Martin Luther
5- La crise religieuse et son dénouement
Les historiens actuels, catholiques comme protestants, ne mettent plus en doute la crise profonde que Luther a traversée au couvent : il s’agit de tourments spirituels
authentiques, et non pas d’une invention du Réformateur, pour justifier a posteriori sa rupture avec l’Eglise traditionnelle et la vie monastique.
(Quant à ceux qui ont prétendu que Luther avait prétexté cette crise afin de pouvoir se marier, on leur a objecté avec raison que le Réformateur avait pris femme plus
de dix ans après ses luttes intérieures, et huit ans après le début de son conflit avec l’Eglise traditionnelle !)
Quelles étaient les causes de cette crise ? Percevant le Christ comme juge, et se rendant compte qu’il était impossible de vivre sans péché, Luther craint d’être condamné
par Dieu lors du jugement final. Moine scrupuleux, il multiplie les œuvres méritoires, les mortifications, veilles, jeûnes, etc., mais sans parvenir à être rassuré pour
autant. Staupitz, le vicaire général de son ordre, tente certes de l’apaiser en l’invitant à contempler les plaies du Christ, signe de sa miséricorde, mais ce remède ne suffit
pas à détourner Luther de l’angoissante question de la prédestination : son incapacité à produire les fruits d’une obéissance parfaite à Dieu, obéissance qui serait récompensée
par la grâce divine, ne signifie-t-elle pas qu’il est prédestiné à la damnation ?
C’est grâce à sa lecture intense de la Bible, liée notamment à son activité d’étudiant puis de professeur de théologie, que Luther parvient à résoudre la crise. La lecture
des écrits antipélagiens d’Augustin, qui insistait sur l’action toute-puissante et unique de la grâce divine, est, elle aussi d’une importance capitale. (Au contraire d’Augustin,
cependant, Luther conçoit la grâce non comme une qualité et une puissance conférées à l’homme, mais comme l’attitude miséricordieuse de Dieu envers l’homme.)
En troisième lieu, on mentionnera l’impact de la mystique pour l’évolution théologique et spirituelle de Luther : Il lit des sermons de Jean Tauler, et, en 1515, découvre
avec passion un écrit mystique intitulé La Théologie germanique. Comme Tauler, Luther situera la racine du péché dans l’orgueil qui pousse l’homme à s’affirmer devant Dieu,
et insistera par conséquence sur le nécessaire anéantissement du premier : c’est par l’humiliation qu’il cherchera son créateur.
Comment s’est opéré le dénouement de la crise ? Les sources contemporaines à l’événement nous font malheureusement défaut. Luther n’en parle que dans des écrits
(Propos de table, cours, préface à l’édition complète de ses œuvres) rédigés entre 1532 et 1545, soit postérieurs de quinze ans et plus. Il relate avoir traversé un jour
une expérience décisive qui lui aurait fait découvrir l’Evangile, le faisant passer de la terreur infernale à la joie paradisiaque. Ponctuelle, cette expérience aurait été
une illumination subite, portant sur le sens du terme justice de Dieu, et qui se serait opérée alors que le Réformateur méditait sur Romains 1,17 : « Le juste vivra par
la foi. » A cause du lien établi par l’apôtre Paul entre le juste et la foi, Luther comprit que la justice du croyant était non pas celle qu’il produisait par ses
bonnes œuvres, mais celle qui lui était donnée gratuitement par Dieu, sur la base du sacrifice du Christ, mort sur la croix pour réconcilier son Père et l’humanité pécheresse ;
dans cette perspective, la justice de Dieu signifiait la justice qu’il donne au croyant, en lui attribuant la justice du Christ.
Au début du XXe siècle, certains critiques ont mis en question la nouveauté de cette découverte. Luther avait affirmé que, Augustin mis à part, tous les docteurs avaient compris
Romains 1,17 au sens d’une justice active (punissante) et non comme une justice passive, que le croyant recevait de Dieu par la foi. Le père Denifle a pourtant montré que
de nombreux commentaires de l’Eglise ancienne et médiévale interprétaient ce passage comme Luther. Luther aurait-il alors ignoré ces témoignages ? Pis encore, les aurait-il
délibérément tus ?
Saint Augustin (IVème siècle), "inspirateur" de Luther
Il convient de rappeler ici que Luther a été confronté à la théologie du Moyen-Age finissant (et non pas à la scolastique de Thomas d’Aquin, par exemple), qui ne coïncidait
pas avec la théologie des Pères de l’Eglise ou du haut Moyen-Age. C’est pourquoi l’historien catholique Joseph Lortz a pu écrire : « Luther a surmonté lui-même un
catholicisme qui n’était pas catholique ». En effet, cette théologie du bas Moyen-Age mettait bien l’accent sur le Christ juge. Et entendait la justice de Dieu au sens
de justice rétributive, par laquelle Dieu récompense les bons et punit les méchants. Par ailleurs, les maîtres de Luther insistaient sur la faculté de l’homme à se préparer,
naturellement, à obtenir la grâce et à comparaître, avec son aide, devant le tribunal du Christ. L’authentique innovation de Luther sera de rejeter toute coopération de l’homme
à son salut : Il n’est sauvé qu’en recevant une justice qui lui est étrangère, celle que Dieu lui offre gracieusement en Christ.
Peut-on dater avec précision la « découverte réformatrice » du sens évangélique du terme Justice de Dieu ? Les biographes de Luther penchent généralement entre
1514-1515 et 1518 (au printemps), soit avant le Cours sur l’épître aux Romains ou après les thèses contre les indulgences (automne 1517) ; rares sont ceux qui se prononcent
en faveur d’une datation plus précoce (1512-1513) ou plus tardive.
