Une situation bloquée
Une initiative démocratique
Pendant plus de quarante ans de pouvoir Assad père et fils, la Syrie fut martyrisée sans que les chancelleries occidentales s’en émeuvent. Systématiquement,
la société civile est démantelée (élections truqués, presse et syndicats muselés, associations civiles interdites ou mises sous contrôle),
l’économie nationale détruite en vue de retirer à la classe moyenne son rôle de levier d’une alternative politique, l’armée réduite au rang de
milices au service du pouvoir. Parallèlement, un système répressif d’une terrible efficacité est mis en place qui distille la terreur et remplit les prisons.
Les désormais célèbres “Chabbiha”, hommes de main aux exploits aussi glorieux que ceux des fameux « Hachchachins » (d’où dérive le mot assassin),
étaient déjà à l’œuvre en sourdine depuis deux décennies. L’Occident y trouvait son compte en terme de profits économiques et de géostratégie, au même
titre qu’en protégeant les systèmes archaïques de la presqu’île arabique ou les régimes des présidents Moubarac et Ben Ali qu’il a soutenus pratiquement
jusqu’à l’extrême possible.
Dynamisée par le succès des contestations civiques en Tunisie puis en Egypte, la jeunesse syrienne décide de se soulever. Pour la première fois dans
l’histoire du monde arabe, la société civile se met en marche par ses propres ressorts; pour la première fois elle se veut sujet de son destin.
S’insurgeant contre un pouvoir qui a confisqué l’Etat à son profit, elle vise à restaurer cet Etat au profit des citoyens, quelles que soient
leurs communautés, ethnies, idéologies ou croyances. Lassée du nationalisme exacerbé du parti baath, déçue par la pratique des partis marxisants,
et constatant l’échec total des partis islamistes de Téhéran à Gaza (ne parlons pas du wahhabisme saoudien), elle ne croie qu’à l’individu citoyen
capable de construire dans la liberté et la solidarité une société ouverte respectueuse de la diversité du pays depuis des millénaires. C’est dans
cet esprit que, à part celui des sociétés civiles de par le monde, cette jeunesse ne sollicitait aucun soutien des Etats arabes ou étrangers afin de
préserver sa dynamique propre et éviter les errements passés des coups d’Etat manipulés directement ou indirectement par l’étranger. Depuis sept mois,
elle proclame son credo : "Non au régime sécuritaire, Non à la violence, non au communautarisme, non à l’intervention étrangère". Mais face à l’autisme du régime,
elle a posé une autre exigence : "La chute du régime".
L’illusion communautariste
Depuis deux mois, les événements prennent un tour dramatique, transformant ainsi la nature de la confrontation. Alerté par les précédents tunisien et égyptien, le régime,
tout en maintenant une répression féroce, a commencé par occuper les grandes places des principales villes dans le but de priver les manifestants
d’une « place Tahrir ». En même temps, il utilisait tous les moyens pour transformer un mouvement citoyen (donc non communautaire) et pacifique en
une révolte armée et confessionnelle, et légitimer ainsi son écrasement. Il a semé la peur chez les minorités contre une majorité sunnite
grossièrement taxée d’extrémisme religieux ; il les poussées à s’armer. Il a aussi systématiquement décapité le mouvement en arrêtant et parfois
tuant ses leaders qui tenaient le cap de la non-violence et de la logique citoyenne. Désorganisée, matraquée, excitée par des medias stipendiés
(comme la chaîne Aljazeera), travaillée également par des groupes mus uniquement par la vengeance (le noyau dur des Frères musulmans), la contestation
perdait ses repères. En même temps, de nombreux militaires, qui ne supportaient plus de tirer sur des civiles désarmés d’être, ont déserté et constitué
un noyau d’une opposition armée.
Le peuple désorienté
Mais si le régime semble avoir réussi à dévier le cours de cette contestation civique, ou du moins à semer le trouble dans les esprits, celle-ci reste déterminée à
aller jusqu’au bout. La situation est bloquée : le régime est incapable de rétablir la situation ante, et la contestation est dans l’impossibilité
d’imposer le changement. La stratégie de l’opposition explose. Le Conseil National Syrien, porté sur les fonts baptismaux par des puissances régionales
(Turquie, Qatar…) et aveuglément soutenu par les chancelleries occidentales (la diplomatie élyséenne en tête, dopée qu’elle est par son « succès » en Libye),
envisage une solution à la libyenne, quitte à laisser la société syrienne en payer le prix. L’opposition historique, menée par les grandes figures de militants
ayant blanchi dans les luttes et les prisons (dans ou autour du Comité Coordination) et soutenue par de nombreuses coordinations de jeunes, privilégie en
revanche le maintien d’une contestation citoyenne, tout en mettant en œuvre les procédés susceptibles d’obliger le pouvoir à obtempérer aux demandes du peuple,
sans verser dans des luttes intestines. Désorienté, le peuple semble se donner à celui qui, pense-t-il, va lui donner les moyens d’espérer. La campagne
d’intoxication bat son plein.
Le cynisme occidental
Les Assad et le soutien occidental
Face à cette situation y a-t-il une stratégie occidentale ?
