entre les morts… et son Esprit habite » en nous. Cet acte qui arrache à la mort est offert à nos regards. Il se manifeste par des réalités simples : pain, vin, eau, huile sainte, quelques textes qui nous sont laissés en héritage. Les yeux du croyant ont « la faiblesse de croire » qu’elles actualisent l’acte de Jésus ; au nom du Père qui l’envoie, il nous diffuse son Esprit, aujourd’hui même. Ce passé de Jésus est mystérieux, non seulement il transfigure notre présent, mais il nous garde du désespoir. « Tout a été dit et l’on vient trop tard », dit Musset. La foi nous empêche de l’approuver. En accueillant ce passé de Jésus, on ouvre l’avenir : notre temps présent est aussi le temps du futur.

Enfin c’est son propre cœur que le chrétien est invité à regarder. Il est ce lieu de combat entre la chair et ce qui la dépasse ; là s’affrontent « le désir de la chair » et « le désir de l’esprit ». Parfois, l’Eglise a mal discerné le rapport entre l’un et l’autre de ces deux désirs. La passion du Christ à été vécue dans sa chair et celle-ci n’est condamnable que lorsqu’elle est « inimitié contre Dieu » c’est-à-dire quand elle est enfermée sur elle-même. On a souvent considéré que la rencontre sexuelle était mauvaise. En certaines époques, elle n’était guère autorisée que dans la mesure où on la réduisait à un simple « remède à la concupiscence ». De fait, elle est perverse lorsque l’autre n’est considéré que comme objet de convoitise comme on l’entend dans les plaintes de ces femmes qui ont fait les frais d’un appétit bestial. En réalité la sexualité est sainte, aux yeux de la foi, lorsqu’elle permet le don de soi à autrui. « Jouissons sans entrave » disaient les jeunes de mai 68. Pour être choquant ce slogan peut avoir un brin de pertinence dans la mesure où la véritable entrave est la convoitise dont l’Esprit nous libère. Il est vrai que le cœur humain peut se séparer de l’esprit et, dans le même mouvement, se séparer de l’Esprit.

Le plus grand danger qui menace nos désirs est dans la quête du pouvoir. Certes, ils prennent des proportions gigantesques au Proche-Orient ou sur la Terre-Sainte. On veut aliéner et soumettre des populations entières et, au nom d’objectifs que parfois on prétend spirituels, on conduit des foules à la mort. Ne croyons pas que nous sommes indemnes de cette convoitise. Il n’est pas difficile de la voir dans nos familles : l’histoire de Caïn n’est pas toujours loin de nous ! On la reconnaît à l’intérieur des partis politiques et entre ces partis eux-mêmes. Que d’efforts dépensés, non pour le service des citoyens, mais par désir de domination. Le même mouvement se produit dans les entreprises, les associations et même dans l’Eglise.


2
Le travail de l'Esprit

Épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 8 versets 14 à 27

En effet, tous ceux qu’anime l’Esprit de Dieu sont fils de Dieu ; aussi bien n’avez-vous pas reçu un esprit d’esclaves pour retomber dans la crainte, vous avez reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : « Abba ! Père ! ». L’Esprit se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. Enfants et donc héritiers et cohéritiers du Christ puisque nous souffrons avec lui pour être aussi glorifiés avec lui.

J’estime, en effet, que les souffrances du temps présent ne sont pas à comparer à la gloire qui doit se révéler en nous Car la création en attente aspire à la révélation des fils de Dieu : si elle fut assujettie à la vanité – non qu’elle l’eût voulu mais à cause de Celui qui l’y a soumise – c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous le savons, en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mêmes qui possédons les prémices de l’Esprit, nous gémissons, nous aussi, dans l’attente de la rédemption de notre corps. Car notre salut est objet d’espérance et voir ce qu’on espère, ce n’est plus l’espérer : ce qu’on voit comment pourrait-on l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec constance.

Pareillement l’Esprit vient au secours de notre faiblesse, car nous ne savons que demander pour prier comme il faut ; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux vues de Dieu.



