Une époque dangereuse
Notre planète, et l’humanité avec elle, sont aujourd’hui gravement en danger. La vie est menacée par deux entreprises totalitaires, liées dans leur conflit. La première est celle de la modernité occidentale qui a asservi la nature et l’humain à son aventure technique, au point de les défaire : crise écologique et émergence d’un « post-humain ». La seconde, en réaction contre elle, est celle des fondamentalismes religieux, lesquels en outre s’opposent entre eux : la guerre et son feu destructeur s’étendent partout. Comment en sortir ?
La vie est une affaire de relations, d’échanges entre des différences qui se rencontrent et se fécondent, faisant ainsi naître du nouveau. Si elle est mouvement, c’est parce qu’elle est en permanence ouverte à de l’autre, au contraire d’une totalité qui se clôt, complète, sur elle-même. Elle unifie certes, mais sans jamais réduire la diversité dont elle dépend : elle la fait bien plutôt proliférer, en se complexifiant. Unité du divers, ouverture à l’altérité, telle est la loi de la vie.
Nous sommes, dit-on, à l’âge de l’anthropocène. Ce mot récemment apparu désigne le fait que l’action de l’homme est devenue la force géophysique dominante. Le voici donc en position de premier responsable de l’avenir : vie ou mort ? Il faut bien reconnaître que l’avènement de cette responsabilité est historiquement lié à sa puissance technique qui, par formatage de la réalité, est précisément, en son stade actuel, ce qui entraîne la mort. Une inversion de sens est-elle possible ? L’homme est-il en capacité d’exercer en faveur de la vie cette responsabilité dont il ne peut s’exonérer, c’est-à-dire de la mettre au service de l’ouverture à l’altérité et de l’unité du divers ? Et quel est le sentiment, l’esprit qui devrait alors l’animer ? La fraternité.
L’échec de l’Occident
Reprenons. A l’origine, les hommes étaient de la nature. Ils faisaient naturellement société, organisés en tribus issues de rencontres sexuelles procréatrices. Ils dépendaient aussi pour leur subsistance d’autres espèces naturelles, végétales et animales, avec lesquelles ils négociaient en permanence – telle était la fonction de leur animisme – de telle sorte que le système vivant qu’ils formaient avec elles perdure, au bénéfice de ses différentes composantes. C’est ce système d’échanges que, par son anthropocentrisme, l’Occident moderne a détruit. En extirpant l’homme de la nature, il fit de celle-ci un objet soumis au pouvoir de celui-là, qui la livra à la science des ingénieurs. Résultat : artificialisation et mise en machine de tout, y compris de la société.
Evoquons-en brièvement les étapes, avec les exclusions correspondantes. Invention de l’Etat moderne, technocratique, qui homogénéise le territoire, normalise les mentalités et les comportements, marginalise tout ce qui n’entre pas dans sa mécanique : le non-conforme devient déviant, à redresser en l’enfermant ou à chasser. Alliance ensuite de cet Etat avec la finance, ce qui engendre la société industrielle, machine d’un type nouveau, énergétique, qui pompe tout ce qui est puissance pour produire des objets matériels à consommer et qu’on appelle richesse : prolétarisation d’un grand nombre et aplatissement général de l’existence. Association de ces deux machines dans une entreprise de conquête et d’exploitation de l’ensemble de la planète : impérialismes et colonisations soumettent, quand ils ne les éliminent pas, les populations autres ; ils les dépossèdent, y compris d’elles-mêmes, en détruisant leurs cultures.
Aujourd’hui, la finance se sépare des Etats dont elle n’a plus besoin pour son développement et s’allie à de nouvelles machines, informationnelles. Elle construit ainsi un nouveau territoire, dit global, système logistique fluide, gouverné cybernétiquement en tous points et simultanément, donc affranchi de l’espace-temps terrestre. Voilà qui tombe bien, la période antérieure, industrielle, ayant fortement engagé la désertification de la Terre. Grâce à ces nouvelles technologies qui permettent d’artificialiser nos corps (cyborgs, androïdes, robots) et de greffer notre intelligence sur de nouveaux supports qui ne sont plus liés à la nature, un nouvel habitat s’offre à nous, monde d’images, virtuel, où certains vont jusqu’à se rêver immortels. En bout de course, c’est le vivant lui-même, donc l’humain, qui disparaît. Et il n’y a plus de société.
