« Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu »
Le terme grec, traduit ici par « pur », renvoie à l'adjectif « limpide ». Comme on dit d'une eau qu'elle est pure ou limpide. Cela met l'accent sur la transparence. Le texte grec dit d'ailleurs non pas « les cœurs purs » mais « les purs par le cœur ». Être purs « par le cœur » renvoie à une autre manière d'être pur : être pur « par le corps ». Cette différence saute aux yeux quand on sait l'importance des purifications et des rites associés à la pureté dans les religions anciennes et dans le judaïsme. Il faut relier cette Béatitude à toute la tradition prophétique qui critique les rites et considère que la purification des corps est insuffisante. Célébrer le « cœur pur » crée un écart avec l'observance rituelle.
Dans les religions anciennes, la purification a pour fonction de débarrasser l'homme des éléments profanes pour lui permettre d'accéder au sacré. C'est le premier geste pour faire un pas dans l'espace sacré. Or ici la possibilité de voir Dieu n'est pas liée à la permission d'accéder à un ordre du sacré, séparé, interdit. Avec cette Béatitude, on passe du sacré au saint, pourrait-on dire en suivant Levinas. Cette Béatitude dit que Dieu n'est pas de l'ordre du sacré, il n'est pas situé de « l'autre côté » d'une frontière qu'il faudrait franchir grâce au rite. Celui qui a le cœur pur est celui qui peut, à travers la limpidité de son cœur, voir Dieu.
Dès que le cœur est purifié, il voit Dieu. On pourrait dire que la purification du cœur fait voir par elle-même. Elle ne fait pas voir quelque chose qui était caché, mais quelque chose qu'on ne voyait pas auparavant. C'est très différent. On n'est pas ici dans le dévoilement cultuel. La purification du cœur fait du sens par elle-même. Elle n'est pas le moyen d'accéder à autre chose, mais une façon de voir différemment. C'est une ouverture à l'intérieur du « monde ». Le cœur pur est peut-être « Dieu » lui-même. (…)
La purification du cœur, c'est la purification de toutes les pesanteurs, de toutes les dominations et, à la limite, de toutes les significations du monde... Le « cœur pur » est celui qui se tient en retrait de toute la machine du monde, ce qui ne veut pas dire qu'il se tient « en dehors » du monde. Il n'est pas non plus attiré par la récompense suprême qui pourrait consister en ce « voir Dieu », comme une forme de participation au pouvoir ou la domination liée au désir d'être admis auprès de Dieu. On n'est pas « heureux » d'une récompense, ce qui resterait de l'ordre du « monde », mais on est « heureux » de ne pas être enfermé « dedans ».
Sans doute pour comprendre ce qu'est un « cœur pur » faut-il revenir à l'amour qui consiste à voir l'autre comme autre. Il s'agit juste de voir, c'est-à-dire d'être dans le rapport, sans rien que l'on puisse appréhender. On ne « voit » pas un objet, on « voit » une ouverture, une échappée vers l'autre. Que demande l'amour sinon une purification du cœur ? Une purification de mes attentes pour que je puisse voir l'autre comme autre. C'est vraiment par le christianisme que l'amour devient cette reconnaissance de l'absoluité intégrale de la personne. L'amour renvoie à ce que nous ne pouvons pas du tout saisir. C'est peut-être cela « voir Dieu ». Non pas voir un être derrière les êtres, mais voir que chaque être est absolu, incommensurable.
Jean-Luc Nancy
Peintures de Vincent Van Gogh
1- Entretien avec Jean-Luc Nancy 23/07/2010 (journal La Croix) / Retour au texte