Relecture

« La capacité de la nature fait partie d’un style de vie qui implique une capacité de cohabitation et de communion. Jésus nous a rappelé que nous avons Dieu comme Père commun, ce qui fait de nous des frères. L’amour fraternel ne peut être que gratuit, il ne peut jamais être une rétribution pour ce qu’un autre réalise ni une avance sur ce que nous espérons qu’il fera. C’est pourquoi il est possible d’aimer ses ennemis. Cette même gratuité nous amène à aimer et à accepter le vent, le soleil et les nuages, bien qu’ils ne se soumettent pas à notre contrôle. »

Pape François. Encyclique « Laudato si »

Le 25 septembre 2018, 150 pays se seront mobilisés. Des jeunes gens et des jeunes filles, des hommes et des femmes de tous âges ont parcouru les côtes de la mer, les bords des cours d’eau, les champs et les forêts, les montagnes, les rues et les jardins publics dans toutes les villes du monde

Ils tâcheront de nettoyer un environnement souillé par l’inconscience humaine : la beauté du monde est pervertie. Ce geste sera symbolique : nous prenons conscience que notre planète est abîmée. Mais la bonne volonté de ceux et celles qui auront consacré quelques heures pour redonner un air de jeunesse au visage de notre terre, sera loin de suffire. Qui pourra arrêter le vent de répandre dans les airs les fumées des usines qui cachent la beauté d’un ciel ensoleillé ? Qui pourra libérer les mers des tonnes de plastique qui empoisonnent toutes les espèces de poisson ? Comment arrêter la fonte des glaces qui risque de modifier du tout au tout l’équilibre du monde ?

Et surtout comment sauver l’humanité ? Des populations entières ne peuvent déjà plus trouver dans leur environnement les moyens de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires : les sols ont cessé de produire les fruits qui nourrissaient ceux qui y travaillent. 850 millions de personnes, de l’Afrique à l’Asie, en passant par l’Amérique latine, se couchent sans avoir pu manger et une personne sur trois dans le monde souffre de malnutrition. Les altérations du climat s’aggravent de jour en jour sous l’effet des relations entre les hommes : les pays riches s’accaparent des minerais et autres richesses des pays pauvres, abattent les forêts qui absorbaient les gaz carboniques et nouent des relations commerciales injustes.

Aux guerres qui font des ravages s’ajoutent les massacres des populations pauvres, victimes des guerres économiques. Il leur faut bien quitter leur bout de terre pour tenter de trouver un moyen d’arracher à la mort et à la faim des familles entières. C’est souvent pour sombrer dans les eaux de la mer, pour se voir rejetés aux frontières ou concentrés dans des camps sordides lorsque, surmontant les difficultés, ils ont réussi à pénétrer dans un territoire interdit.

Que de larmes et de gémissements on entend mal dans nos pays occidentaux ! Paul ouvre nos oreilles. « La création tout entière gémit » ; nous, les humains, avec elle « nous gémissons nous aussi ». Certes l’apôtre nous écrivait voici plus de vingt siècles mais son temps s’avère le nôtre : il est le temps présent où nous recevons le texte qu’il adresse.

Il nous faut entendre les sanglots des parents incapables de nourrir leurs enfants, des mères ou des épouses découvrant que celui qu’elles aiment a sombré dans la mer, l’angoisse des adolescents sur les rivages de Calais, leur souffrance devant le froid et la faim, leur colère secrète face aux insultes et au rejet des foules qui leur restent étrangères. Il faut sans doute entendre aussi les plaintes de ceux qui subissent une présence indésirable dans leur voisinage.

Mais d’où vient cette situation inhumaine ? Elle vient de loin, elle vient d’un passé qu’on ne saurait situer dans l’histoire : elle vient d’un temps qui précède notre présent. Les forces du mal sont là depuis toujours. La création, Paul l’affirme est soumise à une loi de servitude qui aliène l’humanité entière et la planète qu’elle habite : « la création… fut assujettie à la vanité… à cause de celui qui l’y a soumise. » Le texte parle de « la servitude et de la corruption » pour décrire les souffrances de notre terre. Il n’est pas difficile de remarquer que la loi de l’argent corrompt et que la servitude de tant et tant de nos contemporains est le résultat des lois économiques auxquelles il faut bien se soumettre. « Prendre possession sur, c’est souiller, posséder c’est souiller » la création, écrit Simonne Weil, une mystique du siècle dernier.

