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Israël : la colonisation a corrompu l’État et les consciences
Yeshayahou Leibowitz

Scientifique, talmudiste, philosophe, très engagé lors de la création de l’État d’Israël, le professeur Leibowitz (1903-1994) est devenu radicalement critique lors de la guerre des Six-Jours en juin 1967. « Je veux qu’on me considère comme traître à toutes les valeurs qui dirigent ce pays », déclarait-il alors. Que dirait-il aujourd’hui ?

Environ 1200 personnes sont décédées le 7 octobre 2023, du côté israélien ; on compte aujourd'hui (13 octobre 2025) plus de 67000 morts et 169000 blessés du côté palestinien, dans le bande de Gaza. Malgré les très grandes difficultés qui demeurent, nous nous réjouissons de la remise à leur peuple respectif, des otages israéliens et des prisonniers palestiniens.

Extraits du site « Là-bas si j’y suis », du 24 octobre 2023 (page en accès libre) :
https://la-bas.org/la-bas-magazine/entretiens/israel-la-colonisation-a-corrompu-l-etat-et-les-consciences

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Présentation par Daniel Mermet

Antisémite ! En pleine panique morale, le lobby qui soutient le massacre des Palestiniens n’a plus que cette invective en brandissant le massacre des Israéliens du 7 octobre. Or l’histoire n’a pas commencé ce jour-là. Depuis 1948, Israël a mené quinze guerres contre Gaza. Pourquoi ?

Le sionisme s’est développé à la fin du XIXe siècle quand le colonialisme triomphant s’étendait sur le monde. Mais en 1948, alors que ce colonialisme, suite à la guerre, amorçait son déclin, c’est là que naissait Israël, au détriment des populations arabes chassées de leurs demeures et de leur terre. Et depuis 75 ans, malgré tous les avertissements, tous les efforts, toutes les espérances, c’est finalement ce nationalisme colonial obscurantiste et violent qui a imposé sa spirale de massacres sans fin.

Des voix israéliennes ont combattu ces aveuglements. La plus claire et la plus forte – et la plus singulière – est sans doute la voix de Yeshayahou Leibowitz (1903-1994), rencontré en 1991. Il fut l’un des intellectuels les plus marquants de la société israélienne. Très écouté, très redouté, il n’a pas cessé de mettre en cause avec force la politique de son pays. À commencer par la colonisation qui corrompt l’État et les consciences. À contre-courant de l’euphorie guerrière de la guerre des Six-Jours, il recommandait haut et fort de rendre les territoires. Une contestation étonnante de la part d’un sioniste assumé qui soutenait ainsi le courant israélien qui s’est toujours opposé à la colonisation. Philosophe, scientifique, théologien, moraliste, ancien officier de la Haganah, rédacteur de l’Encyclopédie hébraïque, tribun puissant, il était la « mauvaise conscience d’Israël ».

Nous l’avions rencontré en septembre 1991, chez lui à Jérusalem, où sa porte était toujours ouverte.

Daniel Mermet

Extraits de l’entretien avec Yeshayahou Leibowitz

Question : Yeshayahou Leibowitz vous avez été un sioniste de la première heure et, dès 1967, juste après la guerre des six jours, vous avez dit : « Il faut rendre les territoires. »

Je l’ai dit quelques semaines ou quelques mois après cette guerre – qui était une victoire militaire brillante – mais cette victoire était une catastrophe historique et politique pour l’État d’Israël. Mais je l’ai prédit bien avant. Cette victoire a corrompu l’État et même la conscience des gens. Il y a, en Israël, une accommodation psychologique générale à la violence qui est la conséquence du fait que nous exerçons une domination violente sur un autre peuple. Cela produit une mentalité de violence même entre nous.

À chaque fois que vous dites cela, on vous répond que de leur côté les Palestiniens sont violents, qu’il y a des terroristes et que beaucoup de sang israélien a été versé.

Qui exerce aujourd’hui une domination violente sur l’autre partie ? Nous sur les Palestiniens ou les Palestiniens sur nous ? La domination israélienne sur les territoires occupés est un terrorisme. C’est la terreur.

