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Comment la parole peut-elle circuler en Eglise ?
Marie-Reine Mezzarobba

La Pentecôte, en même temps qu'elle chante la venue de l'Esprit, rappelle le triomphe de la parole : "Ils se mirent à parler en d'autres langues". L'événement peut-il se prolonger aujourd'hui et comment ? Marie-Reine Mezzarobba a bien voulu nous aider à vivre avec cette question.

(1) Commentaires et débats



Parole et vérité

La parole est le propre de l'homme et le propre de Dieu. L'homme est un être constitué par la parole, « un parlêtre » disait J. Lacan. Le Dieu de la Bible crée par la parole, Il EST la parole même (Jn 1,1).

Parler en vérité, ce n'est pas dire ce que nous « pensons » ou ce que nous « sentons », c'est dans l'échange avec les autres laisser émerger, laisser naître ce que nous ne « savons » pas : la parole vraie qui se donne dans la rencontre.

Ce qui écoute en nous est aussi ce qui parle. Là où nous écoutons en vérité, là aussi nous répondons et donc nous parlons. Dans l'échange se donne ce qui n'est ni à l'un ni à l'autre : la vérité elle-même.

Le plus grand mépris que l'on puisse avoir pour quelqu'un est de penser qu'il n'est pas digne qu'on lui parle. Cela ne signifie pas qu'il ne faille pas prêter attention au « moment opportun » : toute parole n'est pas à dire n'importe quand et n'importe comment.

Mais il faut parfois aussi consentir à faire ce qu'ont fait les prophètes : sachant qu'ils ne seraient pas entendus, ils parlèrent pour avoir parlé, dit Paul Beauchamp. C'est ce que font les parents qui aiment leurs enfants adolescents : parler, sans vouloir convaincre à tout prix, mais parler en dépit de la réaction de rejet qui suivra - et laisser ensuite cette parole faire son chemin. Cela peut prendre beaucoup de temps, de nombreuses années parfois, mais le pire n'est-il pas que l'enfant devenu adulte dise un jour « personne ne me l'avait dit » ? Dès que l'on aime quelqu'un en vérité (il ne s'agit pas ici des sentiments amoureux), on lui parle, on l'écoute, une relation de dialogue s'instaure ; même si nous ne sommes pas prêts à tout entendre, même s'il nous faut du temps pour accueillir une parole qui nous appelle « ailleurs », hors de ce que nous pensons de nous-même, hors de nos représentations.

Tout homme a en lui la capacité d'entendre et de reconnaître la vérité qui se donne dans la rencontre. Il a aussi, bien sûr, la capacité de la refuser. Mais le refus lui-même indique que quelque chose a été entendu. La parole vraie, la parole de Jésus par exemple, suscite adhésion ou refus : elle ne laisse personne indifférent. Pensons à ces auditoires qui se divisent devant ses paroles et ses actes, entre ceux qui vivent d'une parole qui les remet debout et ceux qui le quittent ou pire, décident de le tuer.

Jésus, Verbe de Dieu, Parole de vérité, est la pierre d'angle, pierre rejetée par les bâtisseurs : pierre sur laquelle on bute, rocher qui fait tomber, ou lieu de la guérison et du don de la vie, comme nous le rappelle la liturgie de ce temps pascal en nous faisant lire la lettre de saint Pierre 2,4-9.

Consentir à la parole

Avant de penser à la parole dans l'Église, il s'agit donc de consentir à devenir un homme ou une femme qui parle, qui ne se réfugie pas dans le mutisme en se mettant ainsi hors de portée de toute parole de l'autre qui pourrait le ou la toucher, hors d'atteinte de toute rencontre ; devenir quelqu'un qui accepte que la parole révèle ce qui est caché dans le coeur, ce qui n'est pas su, qu'elle tranche dans la confusion et le trouble qui peuvent habiter nos coeurs entre ce qui fait vivre et ce qui détruit.

« Quiconque, en effet, commet le mal hait la lumière et ne vient pas à la lumière, de peur que ses oeuvres ne soient démontrées coupables, mais celui qui fait la vérité vient à la lumière, afin que soit manifesté que ses oeuvres sont faites en Dieu. » (Jn 3, 21-22). Venir à la lumière, c'est consentir à parler, afin que soit révélé ce qui habite le coeur : oeuvre de Dieu ou oeuvre du Diviseur. Seule la lumière, seule la parole vraie, peut guérir et mener sur le chemin de la vie. La parole vraie est lumière. Celui qui, attiré par la lumière, vient à elle et découvre que ses oeuvres sont mauvaises, trouve le par-don, la vie redonnée, la direction dans laquelle il peut s'engager sans crainte. Celui qui découvre qu'en lui et par lui s'est donnée la vie s'émerveille et rend gloire et louange à Dieu. Pour nous représenter l'Église dans son origine, pensons d'abord aux disciples, réunis autour de la parole-acte de Jésus, attirés par elle : chacun d'eux, à sa manière, a reconnu Jésus comme disant la vérité de sa vie, la vérité de la vie : il est celui qui donne la vie. C'est pour cela qu'ils le suivent. « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. » (Jn 6,68). Ces paroles qui pourtant en font fuir d'autres ! « Voulez-vous partir, vous aussi ? » (Jn 6,67).

