De nos jours, pour la grande masse des hommes, l’expérience de Dieu a perdu ce caractère d’évidence pour devenir l’une des plus graves questions qui interpellent l’homme du XXe siècle. Notre temps, témoin de tant de guerres et d’autres tragédies, se réfère à Dieu surtout par la voie de l’interrogation. Romano Guardini avait coutume de dire qu’à l’heure du jugement il aurait plus de questions à poser à Dieu que Dieu à lui.
En effet la condition requise pour être capable de comprendre la signification profonde du mot « Dieu » c’est un « non-comprendre » ; ne pas comprendre la réalité et l’histoire du monde, ne pas saisir Dieu lui-même ; ne pas réussir à concilier positivement et sans violence avec son existence la souffrance des innocents, la faute, le non-sens et la mort. Celui qui est incapable de demeurer, et longtemps, dans l’attitude d’humble demande, fait malaisément l’expérience de Dieu qui est typique de l’homme aujourd’hui. (…)
Il n'y a pas non plus d'expérience de Dieu qui élimine l'inconfort de notre condition d'êtres questionnants, inquiets, insatisfaits de l'image que nous nous faisons de la réalité. Il n'y a pas de raison de dissimuler avec anxiété le fait que notre expérience de Dieu est interrogative, ouverte et problématique. Celle même des grands mystiques a été telle. Cela ne peut scandaliser que si l'on s'imagine que l'expérience de Dieu livre des réponses, des recettes et des sécurités, que si l'on oublie qu'on fait l'expérience de Dieu précisément quand on commence à entrevoir plus profondément le caractère mystérieux de la réalité et à parler, à adresser ses demandes réellement à Dieu, et non plus à soi-même.
Nous restons toujours dépassés par le fait de l'Incarnation, c'est-à-dire par.les présences nouvelles, insaisissables, de Dieu dans notre monde. Présences nouvelles pour nous, pour notre aspiration à voir son visage et notre incapacité à le découvrir.
Nos questions naissent essentiellement du même fond que celles où s'exprimèrent la confiance de Marie (Lc 1,34 ; 2,48) ou l'embarras de Nicodème (Jn 3,4) ou l'agressivité des « sages » du chapitre 6 de saint Jean (Jn 6, 41-42. 52. 60...) Mais ce qui importe, c'est de faire de ces réactions éminemment personnelles suscitées au plus profond de nous-mêmes une expérience authentique de Dieu consistant en interrogations et en silences ; interrogations qui ne jugent pas, mais demandent humblement, et silences qui attendent. L'interrogation est la prière de l'enfant (pourquoi ? comment ? qui ? quoi ?). Et le silence, la prière du pauvre.
Pedro Arrupe
Extraits de « L’expérience de Dieu dans la vie religieuse »,
Semaine nationale des religieux d’Espagne, 12-16 avril 1977
Sculpture de Giacometti