Que signifie cette souffrance de la création et de ceux qui l’habitent ? Simone Weil a une remarque éclairante. La création et nous-mêmes avec elle subissons des assauts de cruauté ; la tentation serait de changer la souffrance en tentant de rendre coup sur coup. En réalité « le vrai Dieu change la violence en souffrance » ; on le voit dans le mystère de Jésus et dans l’évocation, par Paul, des souffrances du temps présent. Cette création est aimée par Dieu : « Comment le bien peut aimer le mal sans souffrir ? Et le mal souffre aussi en aimant le bien. L’amour mutuel de l’homme et de Dieu est souffrance. »

En écoutant les gémissements de la création, en effet, on entre dans un conflit qui est celui de l’amour ; celui qui choisit le camp de Dieu dans l’affrontement cosmique que nous ne pouvons pas ne pas voir, gère un héritage : « Héritiers de Dieu », nous sommes « cohéritiers du Christ ». A la Passion de ce dernier devrait répondre la compassion avec tous les damnés de la terre. Les plus démunis viennent dans nos pays pour que nous devenions leurs frères. Nous ne pouvons nous résigner à la « servitude » des plus défavorisés ; tous « nous avons reçu un esprit de fils adoptifs qui nous fait nous écrier : Abba ! Père. »

Cet esprit humain ne va pas sans un autre Esprit, au travail dans la création. Deux procès se croisent dans la pensée de Paul. Les lois de ce monde condamnent à l’esclavage ; mais on décèle en même temps, dans ce même monde, une autre affaire où intervient un témoin que Jésus, au moment d’entrer dans sa Passion, avait présenté comme un avocat : « l’Esprit en personne se joint à notre esprit pour attester que nous sommes enfants de Dieu. » Là où le monde asservit, l’Esprit libère et alors les esclaves, en réalité, s’avèrent des fils et des héritiers. Nous avons à les entendre à travers les gémissements de la création ; nous avons à y reconnaître les gémissements de l’Esprit lui-même qui dépassent ce que peuvent dire nos langues humaines. Il transforme ainsi la souffrance en amour : « L’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables. »

La vie de François d’Assise illustre ce texte des Romains. Il vivait en un siècle où l’argent commençait à profiter aux uns et à appauvrir les autres. Fils d’un riche marchand, il réussit à rejoindre le monde des pauvres et à partager leurs misères. A partir de ce compagnonnage, il découvrit et il chanta le monde dont il devinait la beauté : « Très-Haut et très puissant, bon Seigneur, à toi sont les louanges, la gloire et l’honneur et toute bénédiction. » Nous pouvons y reconnaître l’écho de Paul qui, lui aussi, chantait la gloire du Christ, une gloire qu’il partage avec nous : ne sommes-nous pas, effet, « héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ, puisque nous souffrons avec lui pour être glorifié avec lui » ?

Souffrance et gloire : étrange concordance qu’on ne peut comprendre si l’on oublie le travail de l’Esprit. Certes, ce que voient nos yeux ne correspond pas à ce que nous attendons. Aujourd’hui plus que jamais la planète risque de nous décevoir ; elle est loin de répondre à nos désirs mais en réalité elle fait naître l’Espérance : « voir ce que l’on espère, ce n’est plus l’espérer. » Nous avons, dans la foi, « les prémices de l’Esprit » et les « désirs de l’Esprit » sont les désirs de tous ceux qui nous invitent, comme dit le Pape François, à « trouver un style de vie qui implique une capacité de cohabitation et de communion ». Au cœur de tous ceux qui cherchent aujourd’hui à transformer le monde, au cœur de nos efforts pour changer la vie, Paul nous invite à reconnaître le travail de l’Esprit.


3
Le triomphe de l'Amour

Épitre de Saint Paul aux Romains
chapitre 8 versets 28 à 38

Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, avec ceux qu’il a appelés selon son dessein. Car ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son Fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères ; et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, il les a aussi justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés.

Que dire après cela ? Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? Lui qui n’a pas épargné son propre Fils mais l’a livré pour nous tous, comment avec lui ne nous accordera-t-il pas toute faveur ? Qui sera l’accusateur de ceux qu’il a élus ? C’est Dieu qui justifie. Qui donc condamnera ? Le Christ Jésus, celui qui est mort, que-dis-je ? ressuscité, qui est à la droite de Dieu, qui intercède pour nous ? Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? selon le mot de l’Ecriture : A cause de toi, l’on nous met à mort tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d’abattoir. Mais en tout cela nous sommes les grands vainqueurs par celui qui nous a aimés.

Oui, j’en ai l’assurance, ni mort, ni vie, ni anges ni principautés, ni hauteur ni profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur.



Relecture

Il n’y reste aucune place pour Dieu, même chez le Christ, où la pensée de Dieu n’est plus, du moins, que celle d’une privation. Il faut arriver jusque là pour qu’il y ait incarnation. L’être tout entier devient privation de Dieu ; comment aller au-delà ? Il n’y a plus, après cela, que la résurrection.