Et vous dites cela alors que vous avez contribué à fonder ce pays, que vous êtes religieux pratiquant et connu pour votre érudition, que vous aimez ce pays et que vous y avez des enfants. C’est en pleine conscience que vous dites cela, en tant que juif israélien…

Oui. Il n’y a pas contradiction. (…) Le gouvernement actuel est un gouvernement annexionniste comme les gouvernements de la République française avant de Gaulle. Le gouvernement français dominait l’Algérie par la violence. Il y a certainement une différence : entre la France et l’Algérie il y a la méditerranée, il n’y a pas de méditerranée entre nous et les Palestiniens. Une grande partie du public commence à comprendre que l’État d’Israël - comme appareil de domination violente sur un autre peuple - ce n’est pas une possibilité qui peut durer. Impossible. Politiquement impossible. C’est la ruine de l’État et c’est le danger de la guerre à outrance. Une guerre dans laquelle la sympathie de tout le monde sera du côté arabe. La raison d’être de l’État d’Israël c’est d’être le cadre pour l’indépendance politique et nationale du peuple juif. Pas d’être un instrument de domination sur un autre peuple.

Yeshayahou Leibowitz est un grand théologien et un homme de foi. Et pour protéger précisément cette foi, il est un fervent adepte de la séparation de ce qui est pour nous l’Église et l’État :
Ici ce n’est pas un problème religieux. C’est un problème de nationalité. L’État d’Israël n’est pas l’État du judaïsme. C’est l’État du peuple juif contemporain. Et le futur État ne sera pas le pays de l’Islam mais celui des Palestiniens.

Tout de même quand, devant le Mur des lamentations, les uns lancent des pierres sur les autres et qu’on tue au niveau des mosquée et au niveau du Mur, c’est quoi si ce n’est un problème religieux ?
C’est le problème de la nationalité, du patriotisme.

Mais les gens qui sont là ne sont pas des laïcs…
L’État d’Israël est un État laïc cent pour cent. Les lois de l’État d’Israël ne sont pas celles de la Thora mais celles de la Knesset.

Vous êtes né à Riga…
Je suis né à Riga. Nous avons quitté en 1919.

Vous avez quitté Riga pour venir en Israël, qui n’était pas encore Israël ?
Nous sommes passés par l’Allemagne et par la Suisse. J’ai fait mon doctorat de science à l’université de Berlin, un doctorat de médecine à Heidelberg. Nous sommes ici depuis soixante ans.

Donc vous vous êtes installé en Israël avant la fondation de l’État…
Dix-sept ans avant la fondation de l’État.

Pouvez-vous dire aujourd’hui que malgré tout Israël est quand même une réussite ?
C’est notre pays.

Vous en êtes fier ?

La fierté nationale m’est tout à fait étrangère.
L’indépendance nationale est pour moi le sens du sionisme. Il y a des Juifs qui en ont assez d’être dominés par les goyim. Voilà le sens du sionisme. Ce n’est pas le sentiment de tous les Juifs. Des millions de Juifs sont très contents de leur existence dans ce que nous appelons la diaspora. Ils sont de bons et loyaux citoyens français, américains ou britanniques. Il y a des Juifs qui ont l’aspiration d’avoir leur indépendance politique et nationale, pour avoir l’opportunité et le droit de commettre nos propres folies et nos propres crimes.

Voilà le sens de l’indépendance nationale : avoir l’opportunité de commettre cela et d’en être responsables comme tous les peuples. Nous avons ici un conflit qui est au-delà de la théorie, de l’idéologie et même de la foi. C’est le fait que ce pays que nous appelons Erets Israël s’appelle pour d’autres la Palestine. En relation à ce pays, deux peuples existent. Chacun d’eux, avec la plus profonde conscience dans son âme, que ce pays est le leur. Ce n’est pas un problème de droit. C’est un problème de la conscience.

Il y a un chemin qui mène de l’humanité, par la nationalité, à la bestialité. »

« Placer des millions d’Arabes sous l’autorité juive, c’est détruire l’essence humaine et juive de l’État et détruire la structure sociale que nous avons établie, c’est couper l’État du peuple juif dans le monde comme de la continuité de l’histoire et de la tradition juives, c’est anéantir le peuple juif et pervertir l’homme israélien. (1) »

Yeshayahou Leibowitz, mise en ligne octobre 2025
Peintures de Rawan Anani

1- La dernière citation de Yeshayahou Leibowitz est extraite de La mauvaise conscience d’Israël. Entretiens avec Joseph Algazy, Paris, Le Monde éditions, 1994 / Retour au texte