Les témoignages de Luther, tardifs, ne nous facilitent guère la tâche : selon le texte de la préface de 1545 dont nous donnons un extrait ci-après, la découverte se serait
faite avant la lecture du De spiritu et littera de Saint Augustin, c'est-à-dire avant 1515 ; mais Luther déclare aussi avoir entrepris son second cours sur les psaumes
(commencé en 1519) après sa découverte.
Pour ces raisons, certains interprètes de Luther se refusent à faire de l’événement évoqué en 1545 une expérience ponctuelle : au tournant brutal (que les textes de 1513 à
1518 n’attestent guère), ils privilégient le mûrissement, jusqu’en 1518, des conceptions théologiques fondamentales de Luther. D’autres encore se prononcent en faveur de
deux étapes. Pour les uns, la première étape serait, dès 1513, celle d’une exégèse nouvelle, et la seconde l’émergence d’une nouvelle théologie ; les autres distinguent
entre la découverte (exégétique) réformatrice proprement dite, la compréhension des termes « justice de Dieu », et la percée psychologique qui en aurait résulté
plus tardivement : ce n’est que vers 1518 que, dans sa conscience, Luther aurait connu une percée libératrice.
Les textes que nous livrons ci-dessous semblent accréditer cette thèse : le Cours sur l’épître aux Romains (1515-1516) montre que Luther y comprend la justice de Dieu comme
venant de Dieu (et non pas comme exigée par lui) ; la lettre à Georges Spenlein (printemps 1516) exprime le fait que cette nouvelle compréhension intellectuelle ne lui a
pas encore permis de triompher au plan éthique. Cependant, cette libération psychologique est intervenue, selon nous, avant le combat contre les indulgences : il fallait
que Luther ait non seulement clarifié ses prémisses théologiques, mais encore acquis une sérénité intérieure, pour pouvoir croiser le fer sans broncher avec les prédicateurs
d’indulgences, puis les plus hautes autorités de l’Eglise de son temps.
Textes de Martin Luther : Cours sur l’épître aux Romains (1515-1516)
Ce qui se révèle dans les doctrines humaines et ce qui s’y enseigne, c’est la justice des hommes (elles entendent dire qui est juste ou le devient à ses propres yeux
et aux yeux des hommes, et comment on est ou devient tel). Mais c’est dans le seul Evangile que se révèle la justice de Dieu (il nous est dit qui est juste et devient
tel au yeux de Dieu, et comment on l’est ou le devient). C’est par la foi seule que cela se fait, la foi par quoi l’on croit à la Parole de Dieu. C’est ce qui est dit au
dernier chapitre de Marc : « Celui qui aura cru et aura été baptisé sera sauvé. Mais celui qui n’aura pas cru sera condamné. » Car c’est la justice de Dieu qui
est la cause du salut. Ici encore, la « justice de Dieu » ne définit pas une qualification propre de Dieu, vue en sa personne, mais la justice qui, venant de Dieu, nous
justifie, ce qui a lieu par le moyen de la foi en l’Evangile.
Extrait d’une lettre à Georges Spenlein (1516)
En outre, je désirerais vivement savoir où en est ton âme et si, dégoûtée enfin de sa propre justice, elle apprend à respirer dans la justice du Christ et à se confier
à elle. La tentation de la présomption brûle en effet à notre époque dans le cœur de beaucoup de gens, et principalement dans le cœur de ceux qui cherchent de toutes
leurs forces à devenir bons et justes. Ignorant la justice de Dieu, qui nous est donnée abondamment et gratuitement en Christ, ils cherchent à faire eux-mêmes des bonnes
œuvres, jusqu’à ce qu’ils soient certains de comparaître devant Dieu ornés de leurs vertus et de leurs mérites ; ce qui est impossible. Tu as aussi partagé cette opinion,
ou plutôt cette erreur, quand tu étais avec nous ; maintenant je combats cette erreur, mais je ne l’ai pas encore vaincue.
Sermon sur la double justice (1518)
Double est la justice des chrétiens, comme aussi est double le péché des hommes. La première n’est pas notre fait et est infusée de l’extérieur. C’est celle par laquelle
le Christ est juste et justifiant par la foi […]. Cette justice est donnée aux hommes dans le baptême et en tout temps de vrai repentir, de telle sorte que l’homme
peut toujours, dans sa foi, se glorifier en Christ et dire : « est mien ce que le Christ a vécu, a fait, a dit, a souffert, mienne aussi sa mort, comme si
c’était moi-même qui avait vécu cela, agi, dit, souffert et subi la mort ! » Comme l’époux possède toutes les choses qui appartiennent à l’épouse, et comme
l’épouse possède tout ce qui appartient à l’époux (tout en effet est propriété de chacun, car ils sont une seule chair) ainsi le Christ et l’Eglise sont un seul esprit.
Préface à l’édition de ses écrits (1545)
J’entendais par justice la justice qu’ils appellent formelle ou active, celle par laquelle Dieu est juste et qui le pousse à punir les pécheurs et les injustes. Malgré
le caractère irréprochable de ma vie de moine, je me sentais pécheur devant Dieu ; ma conscience était extrêmement inquiète et je n’avais aucune certitude que Dieu
fût apaisé par mes satisfactions. Aussi je n’aimais point ce Dieu juste et vengeur.
[….]
Je commençais à comprendre que la justice de Dieu est celle par laquelle le juste vit du don de Dieu, à savoir de la foi, et que la signification (de Romains 1,17) était
celle-ci : l’Evangile nous révèle la justice de Dieu, à savoir la justice passive, par laquelle Dieu, dans sa miséricorde, nous justifie par la foi, comme il est
écrit : le juste vivra par la foi. Alors je me sentis renaître et entrer par des portes largement ouvertes au Paradis même.
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