1- Le langage de Dieu
Le croyant affirme que Dieu parle dans l’Écriture. Tentons d’entrer dans son langage en abordant l’Évangile de Matthieu.
Au commencement, le langage
Le poète connaît le poids des mots. Il est utile de passer par lui pour entrer dans la lecture de St Matthieu. Jean Grosjean parle du quatrième évangile mais ce qu’il dit vaut aussi pour le texte des synoptiques
(1). « Au commencement était le ‘logos’ » (Jean 1,1) ; on traduit le mot « logos » par « Verbe » ou « parole ». En réalité, ce traducteur d’Eschyle et de Sophocle est un fin helléniste ; il préfère entendre : « Au commencement était le langage et le langage était chez Dieu. » Le langage est ce qui permet de sortir de soi pour s’adresser à autrui. « C’est la nature de Dieu d’être hanté par le langage. » En Dieu, chez Dieu, le Fils sort de Lui-même pour s’adresser au Père et le Père se tourne vers le Fils ; entre l’un et l’autre, l’Esprit est le souffle qui permet le fonctionnement du langage et le lien de l’un à l’autre.
Ce langage a fait le monde qui s’avère le poème de Dieu. « Par lui tout a été fait » : la création est comprise, dès les premiers mots de la Bible comme un acte de parole (« Dieu dit » : le mot ‘poème’ exprime l’acte de création). Lorsqu’apparaît le Messie, à Bethléem, Il est pris dans l’échange que permettent les mots. « Les siens », ses amis, parmi lesquels il a résidé, en sont venus parfois à reconnaître qu’ils étaient insérés dans ce travail où en Dieu s’opère la reconnaissance mutuelle. Jésus nous communique moins une connaissance sur Dieu ou sur l’Au-delà qu’il ne nous introduit dans le va-et-vient qui le constitue comme Fils. Ce qui s’interpose entre le Père et lui, le souffle qui leur permet de respirer, est communiqué aux hommes et les hommes ne le reconnaissaient que rarement. En Jésus apparaît qui nous sommes et ce qu’est le monde, tous emportés par ce mouvement qui, avec le Fils, nous tourne vers le Père.
Entre deux temps
À ceux qui, en Jésus, ont reconnu ce travail du langage, il a donné de devenir enfants de Dieu. L’auteur du premier des trois évangiles synoptiques est au nombre de ceux-là. L’Évangile de Matthieu se termine par une séparation entre le Maître et ses disciples. Mais lorsqu’on a compris le travail du langage, on perçoit qu’il ne peut s’arrêter avec le départ de Jésus. « Le langage... à mesure qu’il est dit, ne fait que périr pour que naisse le sens. Si le sens s’immobilise, dogmatique, le langage est mort. Les formules sont des idoles, les conclusions sont des idoles... » Avec le départ de Jésus dont le langage faisait apparaître le lien au Père – l’Alliance –, la manifestation de Dieu ne pouvait s’arrêter et, en réalité, le langage s’est propagé dans quelques communautés humaines. À travers le témoignage de ce travail sont nés les Évangiles. Ces textes, articulés sur la manifestation de Jésus, en actes et en paroles, prolongent dans l’histoire l’aventure du fils de Marie. « A ceux qui ont des oreilles pour entendre » ils ouvrent la porte de ce langage qui unit Dieu à Dieu.
Dans la mesure où ils prolongent les actes et les discours de Jésus, dans la mesure aussi où ils sont non le simple compte-rendu d’un événement passé mais son dépassement, ils sont pris dans le souffle que respirent le Père et le Fils. La vie de Jésus est de l’ordre du passé. Elle est même perdue. Mais L’Écriture est manifestation de Dieu tout autant que l’était l’histoire de Jésus durant sa vie terrestre. L’Évangile est écrit dans le même souffle. La respiration suppose la même inspiration.
Une double tentation
Cette manière qu’a Jean Grosjean d’aborder l’Évangile nous préserve d’une double tentation.
Depuis que se sont développées les sciences humaines, des savants utilisent les progrès des méthodes historiques et de l’analyse littéraire pour entrer dans le texte de l’Évangile. Il faut s’en réjouir : Les chrétiens se doivent de lire l’Écriture avec le sérieux qu’exige notre temps. Mais, en réalité, il s’avère que ce travail conduit parfois à des attitudes contestables. Le travail de l’exégèse arrache Jésus aux images que les croyants s’en sont faites. On aboutit alors à deux attitudes opposées. En éliminant les éléments que la critique considère comme discutables et en faisant apparaître les formes littéraires dans lesquelles le récit est raconté, on est amené à considérer comme invraisemblables bien des événements rapportés. Certains tentent de rédiger une biographie de Jésus avec les éléments dont on dispose scientifiquement. Le résultat est particulièrement décevant : le personnage qu’on nous présente est bien pâle et son message étriqué, réduit à un moralisme mièvre. D’autres, au contraire, constatant le peu de connaissances scientifiquement assurées en viennent à dire que l’histoire humaine de Jésus est à peu près inaccessible. Les textes seraient la trace d’une communauté primitive dont les membres se sont reconnus interpelés par Dieu. D’un côté on s’enferme dans une humanité décevante et d’un autre on relègue le Christ dans un univers transcendant, désincarné. Oubliant l’histoire, on est invité à répondre à notre tour, loin de l’homme né de Marie.