Ceux qui naviguent en maîtres sur ces flux techniques et financiers, et en tirent pouvoir et profit, n’y trouvent évidemment rien à redire. D’autres, plus nombreux, surtout en Occident, espèrent s’en sortir en servant les premiers, et font joujou avec leurs petites machines numériques qui les modélisent et zombifient. Mais la grande masse des expulsés et dévitalisés, principalement en Orient et au Sud, se révoltent pour affirmer une identité, et qui soit leur. Ils la trouvent dans la religion, en particulier dans ses formes antérieures à la conquête occidentale moderne, et qui fondèrent d’imposantes civilisations. Cela est-il cependant porteur d’avenir pour l’ensemble de la planète et de l’humanité ?
La religion fut en effet le grand facteur de cohésion sociale. Car elle place, à son origine et en son centre, un sacré intouchable, une certaine transcendance. Autour de cet axe fort solide, ancêtre ou divinité, on fait cercle. Mais qui dit cercle dit enceinte, donc clôture. Et c’est à l’intérieur qu’on peut parler d’identité, c’est-à-dire de mêmeté : idem, en latin, se traduit en français par le même. Pour faire partie de ce nous-là, il faut être identiques, avoir mêmes mœurs et même pensée. Voilà qui ne favorise pas la différenciation interne et l’ouverture à l’altérité, à tout ce qui se trouve au dehors. Si les religions de ce type, totalités exclusives, veulent s’étendre pour contrer l’Occident, elles ne peuvent qu’entrer en guerre, non seulement avec lui, mais entre elles. C’est beaucoup de violence.
Christianisme et fraternité
Le christianisme peut-il contribuer à débloquer la situation ? Oui, mais pas n’importe lequel, seulement celui de la fraternité. Car ce qu’on appelle habituellement christianisme n’est pas un, mais le théâtre et l’enjeu d’un conflit.
D’abord concernant la transcendance, c’est-à-dire Dieu. D’une part, et c’est la conception dominante dans les religions entendues comme identités collectives, Dieu – axe sacré – trône omnipotent au sommet d’une pyramide, d’où il impose sa pensée et sa volonté à la chaîne des étages, naturels et sociaux. Le croyant se soumet alors à un ordre, défini le plus souvent et gardé par un clergé qui fait la liaison entre le haut et le bas : fondamentalisme doctrinal et institution hiérarchique intangible. D’autre part, Dieu est dit transcendant au sens de délié, de séparé : la continuité pyramidale en est coupée, donc détruite. Et de cette prise de distance, de ce retrait, naît un espace soustrait à toute autorité sacrée, à toute sacralisation de quelque autorité que ce soit, espace dont l’homme – le monde aussi – est fils libre, et dans lequel Dieu est présent par son absence même.
C’est le christianisme de second type qui inventa la fraternité, le mot lui-même et le sentiment qu’il désigne, par distinction d’avec la fratrie qui dit une mêmeté de sang, d’intérêt, d’objectif. Elle est, elle, universaliste. Quelle relation peut-on en effet avoir avec un Dieu d’une absolue altérité, sinon celle d’une ouverture que rien ne peut combler. On s’en retrouve toujours désirant et en marche, creusé intérieurement en subjectivité à la fois personnelle et altérée, qui ne se réalise qu’en s’ouvrant gratuitement à tout ce qui l’entoure et se présente, donc aux autres, à tout autre, autre humain ou autre élément de la nature. C’est pourquoi frère François, celui d’Assise, a chanté sœur Lune et frère Soleil. Sœur Mort aussi, à laquelle nul vivant, précisément parce qu’il vit et donc naît, ne peut échapper. Avec cette fraternité, nous voici hors des organisations sociales identitaires, totalisantes et fermées, qu’on appelle communément religions. Et en déconstruction de la trajectoire occidentale moderne qui a progressivement substitué la technè au bios, jusqu’en son actuel point d’arrivée transhumaniste, artificialité éternelle. Elle est donc bien au service de la vie, celle inséparablement de la planète et de l’humanité, parce qu’elle travaille, par ouverture à l’altérité, à l’unité du divers.
