(L') Israël historique reste pour Paul la figure temporelle d'une menace qui pèse en permanence sur toute pensée religieuse,
et donc aussi sur la pensée chrétienne : il représente la tentation attachée à la religion même. A la vaine supériorité
qui guette les chrétiens, Paul oppose une défense énergique de la religion contre ses propres démons :
« Car je ne veux pas, frères, vous laisser ignorer ce mystère, de peur que vous ne vous complaisiez en votre sagesse :
une partie d'Israël s'est endurcie jusqu'à ce que soit entrée la totalité des païens, et ainsi tout Israël sera sauvé,
comme il est écrit : De Sion viendra le Libérateur, il ôtera les impiétés du milieu de Jacob...Ennemis, il est vrai,
selon l'Evangile, à cause de vous, ils sont, selon l'Election, chéris à cause de leurs pères. Car les dons et
l'appel de Dieu sont sans repentance. » (Rm.11,25-29)
A vrai dire, si la supposition d'un rejet d'Israël par Dieu est intolérable à Paul, le Chrétien, c'est parce
que, s'il l'acceptait, il ne pourrait plus donner une signification à l'émancipation universelle qu'il annonçait.
Car c'est d'Israël que Paul avait reçu l'idée d'une histoire sainte, d'une révélation de Dieu aux hommes par l'existence
même d'un Peuple. Il s'accordait avec Israël pour confesser la possibilité, à jamais mystérieuse, donnée à des hommes
de vivre avec Dieu l'alliance sociale qui fait d'eux un Peuple. Mais le débat, au jugement de Paul, porte, en fait,
sur la nature et la forme de ce Peuple.
Non qu'Israël ne soit, comme Paul, universaliste. Pour lui aussi le Peuple saint s'étend aux dimensions de l'univers.
Mais Paul reproche à Israël de manquer à l'universalisme qu'il professe, quand il n'accepte pas que la Loi
soit Grâce, quand il rejette la Foi en la Grâce, en refusant le Christ au nom de la loi. Paul pouvait donc
féliciter Israël de posséder « l'adoption filiale, la gloire, les alliances, la législation, le culte, les
promesses et aussi les patriarches » (Rm. 9,4-5). Mais, en l'adjurant de croire en la Grâce, signifiée par
le Christ, il entendait le rendre à sa vocation universelle, qu'il avait, pensait-il, abandonnée.
Il saluait ainsi l'avènement d'un Peuple qui n'aurait pas mission de conquérir le monde, en le drainant
vers une Synagogue comme vers un centre qui le dominerait : ce peuple ferait du monde une immense Eglise,
éclatant dans tous les sens et de partout. Mais, du même coup, il formulait, pour la jeune Eglise chrétienne,
une exigence hors de laquelle elle cesserait tout simplement d'être religieuse...
Ainsi, en écrivant dans l'Epître aux Romains, à sa manière, sa Question juive , Paul ne traitait pas, quoi qu'il
semble d'abord, du problème du progrès en matière religieuse, comme si, d'après lui, l'Eglise en elle-même
l'emportait sur Israël. Car il serait alors revenu à la preuve par excellence, que sa confession de la Grâce
lui avait rendu impossible.
L'Eglise chrétienne, certes, était récente : elle n'était pas le nouveau, et Israël l'ancien, qu'il fallait dépasser.
Nous le comprenons mieux, aujourd'hui où cette Eglise a derrière elle une longue histoire. A qui voudra la dépasser
on pourra toujours dire d'elle ce que Paul disait d'Israël aux chrétiens de Rome : « Ce n'est pas toi qui portes la racine,
c'est la racine qui te porte » (Rm 11,18). Mais si le débat n'est pas entre l'ancien et le nouveau, en revanche il a toujours été,
il est encore entre le vieilli et le jeune. Qu'importe, en un sens, qu'il s'agisse d'Israël ou de l'Eglise :
l'un et l'autre peuvent vieillir ! Paul plaçait la religion, quelle qu'elle fût, face à son vieillissement,
et il lui rappelait que sa jeunesse ou son rajeunissement dépendront toujours de sa capacité à proclamer et
à incarner un Evangile de la Grâce et, simultanément, de la Fraternité universelle - deux désignations
qui, réunies, pointent vers la Révélation de Dieu.
Introduction à l'Epître aux Romains, pages 30 - 31
Editions GF Flammarion