Le miroir de l’Évangile
Tout autre est la démarche du poète. Entrer dans l’Écriture conduit à pénétrer le langage qui est en Dieu et qui fonctionne aujourd’hui tout comme il fonctionnait en Jésus au temps de sa manifestation en Palestine. C’est avec cette conviction que nous lirons le texte. Nous nous efforcerons de ne pas quitter les mots, quitte à nous aider pour cela de tel ou tel élément que nous fournissent les sciences du langage. Nous nous souviendrons que, même si le passé nous échappe, nous sommes dans une situation privilégiée par rapport aux contemporains du Galiléen. Les évangiles, disait Érasme, « C’est le Christ lui-même, guérissant, mourant, ressuscitant, enfin entier que [ces écrits] rendent présents, de telle sorte que tu le verrais moins bien si tu l’avais dans les yeux pour le regarder » (2). Et surtout nous nous souviendrons qu’en réalité, l’Évangile est notre miroir. Il nous dit ce que nous devenons lorsque nous entrons dans le langage de Dieu : grâce à l’Esprit, nous avons devant nous un miroir. En effet, à en croire St Paul, « Nous tous qui, le visage découvert, reflétons comme en un miroir le visage du Christ, nous sommes peu-à-peu transformés en cette même image et c’est l’action du Seigneur qui est Esprit » (2Cor 3,18).
La montagne et l’Écriture
En entrant dans le langage de Dieu qui produit l’Évangile, on s’aperçoit que deux types d’expression scandent ce texte.
Le premier concerne la présence de Jésus sur la montagne.
Elle se manifeste dès que Jésus prend la parole : « Voyant les foules, il gravit la montagne et là il s’assit » (5,1). On la trouve également à l’extrême fin du livre : « Ils se rendirent à la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous » (28,16). On retrouve la formule en d’autres endroits. Après une première multiplication des pains et avant de traverser la frontière qui le conduira au pays de Tyr et de Sidon, juste après une âpre discussion avec les scribes et les anciens sur le pur et sur l’impur, Jésus s’écarte et vient au bord de la mer de Galilée : « Il gravit la montagne et là il s’assit. » (14,23). Après son passage en terre cananéenne, au moment où il va être transfiguré devant eux, « Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère, et les emmène à l’écart sur une haute montagne » (16,28).
Le deuxième type d’expression concerne l’accomplissement des Écritures.
À plusieurs reprises, Matthieu conclut le récit des événements qu’il rapporte avec le verbe « accomplir ». Au livre d’Isaïe, le prophète annonce au roi Achaz qu’une jeune femme lui donnera un fils. Le mot hébreu (almah) peut être traduit non seulement par « jeune femme » mais aussi par « vierge ». Aux yeux de l’évangéliste, le texte du prophète est inachevé. Il n’a de sens que dans les lignes qui racontent l’annonce faite à Marie : « Tout ceci advint pour que s’accomplît cet oracle du Seigneur ‘voici que la vierge concevra et enfantera un fils et on l’appellera du nom d’Emmanuel. »
À la suite d’’un songe, on nous raconte que Joseph en vient à quitter la Palestine pour échapper au massacre des nouveau-nés. Il en reviendra lorsque le danger aura disparu. Aux dires de Matthieu, ce point où l’enfant est conduit, l’Égypte, est celui où le peuple juif prit naissance en s’arrachant au pouvoir du Pharaon. Le départ comme le retour sont présentés par la même formule qu’à l’Annonciation. Le départ en Égypte permet de raccrocher les événements de Bethléem aux écrits du Deutéronome : « ...Pour que s’accomplît cet oracle prophétique : d’Égypte j’ai appelé mon fils. » Quant à cette sorte de génocide perpétré par Hérode, faut-il dire qu’il rappelle le livre d’un prophète ? On peut tout aussi bien affirmer qu’il est appelé par lui : « Hérode... envoya mettre à mort tous les enfants de moins de deux ans... Alors s’accomplit l’oracle du prophète Jérémie... ». Le terme du voyage de retour est Nazareth. L’information, là encore, donne sens à un texte ancien d’ailleurs impossible à trouver. « Il vint s’établir dans une ville appelée Nazareth, pour que s’accomplît l’oracle des prophètes : il sera appelé le Nazôréen. Par la suite, laissant Nazara, il se retira en Galilée et vint s’établir au bord de la mer à Capharnaüm, sur les confins de Zabulon et de Nephtali, pour que s’accomplît l’oracle d’Isaïe le prophète. » Jésus parcourait les bourgs, annonçant la Bonne Nouvelle. Il opérait des guérisons, « afin que s’accomplît l’oracle d’Isaïe le Prophète : il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies. »
Il faut attendre la fin du livre, lorsque Jésus entre à Jérusalem pour la dernière étape de son aventure terrestre, pour que revienne la formule. Jésus, arrivant au Mont des Oliviers, envoie deux disciples pour trouver la monture sur laquelle il fera son entrée. Ce détail nous est rapporté pour que Matthieu puisse préciser : « Ceci advint pour que s’accomplît l’oracle du prophète : Dites à la fille de Sion / Voici que ton roi vient à toi / Modeste, il monte une ânesse, / Et un ânon petit d’une bête de somme. » Le texte est d’Isaïe.