Comment le bien peut aimer le mal sans souffrir ? Et le mal souffre aussi en aimant le bien. L’amour mutuel de l’homme et de Dieu est souffrance.

Simone Weil ; « La pesanteur et la grâce »

Plus de 1000 résistants, lors de la seconde guerre mondiale, furent incarcérés au Mont-Valérien, près de Paris, avant d’être exécutés. On a découvert, à la Libération, parmi les graffiti inscrits sur les murs, cette expression de triomphe d’un militant communiste : « Mes bourreaux sont d’hier, je suis demain. » On trouve un regard sur le monde assez semblable dans les propos de Paul. La loi des hommes fait des coupables qu’il faut débusquer afin de les convoquer pour les condamner ; l’apôtre révèle une autre instance. A une société qui s’efforce de repérer ceux qu’elle veut éliminer s’oppose un autre pouvoir qui discerne et qui convoque, lui aussi, pour faire non des coupables mais des justes : « ceux qu’il a discernés, il (Dieu) les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a aussi justifiés. » Certes le pouvoir qui s’exerce ainsi suppose un autre monde mais cet autre monde rejoint celui où se déroule notre vie mortelle : sa loi est l’amour. Celui-ci est une sorte de va-et-vient entre deux univers. Il est en nous et rejoint l’Autre. « Ceux qui L’aiment » sont également ceux qui sont aimés : « Rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté dans le Christ Jésus notre Seigneur. »

« Deux amours ont fait deux cités, écrit St Augustin : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la cité céleste. » En Jésus s’opère la rencontre conflictuelle entre ces deux mondes ; il a aimé avec un cœur d’homme étrangement sensible à la détresse de ses contemporains au point de tout perdre sauf la conscience du désir que son Père avait de lui : « Que ta volonté soit faite et non la mienne ! »

Cet arrachement de tout appui en ce monde était le fruit d’une tragique méprise.
Ceux qui ne voyaient pas que la loi de Moïse qui faisait d’eux des concitoyens ne tenait pas sans la volonté du Père,
ceux qui ne voyaient pas que cette loi ne pouvait que condamner si elle ne s’articulait pas sur une Autre loi qui seule justifie,
ceux qui ne voyaient pas que cette loi donnée par Dieu à Moïse ne pouvait enfermer sur un territoire aux dimensions limitées mais tentait d’ouvrir le cœur aux dimensions du monde,
tous ceux-là dont le cœur était étriqué et replié sur eux-mêmes ne pouvaient que condamner : « nous avons une loi et selon cette loi il doit mourir. »

Lorsque le cœur humain n’a plus la possibilité de se tourner vers autrui comme ce fut le cas de Jésus depuis sa prière à Gethsémani – « Non ma volonté mais la tienne » - jusqu’à sa prière sur la croix – « Père pourquoi m’as-tu abandonné ? » -, par-delà la dépossession de tout point d’appui et par-delà la mort, ne demeure plus que l’Amour qu’un Autre nous porte et qui, jusqu’au bout, reste à désirer. Rien ne peut détruire cet amour. Rien ne peut empêcher l’homme d’être « appelé et justifié » par la Loi qui ne peut condamner et qui fait une cité céleste regroupant « une multitude de frères ».

Cette réflexion peut éclairer cette conversation de François d’Assise avec Frère Léon. Ils sont tous deux sur la route qui va de Pérouse à Assise, accablés de fatigue et mordus par le froid et la faim. François commence par énumérer une longue série de situations dont il affirme qu’« elles ne sont pas la joie parfaite ». La conclusion peut paraître étrange : « Si nous, contraints pourtant par la faim, et par le froid, et par la nuit, nous frappons encore et appelons (le frère portier) et le supplions pour l'amour de Dieu, avec de grands gémissements, de nous ouvrir et de nous faire cependant entrer, et qu'il dise, plus irrité encore : « ceux-ci sont des vauriens importuns, et je vais les payer comme ils le méritent », et s'il sort avec un bâton noueux, et qu'il nous saisisse par le capuchon, et nous jette par terre, et nous roule dans la neige, et nous frappe de tous les nœuds de ce bâton, si tout cela nous le supportons patiemment et avec allégresse, en pensant aux souffrances du Christ béni, que nous devons supporter pour son amour, ô frère Léon, écris qu'en cela est la joie parfaite. » En effet la situation est éclairante : lorsque tout manque, seul peut répondre encore l’amour de celui qu’en réalité nous cherchons dans toutes nos démarches mais qui, à moins d’être aveuglés, dépassera toujours nos attentes. En réalité, au cœur de toutes les circonstances rencontrées dans nos existences, réside une pauvreté fondamentale que souvent nous masquons et qui se manifestera inévitablement à notre dernier souffle. Jésus, vrai homme, ne pouvait éviter cette situation tragique. Vécue dans sa condition de Fils unique, ce manque inhérent à notre condition humaine, coïncidait avec le désir du Père de qui vient toute vie. En Jésus on ne peut séparer sa mise à mort et sa résurrection : « … Le Christ Jésus qui est mort, que dis-je ? ressuscité, (est) à la droite de Dieu ! »