Mais la parole et la relation ne s'établit pas seulement pour chacun d'eux entre lui (ou elle) et Jésus. Si chacun a été personnellement appelé, appelé par son propre nom, il n'a pas été appelé seul, mais avec d'autres, avec des frères. Après la mort de Jésus, cette communauté est le lieu où continue à se donner la parole du Christ : entre eux.

Il est tout à fait remarquable que les récits de résurrection soient si différents les uns des autres : le Christ ressuscité se manifeste de manière différente à chacun. Les évangiles ne nous cachent pas la prudence des disciples : se donneraient-ils à voir ce qu'ils souhaitent voir ? Se leurreraient-ils eux-mêmes en voyant Jésus vivant parce qu'ils refusent sa mort ? Les femmes trouvent le tombeau vide, « ont une vision d'anges qui disent qu'Il est vivant » (Lc 24,23) mais les disciples ne savent qu'en penser. Cette résistance à croire, plusieurs fois signalée, montre que la foi des disciples n'est pas née dans l'illusion subjective mais qu'elle a été éprouvée au feu de la rencontre entre eux. Les disciples d'Emmaüs, qui ont vécu à deux une expérience commune, tout joyeux, retournent à Jérusalem dire qu'ils ont rencontré le Ressuscité : là leurs frères leur attestent qu'ils ont, eux aussi, rencontré le Ressuscité. L'expérience de chacun, dans sa particularité, est attestée par les autres : c'est bien vrai.

Dans l'évangile de Jean, Jésus donne son testament lors de son dernier repas : il donne le sens de sa mort en lavant les pieds de ses disciples (Jn 13). Il se place dans la position du serviteur, de l'esclave, aux pieds de ses disciples. Il a cette phrase si sévère à l'égard de Pierre, qui ne veut pas voir son Seigneur dans cette position d'humiliation : « si je ne te lave pas, tu n'as pas de part avec moi » (Jn 13,8). Si tu n'acceptes pas que je me mette à ton service, que je donne ma vie pour toi, alors tu n'as rien à faire avec moi et je ne peux rien pour toi. Puis : ce que je viens de faire, faites-le vous-mêmes les uns pour les autres, lavez-vous les pieds les uns des autres.


Le don de la vie et de la vérité

La communauté des disciples est donc le lieu où doit se donner la vie et la parole du Christ. Chacun s'y trouve à son tour tantôt serviteur de ses frères, tantôt servi par eux. Que nul ne pense qu'il peut être toujours dans la position du serviteur, ce serait de l'orgueil. Chacun doit consentir aussi à recevoir la vérité et la vie de son frère à ses pieds. Le témoignage des écrivains bibliques nous apprend que l'auto-suffisance est peut-être le péché suprême : refuser le don, refuser que la vie nous vienne par un autre, c'est se condamner soi-même à mourir. Naturellement, ceux qui occupent les postes de responsabilité ou d'autorité sont les plus menacés de ne se fier qu'à eux-mêmes ou à ceux qui leur ressemblent et les piègent dans un effet de miroir ; en effet, nous nous assemblons plus facilement avec ceux qui nous ressemblent et nous confortent dans ce que nous pensons, allant parfois jusqu'à fuir ou rejeter toute altérité, toute parole Autre, qui viendrait briser le cercle du même.

Le livre des Rois (2 R 5), en nous racontant l'histoire du général syrien lépreux Naamân, nous donne un exemple de la portée de la parole « des petits » si les « grands » veulent bien l'entendre. En effet, si Naamân guérit, il le doit certes au prophète Élisée mais aussi à deux interventions de ses serviteurs : la petite servante-esclave qui l'invite à faire appel au grand prophète de son pays natal et ses serviteurs qui l'invitent à leur tour à obéir à la parole du prophète. Naamân, qui s'attendait à une manifestation de grande puissance de la part du prophète, est en effet tout désorienté qu'il lui soit demandé, si simplement, si « bêtement », d'aller se plonger sept fois dans le Jourdain ! Cela ne correspond pas à l'image qu'il se fait d'un prophète puissant ! Pourtant, par deux fois, Naamân écoute la parole de ses serviteurs et obéit !


Entre les humains

La parole ne peut être que ce qui circule entre les humains. Aucun humain n'est détenteur de la vérité. Seul le Christ est le chemin, et la vérité, et la vie. Il nous donne accès à cette vie en se donnant « entre » nous : « Là où deux ou trois sont réunis en mon nom, Je Suis au milieu d'eux. » (Mt 18,20).

Les grandes figures du Premier Testament : Abraham, David, Salomon... ne sont pas des modèles de vertus. Ils sont porteurs de la parole juste : pensons à Abraham intercédant pour Sodome, à David dansant nu devant l'Arche d'alliance sous les yeux de son peuple, suscitant le mépris de sa femme, à Salomon dont la parole tranchante permet de distinguer la vraie mère dont le coeur s'émeut pour son enfant de celle qui veut « paraître » mère en possédant un enfant, au prix de ne plus différencier un enfant mort d'un enfant vivant... Mais ils sont tout autant ceux que la parole d'un autre devra remettre sur le chemin de la vérité : ainsi Nathan faisant reconnaître à David qu'il a été menteur, adultère et meurtrier, lui, le roi dont le rôle était de faire respecter la justice dans le pays !