Aux heures de la Passion, Judas repentant rapporta les trente deniers qu’il avait perçus en trahissant son Maître. Avec cette somme nous dit-on, on acheta « le champ du potier ». L’expression ne laisse pas Matthieu indifférent. Il ne s’agit guère que d’un détail mais ce détail réveille des souvenirs et rappelle un texte de Jérémie. « Alors s’accomplit l’oracle de Jérémie le prophète : Et ils prirent les trente pièces d’argent, le prix du Précieux qu’ont apprécié les fils d’Israël, et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que me l’a ordonné le Seigneur. »
Regard synoptique
En croisant ces deux types d’expression on discerne sept unités de lecture.
La position de l’ensemble 4+4bis est centrale. Elle permet de repérer comment se produit le passage qui conduit de l’ensemble initial à l’ensemble terminal.
Les premières lignes de l’Évangile nous plongent en pleine judaïté. La généalogie, en passant par le roi David, remonte à tous les ancêtres juifs de Jésus. Elle conduit à Joseph, l’époux de Marie dont on nous dit que Jésus fut conçu. L’Évangile se termine sur un univers tout autre. Après avoir mentionné la rencontre des femmes sur le chemin, il nous écarte de la judaïté pour nous ouvrir à l’univers auquel la judaïté s’oppose : « De toutes les nations faites des disciples ».
On prétend parfois, à la suite de Maurice Blanchot, que tout texte rencontre un point où « il connaît l’épreuve de son impossibilité ». Notre tableau confirme cette remarque. En plein milieu du texte, entre deux ascensions sur la montagne, Jésus se trouve à la frontière de la Palestine et de la terre cananéenne et il s’en va du côté de Tyr et de Sidon (15,20). Une femme de ce pays vient à lui. Jésus, le juif, se trouve en terre païenne et la Cananéenne dit sa filiation davidique : « Jésus, fils de David, prends pitié de moi. » Le paganisme est dit dans le déplacement de Jésus et sa judaïté s’exprime sur les lèvres païennes. Le sens des mots change de camp ! Il n’est pas indifférent que cet épisode mette en scène une femme. Ce détail confirme la corrélation avec les premières et les dernières lignes : la féminité y est chaque fois manifestée. La généalogie du début, en effet, est suivie de l’annonce faite à Marie et, à la fin, l’annonce à faire aux Nations est précédée par la rencontre d’un groupe de femmes avec Jésus.
À propos des Écritures
Importante est la place de l’Écriture tout au cours du déroulement. On nous dit qu’en Jésus elle s’accomplit. « Comment s’accompliraient les Écritures ? » Prévoyant les conclusions du procès qui l’attend, Jésus, au moment de son arrestation, considère que la Passion qui s’annonce est la conclusion des écritures et c’est la raison pour laquelle il ne se dérobe pas. Des lettres sont écrites sur la croix - INRI - : là est l’écriture sainte en sa perfection, l’écriture achevée, le logos du commencement qui signifie « langage de Dieu ».
En réalité, l’Écriture que permet ce langage ne peut connaître un terme à proprement parler. S’il trouve un achèvement il promet un autre commencement et un autre accomplissement sans connaître jamais de clôture définitive. Les tout derniers mots sont à souligner : « Je serai avec vous, tous les jours, dans la suite des âges. »
Écrivant son témoignage sur Jésus, Matthieu s’insère et s’inscrit comme son maître au lieu où les écritures s’accomplissent. Les écritures s’accomplissent, c’est une évidence, lorsqu’elles sont lues. Jésus est le vrai lecteur des Écritures. Après lui, lorsque la lettre des Écritures saintes est lue, la foi conduit en un point mystérieux, c’est-à-dire là où se trouve le Fils. Nous sommes en effet dans « le langage de Dieu » dont parlait le poète et, avec les évangélistes, nous apprenons à lire.
Entrer dans le langage de Dieu, c’est parler à son tour. Ceci est déjà vrai pour les textes profanes : « Ainsi tourne la parole autour du livre. Lire, écrire : d’un désir à l’autre va toute la littérature » (Roland Barthes). Lorsqu’il s’agit de cette écriture considérée comme sainte par les croyants, elle vient après l’histoire de Jésus et s’avère ainsi nouvel accomplissement en inventant une vie qui manifeste l’école à laquelle nous appartenons.
Michel Jondot
Peintures de Dominique Penloup
1- « L’Ironie christique » Gallimard 2005 / Retour au texte
2- Cité par Marchadour : « Nouveau commentaire de l’Évangile de Jean ». / Retour au texte
En suivant l'Evangile de Matthieu (suite) :
2- Qu'est-ce que croire ?