Le problème, pour ce christianisme de la fraternité, est de ne pas se faire récupérer par le prétentieux et mortifère religieux clos. Il s’agit là d’un long combat, déjà à l’œuvre dans le texte biblique. Celui-ci a été rédigé à partir de deux collections distinctes d’écrits, comprenant chacune récits et législations, issues l’une des communautés du nord, l’autre du royaume du sud. S’y exprimaient deux traditions antagonistes, la prophétique –antimonarchique et économiquement égalitaire – et la sacerdotale. Après l’exil à Babylone, des rédacteurs relevant de la cour et du Temple amalgamèrent les deux ensembles en un seul livre, celui qui fit dès lors autorité, opération par laquelle l’appareil institutionnel de Jérusalem neutralisa, en l’absorbant, le spirituel subversif. Il ne faut jamais l’oublier : par sa prédication et son comportement Jésus relançait le courant prophétique, et ce sont les prêtres du Temple qui ont décidé sa mort.
De petits groupes fraternels voulurent cependant continuer Jésus qui, jusque dans sa mort, avait affirmé la vie. Mais très vite leur énergie fut déviée en institution religieuse : la communauté évangélique de partage se fit absorber par le culte, l’égalité des frères céda la place à la suprématie des prêtres. Et lorsque la religion ainsi constituée devint celle de l’Empire romain, son organisation – ou Eglise catholique – acquit la capacité d’encadrer toute la société. Avec d’autant plus de force que, utilisant la pensée grecque qui est pensée d’un cosmos ordonné, elle produisit un type d’intelligence, onto-théologique, qui figeait la foi en dogme et légitimait en la pérennisant la structure hiérarchique qui énonçait ce dogme. Ainsi put se constituer une totalité, dite chrétienté, qui rivalisa avec d’autres totalités religieuses, fut-ce par la guerre. Et qui fit régner en son sein, par la soumission, une orthodoxie. Mais qu’ont à voir avec l’évangile Croisades et Inquisition ?
Toute l’histoire catholique est faite de cet affrontement entre fraternité et identité. Récemment, ce fut l’opposition entre deux papes, Jean XXIII et Jean-Paul II, quant à ce qui inspira leur action. Le premier voulut ouvrir portes et fenêtres pour que l’Eglise, qui se nécrosait, respire. Résultat : un Concile qui se fit fraternel, vers l’extérieur et en interne. Il ouvrit l’Eglise à la modernité jusque là refusée. Et en la définissant comme « peuple de Dieu », où tous les baptisés sont d’égale dignité, il mettait du jeu et du débat dans sa rigidité intérieure. Considérant que cette réforme et ses prolongements menaçaient son existence même en dissolvant son identité, le pape polonais réaffirma l’institution en ses structures sacralisées et donc pérennes (centralité, ordre pyramidal) et en son dogme pensé en grec. Et le génie catholique de dissimulation des conflits fit son œuvre : ces deux papes furent amalgamés, canonisés ensemble, au bénéfice du second.
Et l’histoire dominicaine ? Parlons-en puisque j’écris ici dans une revue qui en relève. L’aventure de Dominique commença par une rupture, à Montpellier, avec les légats pontificaux, en grand équipage, chargés de la question albigeoise : divergence d’analyse et de méthode. Hérésie à éradiquer autoritairement ? Non, la cause principale des dissidences tient au divorce entre le peuple et une Eglise féodale de clercs, riche et liée aux pouvoirs. Il s’agit donc de rencontrer ces gens de façon pauvre, par une nouvelle prédication qui est tout simplement celle de Jésus. Et Dominique décida de se faire appeler « frère », et non « mon père » ou « monseigneur ». L’authentique suite de Dominique n’est pas à trouver chez Torquemada, mais en Bartolomé de Las Casas. J’ai eu la chance dans ma jeunesse de connaître des dominicains français qui, dans leur majorité, étaient solidaires des opprimés et rejetés, ouvriers ou colonisés refusant de se soumettre ; qui travaillaient à imaginer une économie alternative à l’inhumanité techno-financière ; dont l’œuvre intellectuelle promouvait ce christianisme de la fraternité ; donc toujours suspectés, menacés voire condamnés par les bureaux romains. Que sont leurs successeurs devenus ?
