Contrairement à ce que certains pensaient, Internet est entré dans notre vie quotidienne pour s’y installer durablement ; non pas comme un accessoire utile, mais bien plus comme un élément constitutif de notre mode de vie. D’aucuns y voient même un phénomène comparable à l’invention de l’imprimerie, mais largement démultiplié. Cependant, une fois passée l’euphorie du début, apparaissent au grand jour des effets maléfiques imprévisibles au départ, qui se manifestent par des manipulations de tout ordre, rendues possibles par une gestion des algorithmes, destinée à privilégier le profit maximal du marché au dépens de l’utilisateur. Un autre effet maléfique est signalé dans un film récent, The Social Network, qui retrace la chevauchée du créateur de Facebook, Mark Zuckerberg : l’enfermement de l’utilisateur d’internet dans sa “bulle“ individualiste. Ce qui constitue une contradiction flagrante entre le projet annoncé et le résultat obtenu. “Le film, note La Vie, joue du contraste entre la solitude de Mark Zuckerberg, enfermé dans sa chambre de chercheur de Harvard, et Facebook, qui prône la course aux ‘amis’, “en vue d’assurer un certain pouvoir tant matériel que moral.
Ce papier se limitera à éclairer les effets saillants produits par internet sur la pratique et l’approche religieuses, notamment dans l’islam et le christianisme. Pour en rendre compte, nous nous appuierons sur un ouvrage collectif rédigé par des spécialistes, Le religieux sur Internet (L’Harmattan, 2015).
Internet ou le déploiement de la noosphère
Internet n’était perçu à ses débuts que comme un moyen de communication performant. Dans les années 1990, il commence à prendre la figure d’une grande utopie aussi bien au niveau social que philosophique ou religieux. Car il s’inscrivait spontanément dans le phénomène bien connu de l’évolutionnisme, en tant que pointe ultime, quasi apocalyptique. Il acquiert ainsi une dimension “mythologique“ à l’instar de la religion et des utopies séculières. C’est tout naturellement qu’il s’est réclamé alors d’un pionnier, le paléontologue et théologien jésuite, Pierre Teilhard de Chardin (mort en 1955). Celui-ci concevait l’évolution de la vie depuis le néant, par lui nommé le Point Oméga, sur les deux niveaux biologique et spirituel simultanément. Il incluait la théorie darwinienne dans sa vision théologique, ce qui suppose implicitement de prendre acte de la négation, ou du moins de la mise en cause, de la notion de péché originel. Il en sera sanctionné par l’Église Catholique.
En effet, “pour lui, le « phénomène humain » doit être pensé comme constituant — à un moment donné — une étape de l'évolution qui conduit au déploiement de la Noosphère“ (la sphère de l’Esprit) laquelle prépare “l'avènement de la figure dite du Christ Cosmique“ ; autrement dit, d'une ère d'harmonisation des consciences, jusqu’à sa pointe ultime, le Point Oméga, qui constitue en fait “le point d’attraction, en jeu à l’échelle individuelle autant que sur le plan collectif“ ; le Point Oméga étant, pour lui, la source et la finalité de la dynamique de l’Amour, dont le Christ est la figuration.
Dans ce contexte précis, parler de Village planétaire, du célèbre WWW. (WORLD WIDE WEB), ou d’Intelligence collective, signifiait pour les premiers chercheurs - à commencer par Marshal Macluhan, grand admirateur du jésuite - se placer d’une façon ou d’une autre dans cette vision théologique, à moins que ce ne soit dans sa version sécularisée, la théorie de Gaïa, qui dévolue pratiquement à la Terre la place du Christ.
Cette analogie entre Internet et Religieux révèle l’existence d’une dynamique mentale agissant pareillement dans l’un et l’autre. Agent d’inspiration au départ, le Religieux (ou le mythologique) devient un champ d’influence. C’est ainsi que la pensée de Teilhard de Chardin, sanctionnée dans les années 1920 et seulement tolérée depuis le concile Vatican II (1962-64), a été remise à l’honneur dans les milieux chrétiens et bien au-delà.
Internet ou le triomphe de l’éternel présent
Bien averti du domaine islamologique, le spécialiste turc d’internet, Selami Varlik, constate, en effet, que le texte religieux (prêche ou extraits coraniques) change de registre lorsqu’il transite par le web : il passe alors du domaine de l’écrit, un énoncé impersonnel figé, au domaine de l’oralité impliquant une énonciation fluide et éphémère, parole évanouie dès qu’elle est produite. “Marquant le triomphe par excellence de l’éternel présent, dit-il, le discours en ligne remet en question le rapport de temporalité qui relie dans le discours écrit une page à la suivante“. Sur le net, “la notion de page n’est plus tributaire d’un ordre fixe“, ce qui la tire du côté de l’oralité qui est toujours dans un processus d’évolution, de rééquilibre.
Par ailleurs, “à l’image de la parole, le discours en ligne favorise la participation collective“, quasiment dans l’instantanéité, ou du moins dans “une relation d’interconnexion permanente entre les membres d’un groupe“. Marqué ainsi par l’oralité, ce discours échappe à l’autorité du texte écrit qui assure une hiérarchisation des sections et, par conséquent, des notions et des idées. De ce fait, il gagne en liberté de positionnement par rapport au texte et sans doute d’interprétation. À cela s’ajoute que l’interconnexion entre les membres d’un groupe crée un climat de débat, voire d’affrontement qui affaiblit encore plus l’autorité du texte et celle de l’instance émettrice.
Loin de concerner uniquement le texte religieux musulman, ce constat est valable de toute évidence pour tout texte religieux ou philosophique ; pour le meilleur et pour le pire. L’ouvrage, auquel ce papier réfère, signale certaines dérives constatées, en même temps qu’il relève les tentatives réussies d’ajustement du religieux en ligne à cette situation inédite. Inédite, quoique ! Une autre spécialiste, Isabelle Jonveaux, rappelle que “la communion des Saints“ dans le christianisme constitue une forme d’interconnexion virtuelle, tout comme certaines formes encadrées de culte des morts. Ainsi, l’espace de liberté créé par l’oralité d’internet, facilite l’émergence de réseaux fondés sur une sensibilité commune, susceptible de faire évoluer les structures d’une institution religieuse ou philosophique. Pour garantir cet effet bénéfique, il s’avère nécessaire, semble-t-il, de relier le groupe en ligne à une structure hors ligne fonctionnant dans la réalité. En revanche, ce même espace de liberté peut favoriser une sorte d’occlusion (ou “endogamie“, selon le terme de Pascal Lardellier), qui consiste à coopter les semblables et exclure toute différence susceptible d’affaiblir la cohésion parfaite du groupe. Tels sont les réseaux de fake news, de complotisme ou d’extrémisme qu’il soit d’ordre idéologique, politique ou violence armée.
Boutros Hallaq, mise en ligne février 2023