Des chiffres volontairement ignorés fondent la peur des étrangers
En octobre 2021 un sondage de l’Institut Harris interactive a posé la question suivante : Certaine personnes parlent du grand remplacement : « les populations européennes, blanches et chrétiennes étant menacées d’extinction suite à l’immigration musulmane provenant du Maghreb et de l’Afrique noire. » Pensez-vous qu’un tel phénomène va se produire en France ? 61% des personnes interrogées ont répondu positivement et 39% négativement. Mon ami faisait partie des 61% c’est-à-dire de la majorité. Comment se fait-il que les affirmations les plus douteuses de l’extrême droite se sont imposées dans une part aussi importante de l’opinion ?
Pourtant, d’après les données les plus complètes rassemblées en 2010, l’Europe comptait, 736 millions d’habitants dont 8 millions de personnes nées en Afrique soit 1,1% du total.
Nous allons dès les prémices nous heurter à une difficulté particulière, les idéologues de l’extrême-droite ne croyant pas, selon leur dire, aux données chiffrées donc à la statistique à qui l’on semble vouloir faire dire n’importe quoi et qui s’avère en tout cas éternellement mensongère. « Non, non, non je ne travaille pas avec des scientifiques, des statisticiens, des ethnologues. Je ne travail pas du tout même, car le grand remplacement ne relève en aucune façon de la preuve et moins encore des chiffres », écrit Renaud Camus dans « Dernière chance avant le grand remplacement ».
En 2001 les Nations Unies publient un rapport intitulé « la migration de remplacement ». L’auteur y calculait le nombre annuel de migrants nécessaire au maintien de la population, dans un territoire donné, en 2050. Ici donc « remplacer » signifie compenser les décès par les naissances et la migration. Il faut attendre septembre 2015 pour que l’extrême-droite s’empare de ce rapport (Marine Le Pen) « J’accuse l’ONU de concert avec la commission européenne d’organiser sciemment la submersion migratoire de l’Europe ». L’ONU n’a jamais envisagé une immigration de remplacement mais calculé que 40 OOO migrants par an suffiraient à maintenir la population française jusqu’en 2050, soit 40 000 par an pendant 50 ans soit 2 millions. En 2000 on comptait en France 5,2 millions de personnes d’origine étrangère, naturalisée ou non. En supposant que 5,2 millions de personnes plus 2 millions de nouveaux venus soient encore tous vivants en 2050, 7,2 millions d’immigrés ne représenteraient que 10% de la population totale de la France telle que prévue par l’INSEE. Ce n’est pas une submersion et encore moins un remplacement.
En 1973 le romancier Jean Raspail publie un récit : « Le camp des saints ». Cent bateaux rouillés avec une odeur de latrine abordent sur le rivage de la Côte d’Azur. Ils progressent en pillant, en violant, et en tuant même les humanitaires et les catholiques de gauche qui sont venus les aider et leur procurer des vivres : « le tiers monde dégoulinait et l’Occident lui servait d’égouts. » Il n’est pas certain que de tels délires aident à mieux comprendre les processus d’immigration.
En 1985 deux articles venant de deux bords politiques éloignés s’autorisent à une prévision pour 2015 (30 ans). Le Figaro Magazine titre son texte : « Serons-nous français dans 30 ans ? » Jacques Lesourne Major de l’école polytechnique écrit dans la revue le Débat : « L’immigration une dimension majeure du 21e siècle européen. »
Selon le Figaro Magazine la population du Maghreb passerait de 63 millions en 1985 à 111 millions en 2015, selon Lesourne, elle serait comprise entre 120 Millions et 152 Millions en 2025. En face il ne resterait que 54 millions de français, les trois pays du Maghreb seraient incapables d’absorber cet afflux de jeunes qui chercheraient par tous les moyens à gagner une Europe se dépeuplant. Les faits ont largement démenti ces prévisions.
En 2015, la population française a atteint 65 millions et non 54 et la population du Maghreb 85 millions d’habitants et non 111 millions. Cette population progresse de plus en plus lentement, en raison d’une fécondité qui a diminué de 6 enfants par femme en moyenne à 2,3 enfants par femme. L’ONU prévoit 98 millions de maghrébins en 2025 loin des 120 à 152 millions de Monsieur Lesourne. Inversement l’Europe des 12 compte 384 millions d’habitants en 2020 et non les 260 millions annoncés dans l’article du « Débat ». La croissance du Maghreb a été largement surestimée et celle de la France et de l’Europe largement sous-estimée. Les auteurs peuvent faire planer la menace d’une immigration massive et parler de 25 à 65 millions de nouveaux immigrés dans l’Europe des 12.
