« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière!»
Cette phrase que beaucoup auront entendue au jour d’entrée dans le Carême est-elle vraiment chrétienne ? Quel homme ou quelle femme pourraient, sans passer pour
un fou, refuser d’en reconnaître la pertinence ? Quel besoin le chrétien a-t-il de s’accrocher à une évidence et de vivre le temps original du Carême pour s’imprégner
d’une sagesse à laquelle nul ne peut échapper qu’il soit incroyant ou baptisé ?
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ! »
Entendre ces mots dans la foi est autre chose que de les recevoir d’une façon séculière.
Certes, avoir à mourir donne à l’existence une dimension tragique et se complaire dans la conscience de cette finitude a quelque chose de malsain qui risque de
paralyser la vie. Mieux vaut en prendre son parti et ouvrir les yeux sur les rencontres de chaque jour, sur les tâches à accomplir. « Carpe diem » disait
Horace : « cueille le jour », c’est-à-dire prends le temps qui passe comme une fleur dont on prend plaisir à contempler les couleurs et à savourer le parfum.
Autrement que le poète, le chrétien, se rappelant sa condition mortelle, découvre l’éclat de ces années qui lui restent à vivre. La mort est inséparable de la foi. Nous
avons à le redécouvrir chaque Carême et tout particulièrement cette année que nous considérons comme « année de la foi ».
Au terme de ces semaines nous arriverons à Pâques. Au cours de la vigile qui fait entrer dans la fête, nous lirons ce texte mystérieux du sacrifice d’Isaac. Comment se
fait-il qu’Abraham – notre père dans la foi - se résigne si facilement à immoler son fils tant attendu et fruit de la promesse de Yahvé ? Il conduit son fils
à la mort, presque allègrement, pour cette raison qu’il sait d’expérience que vivre la mort dans la foi c’est vaincre la mort. Isaac, on s’en souvient, lui avait été donné
par-delà la stérilité de son épouse. Isaac avait été conçu, reçu, par-delà toute attente. Le sein de Sara était mis à l’écart de la fécondité – comment mieux figurer
la mort ! - et lorsque celle-ci entend dire qu’elle sera enceinte, elle se met à rire. L’humour est une bonne manière de faire face au drame et à la déception.
Mais la foi dépasse cette sagesse-là; par-delà toute attente, la vie est donnée et une promesse accompagne le cadeau : Abraham sera le père d’une lignée innombrable.
Fort de cette expérience que la vie est donnée, fort de la parole reçue, Abraham sait bien qu’il a tout à espérer. Fort de son expérience spirituelle, il sait qu’il n’est
de vie que reçue et donnée et que sortir de ce mouvement revient à s’enfoncer dans la mort. Le fils reçu est un fils à donner et à recevoir encore. Le philosophe
Kierkegaard a de belles pages pour dire qu’Abraham conduisant son fils au sacrifice savait qu’il n’avait rien à perdre et tout à attendre. Le fils offert demeurerait pris
dans la promesse et serait à recevoir encore : Isaac immolé serait rendu.
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ! »
Entendre ces paroles dans la foi revient à affirmer la victoire sur la mort et la cohérence de la vie. Celle-ci n’a plus de saveur si elle n’est pas prise dans le
mouvement où l’on donne et où l’on reçoit. Jésus l’a montré. Il fut pris et il demeure dans la grâce – ce mot signifie « don » - Jésus a vécu dans
l’action de grâce pour le don reçu, dans la grâce accordée à tous et d’abord au pauvre et au pécheur. Jésus donné. Jésus « livré », transforme sa mort en cadeau.
Le pain et le vin partagés à l’Eucharistie sont rappel d’une mort dont nous avons à nous souvenir lorsque nous évoquons les limites de notre existence. Cette mort est
prise dans ce va-et-vient du don et de l’accueil. Mort donnée et reçue, passion et résurrection ne font qu’un : « Il est grand le mystère de la foi » !
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ! »
Ce mystère de Jésus est le mystère de l’homme, de tout homme aux yeux des chrétiens. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra ». Le mystère d’Isaac, le
mystère de Pâques éclairent cette phrase de Jésus, étrange pour beaucoup. S’il est vrai que la vie n’est vie que dans la mesure où elle est donnée, s’il est vrai que,
quoi que nous fassions, rien n’arrêtera ce va-et-vient qui consiste à offrir et recevoir, s’il est vrai qu’on ne peut reconnaître Dieu ailleurs que dans ce mouvement,
se replier sur soi revient à passer à côté de la réalité. C’est mourir avant l’âge. Pire : c’est vivre en donnant la mort. L’Occident vit dans l’illusion que son modèle
économique, reposant sur l’intérêt privé et la concurrence, fait marcher le monde. Elle aboutit à ce qu’on appelle « la mondialisation » : nous sommes proches
les uns des autres et pourtant séparés. La proximité – Benoît XVI l’avait fait remarquer – tue la solidarité. Mais la vie n’est humaine que lorsqu’elle est vouée
à autrui. En réalité, une partie du monde se nourrit aux dépens de l’autre et nous nous trouvons souvent du côté des « profiteurs ». On comprend que l’Eglise,
pour protéger la vie, pour sauver la vie, invite au jeûne et au partage. Transformer le temps qui conduit à la mort en semaines où l’on prend sur soi pour porter secours
à celui que rongent la pauvreté et la faim est un bel acte de foi en la vie. Le CCFD-Terre Solidaire est là pour nous aider dans cette tâche.
« Souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière ! »
"Cette phrase que beaucoup auront entendue au jour d’entrée dans le Carême est-elle vraiment chrétienne ? Quel homme ou quelle femme pourraient, sans passer pour un fou,
refuser d’en reconnaître la pertinence ?"
A bien y réfléchir, les deux questions qui ouvraient cette méditation ne sont sans doute pas aussi évidentes qu’il y paraît. « Ils ont des yeux pour ne pas
voir », disait Jésus. La remarque s’applique aux hommes de notre temps, chrétiens compris. Nous nous enfermons dans l’imaginaire. La société s’efforce de
nous boucher les yeux et la publicité étale sur les écrans ou les affiches collées aux murs, une humanité rayonnante de santé pour faire vendre des produits. On nous fait
croire qu’on peut échapper à la mort en nous cachant ses figures : la souffrance, la solitude, la maladie. Nous passons, disait à peu près un romancier chrétien, la plus grande
partie de notre vie à nous crever les yeux agréablement. Ce faisant nous sombrons dans l’illusion. Se rappeler que la vie nous est donnée non pour que nous la conservions mais
pour que nous la donnions conduit à prendre conscience que la vérité consiste non à échapper à la mort mais à donner sa vie et par le fait même à l’attendre plutôt
qu’à la retenir.
Michel Jondot
Peinture de soeur Marie-Boniface