Nous ne pouvons pas nous étonner que la parole qui fait la vérité, qui démasque le mensonge, soit généralement d'abord rejetée. Les prophètes ont été persécutés, tués, Jésus lui-même l'a été. Rien d'étonnant à ce que cela continue ensuite dans l'histoire de l'Église. Bien des prophètes chrétiens ont été rejetés à leur tour, interdits de parole publique, avant que soit reconnue la vérité de leur parole !

Ce qui était vrai pour nos pères dans la foi juive le reste aujourd'hui dans notre Église humaine. La tentation du pouvoir ne quitte jamais l'humain : Jésus lui-même a été tenté par l'Ennemi de l'humanité.

Nous savons aussi, chacun individuellement, que le chemin de la reconnaissance de la vérité prend du temps. Il n'est pas possible de faire l'économie de ce temps. Il n'est pas possible à Dieu d'éviter le refus d'Adam. Pour le guérir, il donne son Fils qui meurt sur la croix. Cette mort, fruit du refus humain de la parole et du don, n'est pourtant pas victorieuse. Le Père a la puissance de redonner la vie à ceux qui l'ont perdue.

C'est donc, encore et toujours, à la conversion que nous sommes appelés : à laisser la vérité se donner entre nous lorsque la parole circule entre nous.

La parole vraie se reconnaît à ses effets de paix, de vie et de joie dans la durée. Qui n'a jamais fait l'expérience du « coeur brûlant » dont parlent les disciples d'Emmaüs ? Qui n'a jamais été touché par la parole dont il reconnaît au plus intime de lui-même qu'elle le fait vivre ? Soyons donc attentifs aux signes, aux fruits d'une parole : joie ou amertume, paix ou rancoeur...

Si la parole vraie est souvent d'abord rejetée, gardons-nous cependant de croire que toute parole rejetée est une parole vraie ! Il arrive aussi que le bon sens, le sens de la vie, conduise à rejeter une position d'autorité qui se croit juste mais qui ne conduit pas ceux qui l'écoutent à la vie.


Le travail de la parole

Enfin, si nous cherchons comment peut circuler la parole dans l'Église, comment nous pouvons laisser la vérité se manifester parmi nous, peut-être devrions-nous penser plus souvent au bouleversement culturel et religieux qui a été demandé aux apôtres pour accueillir les païens croyants, pour renoncer à la séparation pur-impur, pour renoncer à imposer la circoncision et pour reconnaître la présence de l'Esprit de Dieu là où ils ne l'attendaient pas. C'est un travail qu'ils ont dû laisser se faire en eux après la mort de Jésus ; ils n'y étaient guère préparés et ce travail ne s'est pas fait sans peine ou sans souffrance.

Les épîtres de Paul nous relatent les dissensions entre Pierre et Paul, le chemin du dialogue en vérité entre Pierre et Paul qui a conduit Paul à s'opposer ouvertement à Pierre. Le livre des Actes fait état des combats entre la communauté judaïsante de Jacques et Paul. La liberté de parole et le service de la vérité de Paul l'ont conduit, lui aussi, à la mort. Le livre des Actes nous rend cependant témoin du triomphe de la vérité dans le coeur de Pierre en nous montrant Pierre, au ch 10, chez le centurion Corneille après avoir été instruit par une vision du ciel qui met en cause sa conception de la pureté. Luc, qui aime signifier par images, nous montre ainsi la vérité comme venant « du ciel », « de l'extérieur », « de l'Autre ». Mais plus encore, au v. 47 du même chapitre, Pierre s'exclame : « Peut-on refuser l'eau du baptême à ceux qui ont reçu l'Esprit Saint aussi bien que nous ? » Ainsi Pierre consent à reconnaître la présence de l'Esprit de Dieu là où il ne l'attendait pas.

Parler dans l'Église, nous le voyons, c'est forcément s'exposer à souffrir par amour de la vérité. Que la vérité révèle l'erreur de celui qui se trompe et s'est exposé, ou qu'elle blesse et déclenche le rejet, elle est cause de souffrance. C'est la précarité de notre condition humaine, tentée par les masques, les mensonges et la volonté de puissance.

Parler dans l'Église c'est aussi partager la joie de la vérité qui illumine, réconcilie, redonne la vie.

Entre ces deux extrêmes, c'est à une attitude fraternelle que nous sommes appelés : à chercher ensemble, à risquer notre parole, à ne pas craindre que notre erreur ou notre mensonge inconscient soit démasqué par la parole. Nous sommes appelés avant tout à renoncer à l'accusation, que ce soit l'accusation de l'autre ou l'accusation de soi-même. L'Accusateur est notre ennemi commun. Mais le Christ nous en a libérés.

Marie-Reine Mezzarobba

Pastel de Pierre Meneval