Contre toute totalité : laïcité et vie
Et pourtant on aurait bien besoin aujourd’hui d’individus de cette espèce, d’allumés de la fraternité. En nous limitant à la France, on n’y jure aujourd’hui qu’identité et laïcité, sans qu’on soit du reste capable de définir précisément ce second terme. Se sentant menacée par la globalisation technique et financière et par les mouvements de populations qui en résultent, chassées de leurs pays par leur appauvrissement économique ou par les guerres ethniques et religieuses qui y font rage, elle a peur et se replie sur elle-même. C’est-à-dire sur quoi ? Sur ce que l’histoire l’a faite, sur la base d’un conflit entre catholicisme et république.
Face à la totalité traditionnelle du premier, la seconde s’érigea en totalité concurrente en faisant de la science, fondement de la modernité, une autre religion, celle d’un progrès sans fin par la technique. Pour mettre fin à leur guerre – entre l’instituteur et le curé – elles passèrent un compromis en séparant deux domaines, le public et le privé : laïcité, dit-on, coexistence de deux totalités à ne pas mettre sur le même plan. Mais avec les migrants, ce sont d’autres totalités religieuses qui arrivent, qui ignorent cette distinction, prennent la place de la catholique d’antan, et témoignent par leur présence de l’échec du progrès que devait apporter la modernité occidentale. Bref, l’identité double française vacille. Et se forme une curieuse alliance, raciste et défensive, faite de catholiques durcis et de laïcards scientistes, pour refuser l’étranger, notamment musulman, et fermer les frontières.
Il aurait mieux valu, dans cette histoire, ne pas oublier le christianisme de la fraternité. Il aurait travaillé l’Eglise pour qu’elle ne se boucle pas en totalité religieuse, mais s’ouvre à la modernité. Celle-ci, en retour, aurait sans doute évité de se constituer en totalité opposée, avec la religion de la science. Et la technique aurait été mise au service du vivant, au lieu de s’y substituer. On aurait aussi mieux compris le sens du mot laïcité. Car la réalité qu’il désigne est une production de ce christianisme de second type. Ce n’est pas par hasard que l’orthographe de l’adjectif substantivé, au masculin, est double : laïc et laïque. Quand le laïc, dans l’Eglise, cesse de se soumettre au clergé, donc à la pyramide immuable, il permet l’émergence du laïque, c’est-à-dire de l’espace désacralisé des libres créations.
C’est sous l’influence d’un mouvement, alors puissant, de laïcs chrétiens socialistes, qu’en 1848 fut reconnu le statut de principe constitutionnel au troisième terme de la devise républicaine : fraternité. En fidélité à ce principe, plutôt que de se défaire intérieurement dans des querelles identitaires qui lui font oublier le souci du monde qui l’entoure, ce pays pourrait au contraire devenir laboratoire d’un avenir vivant, pour l’humanité et pour la planète.
Ni simple juxtaposition, ni neutralité vide, un espace vraiment public devrait être un creuset où des gens, non des clergés, porteurs de cultures diverses, se rencontrent et échangent. Ils n’en resteraient pas moins différents les uns des autres, mais autrement et avec d’autres effets. Car l’ouverture aux autres fait qu’on change, qu’on se met en mouvement : on n’est plus même alors (identité) mais on devient soi-même (ipse en latin), une singularité intéressante pour tous parce que, production de l’échange, elle apporte de l’inédit, de la variété qui élargit l’intelligence et enrichit la sensibilité. La planète, elle aussi, a besoin pour ne pas mourir de se recomposer, de refaire l’unité de ses différents constituants. Donc d’humains (nous sommes à l’anthropocène) qui, au lieu de détruire la nature par la technique et de se faire avaler à leur tour par elle, font se coupler l’humain et le non-humain, que celui-ci soit végétal et animal ou bien artificiel. Cette œuvre, culturelle et écologique, est de la responsabilité de tous. Notamment des chrétiens-citoyens fraternels.
Paul Blanquart
Peintures d'Alessandra Mejia