Pour une éthique de la responsabilité du sujet
Pour concevoir le monde qu’il convient de faire advenir il faut nécessairement se préoccuper de la conception de l’homme et du monde qui les sous-tend. Dans une éthique de la vulnérabilité, ce qui doit être au cœur de notre réflexion c’est le rapport de l’homme aux autres, au monde et ce que nous laisserons après notre passage sur terre.
Il est temps de compléter notre philosophie du sujet par une philosophie de la responsabilité. Voilà plus de deux cent ans que la question de la responsabilité se pose à nous. Une « Déclaration des devoirs de l’homme » a été rejetée le 4 aout 1789 par 570 voix contre 433.
La question environnementale impose avec plus de force l’urgente nécessité de sortir ce volet « responsabilité » du refoulement et d’en faire la base d’un projet viable pour le milieu, considère François OST in « Mondialiser nos responsabilités : transmettre un milieu habitable. »
Le « rêve moderne » se construit sur le postulat d’un monde illimité et du désir de l’être humain infini : « Je pense donc je sais. » « Je veux donc je peux. » « Je désire donc j’ai droit. » (F. Ost)
« La pensée philosophique, pour ne pas servir à cautionner la destruction, la guerre et l’objectivation de l’homme, doit se hisser à un niveau de radicalité exigeant de penser à nouveaux frais le sujet. »
« Seul un moi vulnérable peut être responsable »
« Le cœur de l’éthique de la vulnérabilité tient à l’idée d’une responsabilité fondamentale de l’homme lié, par sa fragilité de vivant et par son privilège de connaissance qui l’ouvre à la complexité du réel et à la dimension éthique de son rapport à l’autre, à tout autre... »
« Seul un moi vulnérable peut être responsable. Seul un moi acceptant sa passivité de vivant et admettant que sa volonté soit mise en échec, que l’autre comme tel échappe à son pouvoir et à sa connaissance, est capable d’accompagner un être qui incarne cette vulnérabilité de manière extrême et de témoigner que, malgré l’ensemble de ses déficits, il est un autre homme, que sa dignité est donnée, que sa transcendance est intacte. » (C.Pelluchon)
- Réapprendre la fragilité du monde. L’enseigner à nos enfants.
Se reconnaître fragile. Accepter la fragilité des autres : handicapés, pauvres, réfugiés…
Prendre en considération la fragilité de la nature : des animaux, des plantes, des fleuves, des montagnes, de la mer, de la terre.
- L’autre n’est pas une menace pour ma liberté mais une chance pour mon humanité.
« L’autre m’enseigne que je ne suis pas premièrement liberté, que celle ci ne se définit pas seulement par la capacité à faire des choix et à en changer. La présence de l’autre est une mise en question de moi. La définition de l’éthique c’est la remise en question du bon droit de ma liberté par l’existence de l’autre…C’est elle qui m’arrache à moi même et m’enseigne que ma liberté est nue, me montrant que mon identité n’est pas dans le simple retour à moi même, mais dans l’acte par lequel je réponds à l’appel de l’autre. »
Narcisse est la figure d’un enfermement mortel, pas d’une liberté.
- Nous pouvons de moins en moins faire taire la clameur des pauvres et des
Abandonnés du monde. Les pauvres ne sont pas le problème mais font nécessairement partie intégrante de la solution.
Nos frères diminués par le handicap, la pauvreté, l’âge… n’attendent pas seulement de nous :
Qu’on leur donne ce que l’on pense nécessaire pour eux.
Qu’ont leur demande ce dont ils ont besoin (le Care).
Mais encore qu’on leur demande ce qu’ils désirent donner et ce qu’ils pensent du monde.
Passer de la compassion à la considération
« Le recours à l’émotion, notamment à la compassion, ne suffit pas dans la mesure où celle-ci est limitée, qu’elle s’applique difficilement aux générations à venir, voire aux êtres habitant loin de nous ou dont nous n’avons pas d’image… La compassion et l’empathie exigent que l’on voie celui ou celle dont on va prendre soin. Au contraire, si l’on travaille à rectifier l’image de soi en décrivant l’attitude qui est requise pour se sentir concerné par ce qui arrive aux autres hommes, aux autres espèces, à la culture, on peut espérer toucher les fondements du politique. » C. Pelluchon p.306
Corine Pelluchon nous propose de réhabiliter la notion de « considération » à la suite de Bernard de Clairvaux : « Le mot 'considération' vient du latin considerare, cumsideris, et signifie regarder les étoiles, puis regarder attentivement en accordant de l’importance à ce que l’on examine. A la différence de l’accord ou du simple consensus, la considération invite à prendre en compte l’altérité sans gommer les différences entre moi et l’autre. Elle désigne ce regard paisible sur le monde qui suppose la connaissance de soi et peut ainsi s’étendre au-delà de soi, jusqu’au ciel étoilé, sans projeter sur les autres ses attentes et ses angoisses ni se dissoudre dans l’adoration d’une totalité imaginaire. »
« En disant que toute pensée en direction des autres hommes, des autres espèces et des choses, tout action dans le monde et toute charge requièrent un certain rapport à soi, Bernard de Clairvaux souligne la centralité de la 'considération'… »
« Il ne mérite pas le nom de savant celui qui ne l’est pas de soi. »
« Loin de toute vision extatique, de la fusion avec un ordre transcendant ou une entité supérieur et de toute mégalomanie propre à engendrer la démesure, la considération désigne ce que peut être une conscience élargie qui est capable de bien juger. Elle ne calcule pas, ne soumet pas les choses à des instruments de mesure homogènes, mais est capable de les prendre en compte, d’admirer leur éclat ou leur beauté, d’avoir égard à leur petitesse et à leur fragilité et d’avoir une idée de l’ordre ou du chaos dont elles procèdent. La considération est aussi éloignée du déni du réel que de l’insensibilité…
Le sujet de l’éthique de la vulnérabilité n’a pas forcément de Dieu, mais il pratique la considération. »
Jean Luc RIVOIRE, le 13/5/2020
Peintures de Marie-Hélène Castier