(…) La foi chrétienne est expérience de fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre qui inquiète et fait vivre. Cette expérience n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, des mystiques, des spirituels la vivent et la disent. Aujourd’hui voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Églises, et non plus quelques-uns individuellement blessés par l’expérience mystique, devait vivre ce que le christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort. Cette mort n’est plus seulement l’objet du message concernant Jésus, mais l’expérience des messagers. Les Églises, et non plus seulement le Jésus dont elles parlent, semblent appelées à cette mort par la loi de l’histoire. Il s’agit d’accepter d’être faible, d’abandonner les masques dérisoires et hypocrites d’une puissance ecclésiale qui n’est plus, de renoncer à « la tentation de faire du bien ». Le problème n’est pas de savoir s’il sera possible de restaurer l’entreprise « Église », selon les règles de restauration et d’assainissement de toutes les entreprises. La seule question qui vaille est celle-ci : se trouvera-t-il des chrétiens pour vouloir chercher ces ouvertures priantes, errantes, admiratrices ? S’il est des hommes qui veuillent encore entrer dans cette expérience de foi, qui y reconnaissent leur nécessaire, il leur reviendra d’accorder leur Église à leur foi, d’y chercher non pas des modèles sociaux, politiques ou éthiques, mais des expériences croyantes – et leurs communications réciproques, faute de quoi il n’y aurait plus de communautés et donc plus d’itinérances chrétiennes.
Nul homme n’est chrétien tout seul, pour lui-même, mais en référence et en lien à l’autre, dans l’ouverture à une différence appelée et acceptée avec gratitude. Cette passion de l’autre n’est pas une nature primitive à retrouver, elle ne s’ajoute pas non plus comme une force de plus, ou un vêtement, à nos incompétences et à nos acquis ; c’est une fragilité qui dépouille nos solidités et introduit dans nos forces nécessaires la faiblesse de croire. Peut-être une théorie ou une pratique devient-elle chrétienne lorsque, dans la force d’une lucidité et d’une compétence, entre comme une danseuse le risque de s’exposer à l’extériorité, ou la docilité à l’étrangeté qui survient, ou la grâce de faire place – c’est-à-dire de croire – à l’autre. Ainsi « l’itinérant » d’Angelus Silesius, non pas nu, ni vêtu, mais dévêtu (2):
Vers Dieu je ne puis aller nu,
mais je vois être dévêtu.
Michel de Certeau
1- Éditions du Seuil, 1987 / Retour au texte
2- Angelius Silesius, L’Errant chérubinique, I, 297 (note de bas de page dans le texte) / Retour au texte