La spiritualité de la vie religieuse enseigne à être des frères avant d’être des prêtres. En ce qui me concerne, cette spiritualité m’a structuré en profondeur, même si je comprends que la spiritualité des séminaires diocésains insiste davantage sur la notion de “paternité”. C’est peut-être en partie dû au fait que la prêtrise est très directement assimilée à la charge curiale : le curé se voit confier un peuple dont il peut se considérer comme le père.
Engendrement mutuel
Dans la paternité spirituelle, je mesure le risque de déviance vers une relation symbolique faussée car trop éloignée du réel de la relation de paternité. Se poser comme père peut cultiver l’illusion que nous, prêtres, n’avons besoin de personne, que nous sommes la source de l’engendrement attendu de la relation de paternité spirituelle.
À l’inverse, la notion de fraternité spirituelle fait place à la prise en compte d’une salutaire et réelle réciprocité, à un engendrement mutuel qui nous fait vivre nous aussi !
Il importe de ne pas perdre de vue le rythme naturel de la paternité (maternité) biologique. En effet, la relation de paternité évolue au fil de la vie : dans les premiers mois, les parents sont déstabilisés face à l’intrusion de leur nouveau-né, qui déplace tous leurs repères ; vient ensuite la période de l’éducation où les parents deviennent un modèle auquel l’enfant se confronte et avec lequel il se construit ; puis vient un moment où une altérité se crée, car les enfants sont devenus adultes ; enfin arrive ce temps où ce sont les enfants qui prennent soin des parents.
Ce processus humain peut facilement être occulté dans la paternité spirituelle, souvent figée dans la période de la relation d’éducation parent-enfant. Seul le patriarche conserve sa pleine autorité jusque sur son lit de mort, pas le père. Le risque est toujours là que la paternité spirituelle, belle en soi, se mue en une paternité patriarcale beaucoup plus enfermante. La relation est alors menacée d’une infantilisation à vie.
Une forme d’altérité
Le modèle de fraternité spirituelle me semble plus “vrai”, dans la mesure où il colle davantage à la réalité existentielle de la fraternité humaine. Dans une fratrie, différentes places sont honorées. Le grand frère et le petit frère ont un rôle l’un pour l’autre, qui peut évoluer au fil du temps et des circonstances. Dans la fraternité se vit aussi une forme d’altérité que l’on retrouve moins dans la paternité, car nous sommes frères et sœurs d’un même Père.
L’autorité d’un frère n’est normalement pas du même ordre que l’autorité d’un père. On ne doit rien à son frère ou à sa sœur, sinon la reconnaissance de ce qu’il a pu être pour nous, parce que c’était lui, parce que c’était elle. On ne lui doit pas la vie, et c’est une grande différence.
Comme évêque, je voudrais être un frère, que ce soit vis-à-vis de prêtres ou de sœurs plus âgés que moi, ou d’étudiants. Avec les premiers, il m’est difficile de me considérer comme un père, ce que je pourrais plus facilement faire avec les étudiants. Cependant, même avec eux, je me suis aperçu que, quand je parviens à me présenter comme leur frère dans le concret de la vie, cela suscite des relations humainement et spirituellement aussi fortes, et peut-être davantage, que lorsqu’ils m’identifient, de façon souvent un peu mécanique, à un père du seul fait de mon rôle institutionnel.
Appelé à être frère
Cela étant dit, bien sûr que je reconnais la réalité et la force de la paternité spirituelle. Simplement, elle ne se décrète pas et donc ne s’institutionnalise pas. C’est ma compréhension de la recommandation de Jésus de n’appeler personne “père”. On ne devient pas le père de tous à 25 ans, du seul fait que l’on a été ordonné prêtre. C’est la raison pour laquelle, dans la nécessaire articulation entre fraternité et paternité, la fraternité est première.
Je me sens profondément et d’abord appelé à être frère, parfois en position de grand frère. Il peut arriver que cette relation devienne avec tel ou telle une occasion d’engendrement, signe d’une relation réelle de paternité spirituelle. À titre personnel, je n’ai pas de père spirituel, mais des frères et des sœurs avec qui j’avance dans une relation d’altérité et de réciprocité. Parmi eux, quelques frères ou sœurs ont été pour moi des figures de paternité ou de maternité spirituelle à un moment de ma vie. Je peux les nommer.
Bien sûr, ce lien entre fraternité et paternité spirituelle est subtile. En tant qu’évêque, j’ai l’impression d’avoir avec les prêtres de mon diocèse une relation fraternelle, mais avec un “petit quelque chose” de différent que lorsque j’étais prêtre parmi eux, ou même vicaire général.
Il y a un an, je me suis occupé d’un prêtre âgé et aimé, décédé du Covid-19. Avec d’autres membres du diocèse, je l’ai accompagné jusqu’à son dernier souffle. Quand j’allais le voir à l’hôpital, lui prodiguais les soins du corps et lui donnais à manger, j’ai eu le sentiment de faire ce que j’avais toujours redouté d’avoir un jour à faire avec mon père, dont je ne m’imaginais pas capable. Ma manière d’être frère pour ce prêtre, c’était de me conduire avec lui comme un fils se conduit avec son père, pas comme un père avec son fils, avec toute l’autorité que peut avoir un fils sur son père à la fin de la vie de ce dernier.
Principe d’unité
Mais le fait que je sois son évêque, même si j’étais son frère, faisait qu’il y avait bien ce “petit quelque chose” en plus dont nous avions l’un et l’autre conscience sans avoir besoin de mots pour l’exprimer. Qu’était-ce ? Je ne saurais le dire. La finesse de cette relation n’est pas totalement rendue par la paternité spirituelle où l’évêque est le père de “ses” prêtres ou le prêtre, le père des laïcs qui lui sont confiés.
Mon rôle d’évêque, tel que j’aspire à le vivre, est d’être ce frère qui assume un principe d’unité, qui sait encourager chacun dans la manière dont l’Esprit s’exprime à travers lui. Mon modèle d’Église est celui, synodal, tel que décrit dans la première lettre de saint Paul aux Corinthiens, où chacun a des dons et a à les exprimer, à l’image du corps humain composé d’un ensemble d’organes, tous nécessaires, tous interdépendants les uns des autres.
Même si évidemment le principe de la synodalité nécessite que le cheminement se fasse “avec Pierre” et “sous Pierre”, parce que l’Église n’est pas une démocratie au sens où on l’entend habituellement. Mais il faut pouvoir entendre toutes les voix. La synodalité se situe dans cette tension entre l’horizontalité de la fraternité et la verticalité du principe d’unité. Pas l’un sans l’autre.
Jean-Paul Vesco, mis en ligne le 25 février 2022
Peintures de William Turner
1- Article en accès libre dans le journal La Vie du 17 février 2022 / Retour au texte