Au cours de son procès, à l’heure où tout était déjà joué, Pilate exhiba Jésus aux regards de la foule : « Voici l’Homme » (Ecce homo). Le cœur de Jésus rejoint le cœur qui bat dans toutes les poitrines humaines ; que nous le sachions ou non, le cœur de l’homme s’avère inséparable de l’amour que Dieu nous porte. Peut-être faut-il faire l’expérience de la pauvreté pour le ressentir : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La tribulation, l’angoisse, la persécution, la faim, la nudité, les périls, le glaive ? Selon le mot de l’Ecriture : à cause de toi, l’on nous met à mort tout le long du jour ; nous avons passé pour des brebis d’abattoir. »

A cette phrase qui ressemble aux paroles de François d’Assise qu’on a évoquées, Paul ajoute : « En tout cela nous sommes les grands vainqueurs » ; il avait déjà dit que nous sommes « glorifiés ». De quel combat s’agit-il ? Un autre texte de St Paul, dans sa première aux Corinthiens, aide à répondre : « Mort, où donc est ta victoire ? » dit-il. Certes les témoins du Ressuscité ont vu que la mort ne pourrait avoir le dernier mot mais la victoire n’était pas encore pour autant définitivement acquise. Nous savons bien que le message reçu au tombeau n’a pas été reçu sans difficultés, si nous en croyons l’expérience de Thomas ou des disciples d’Emmaüs. Aujourd’hui plus que jamais il faut se battre contre les évidences pour recevoir le témoignage des apôtres. La raison nous donne l’illusion que tout est possible en notre temps. En réalité la technique accomplit des prouesses mais elle ne peut ouvrir le cœur pour pénétrer dans la « cité céleste » dont parle Augustin. Pour entrer en ce lieu d’où vient l’amour et la vie et qui rejoint notre pauvreté, une sorte de combat est à mener et lorsqu’on peut dire en vérité « je crois », une victoire est remportée contre « la cité terrestre ». (« Et telle est la victoire qui a triomphé du monde : notre foi. » 1 Jean 5,5) Alors, on devient capable de regarder l’avenir avec la sérénité que chante Saint Paul : « Qui nous séparera de l’amour du Christ… Oui, j’en ai l’assurance, ni mort, ni vie, ni anges, ni principautés, ni présent ni avenir, ni puissances, ni hauteur ni profondeur, ni aucune créature ne pourra nous séparer de l’amour du Christ manifesté dans le Christ Jésus. »

Un grand chrétien du siècle dernier, le romancier Georges Bernanos a su faire percevoir ce mystère de l’amour. Il a mis en scène cette joie de la foi qui vient de loin et qui ne se confond pas avec nos joies ordinaires. Ravagé par la maladie, épuisé, conscient de ses échecs et de ses faiblesses, le prêtre mis en scène dans le roman éprouve furtivement le sentiment que, touchant le fond de sa misère, il atteint le point où il va pénétrer dans un univers nouveau, transfiguré. Le Curé de campagne écrit dans son journal, à ce sujet :

J’allais écrire « ma joie » mais le mot ne serait pas très juste. « Attente » conviendrait mieux. Oui, une grande, une merveilleuse attente, qui dure même pendant le sommeil, car elle m’a positivement réveillé cette nuit. Je me suis trouvé les yeux ouverts, dans le noir, si heureux que l’impression en était presque douloureuse, à force d’être inexplicable. Je me suis levé. J’ai bu un verre d’eau et j’ai prié jusqu’à l’aube. C’était comme un grand murmure de l’âme. Cela me faisait penser à l’immense rumeur des feuillages qui précède le jour. Quel jour va se lever en moi ?


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