La réalité de la situation contre la peur
L’utilisation de la peur de disparaître est un ressort ancien de la droite nationaliste française. À la fin du 19eme, Bertillon écrit : « Comme l’Allemagne a deux fois plus de naissances que la France depuis 1891, il est fatal que dans 14 ans, elle aura deux fois moins de conscrits. Alors ce peuple qui nous hait nous dévorera. »
2050 est souvent la date retenue pour un remplacement de population. Depuis 2006 l’INSEE procède annuellement à des enquêtes de recensement portant sur un échantillon considérable représentant 9,6millions d’habitants. Les personnes sont interrogées sur leur origine et leur nationalité. En 2020 4,2millions de personnes étaient des immigrés venus d’Afrique ou d’Asie sur 67,8 millions d’habitants au total. En 2020 il y a eu 117 000 immigrés venus d’Afrique et d’Asie de plus qu’en 2019. L’accroissement moyen par an est de 97 000. En postulant le maintien de cette croissance jusqu’en 2050, le nombre d’immigrés supplémentaire serait de : 97 000 X 30 ans = 2,9 millions. La population immigrée venue d’Asie et d’Afrique s’élèverait au plus a 4,2millions + 2,9 millions = 7,1 millions soit, pour une population évaluée à 74 millions dont 66,9millions de non-immigrés, un rapport de 1 à 10 qui ne permet pas de parler de « grand remplacement ».
La période électorale favorise les discours alarmistes résultant du gonflement du nombre d’entrées de migrants sur le territoire. L’extrême-droite affirme que depuis le début du quinquennat de Macron, 400 000 migrants seraient entrés chaque année, ce qui aboutirait à une augmentation de 2 millions d’immigrés au bout de cinq ans. Ces affirmations ont le mérite d’être simples mais elles ne rendent pas compte de la réalité. Le raisonnement est le suivant : le ministère de l’intérieur à accordé 274 000 premiers permis de séjour d’au moins un an en 2019 et 120 000 demandes d’asile ont été déposé.
274 000 + 120 000 = 394 000 soit 400 000
L’INSEE propose 272 000 entrées d’étrangers dont l’ordre de grandeur est confirmé par l’OCDE et EUROSTAT. Les chiffres de l’extrême-droite sont grossièrement trompeurs pour notamment deux raisons :
- En ajoutant aux entrées les demandeurs d’asile on aboutit à compter deux fois les mêmes personnes, à l’ouverture de leur dossier et une deuxième fois quand leur dossier est accepté et qu’ils obtiennent leur premier permis de séjour.
- Les 400 000 délivrances de titre de séjour ne signifient pas une augmentation de la population immigrée car elles ignorent les durées de séjour et donc les sorties. Or une fois le permis octroyé de nombreux bénéficiaires quittent la France avant un an. (Étudiants, sanitaire, travail saisonnier…) Les flux sont complexes et concernent toute la population immigrée soit 4,2 millions.
Il n’y a pas de grand remplacement
Il ne faudrait pas en déduire que l’immigration ne pose pas de problème mais simplement qu’elle ne pose pas le problème du « grand remplacement ».
Dans un monde de fausses nouvelles où de nombreuses personnes pensent qu’on les trompe, il est courant de baisser les bras. Et pourtant les prédictions passées ont été infirmées par la réalité. Il est établi que les conditions démographiques d’un « grand remplacement ne sont absolument pas réunies. Comment accepter que 61% des français croient à l’extinction de leur population suite à « l’invasion » musulmane provenant du Maghreb et d’Afrique Noire ?
Peut-être a-t-on laissé l’extrême-droite diffuser ses idées délirantes sans même plus essayer de les contredire. Remercions Hervé Le Bras pour son très utile essai : « Il n’y a pas de grand remplacement » dont sont tirés l’essentiel des éléments de ce texte.
Je veux me convaincre qu’il n’est pas vain de croire dans la pertinence du débat des idées. Mon ami qui croit au « grand remplacement » devrait être sensible aux arguments de la raison. Pourquoi a-t-il peur des autres qui habitent autour de nous ? Pourquoi me fait-il peur de croire à de telles histoires ? En parler serait-il vain ou nécessaire ?
Jean-Luc Rivoire, mis en ligne le 11 avril 2022
Batiks africains