Il serait naïf de croire les chancelleries occidentales obsédées par la démocratie ou par le sort de minorités, comme beaucoup le laissent entendre.
Il suffirait de rappeler le rôle joué par elles dans l’installation de Hafez Assad au pouvoir. Ayant obtenu ses galons en refusant de venir au secours
des Palestiniens dans leur face à face avec le roi Hussein de Jordanie en septembre 1970 (le fameux Septembre noir), Hafez Assad accède au pouvoir suprême
quelques mois plus tard grâce à un coup d’Etat bien apprécié, y compris par l’URSS. C’est avec la bénédiction de l’Occident et d’Israël qu’il interviendra
au Liban en 1976 pour neutraliser la gauche. Malgré des explications musclées avec ses partenaires occidentaux, dont furent victimes les contingents
américains et français en 1983 au Liban (phénomène classique entre alliés, somme toute Israël a bien coulé la frégate américaine Liberty en 1967),
il restera dans l’orbite occidentale sans pour autant couper les ponts avec l’URSS. Son apothéose adviendra en 1982: il est consacré comme “le protestant de l’islam”
(cf. Libération et le Nouvel Observateur de l’époque) pour avoir réduit la révolte des Frères Musulmans à Hama au prix de quelques 25000 morts. Il s’imposera
dès lors au pays, grâce sans doute à son appareil de répression, mais surtout à la “légitimité” acquise auprès des chancelleries occidentales
comme “bouclier contre l’islamisme”. Légitimité confortée par sa participation à la guerre contre l’Iraq. Assad réussira, notamment après sa rencontre
avec le président américain Clinton en 1999, à imposer Bachar, son fils cadet, comme héritier après la mort accidentelle de Bassel, l’aîné. On connaît le traitement
réservé au nouveau “dauphin” par la France, de J. Chirac à N. Sarkozy. Entre-temps, pas un coup de feu n’a été tiré à partir du Golan en direction d’Israël.
Quant au soutien accordé à Hamas et au Hizbollah, c’était de bonne guerre.
Les trahisons successives
La société syrienne n’a aucune illusion sur les motifs des pouvoirs politiques en Occident (à distinguer de la société civile qui n’a pas la même approche cynique).
Elle a en mémoire, en effet, les “trahisons” – disons plus sobrement le jeu des Etats qui “n’ont pas d’amis mais des intérêts” selon la célèbre phrase de
W. Churchill - qui ont émaillé le cours du siècle écoulé. A commencer par celle, originelle, des Alliés franco-britanniques après la Première guerre : au lieu
d’honorer leur contrat avec le Prince Fayçal, chef de la Révolte arabe contre les Ottomans, en favorisant l’établissement d’un Royaume arabe au Proche-Orient,
ils se sont dépêchés de partager entre eux ces territoires, tout en livrant la Palestine au mouvement sioniste ; et l’on connaît la suite. Ils ont
même créé de toute pièce un état artificiel (La Transjordanie) et tenté une dislocation de la Syrie en Etats confessionnels (cf. les travaux d’Henri Laurens).
Et la suite est à l’avenant: l’engagement de protéger la population palestinienne au Liban après le départ de l’OLP en 1982 a tenu à peine deux mois,
laissant le champ libre au massacre de Sabra et Chatilla perpétrée par les Forces libanaises avec la bénédiction des forces du général Sharon
(cf. le Rapport Kahana ; la démocratisation de l’Irak a abouti à la situation que l’on sait; les promesses d’un Etat palestinien ont
conduit Barak Obama à “Canossa” capitulant en rase campagne devant le lobby israélien (cf. l’article de Ch. Enderlin “la formation proche-orientale de B. Obama”).
Faut-il recommencer sans cesse ?
Quant au souci de protéger les minorités, nouvelle chanson du secrétaire d’Etat américain, il constitue une insulte aux intéressés qui n’ont pas oublié
leur histoire récente. Pour toute aide réelle à ses protégés chrétiens libanais, Napoléon III a envoyé ses bateaux sur les côtes libanaises en 1860
pour transporter les troupes de leur chef Youssef Karam en... Algérie, conquise de fraîche date. Proposition reformulée en d’autres termes par les Américains
à l’adresse du président libanais Souleyman Frangié dans les années 1970. Après avoir poussé les Assyriens d’Iraq à réclamer leur indépendance dans les années
1920, les Anglais les ont laissés à leur sort, s’expatrier aux USA. Poussés après la première guerre du Golfe à la révolte contre Saddam Hussein,
les Chiites irakiens furent abandonnés et livrés à la vindicte du dictateur. Au début de son mandat en Syrie, les Français ont monté Alaouites contre
Sunnites avant de les lâcher. Et que font concrètement toutes ces bonnes âmes devant le dernier drame des Coptes d’Egypte, livrés en pâture aux tanks
des militaires du Maréchal Tantawi? L’on susurre aussi qu’au Patriarche maronite qui, lors de sa dernière visite à l’Elysée, réclamait l’intervention
de la France auprès d’Israël afin qu’un Etat palestinien voie le jour, condition nécessaire au désarmement de Hizbollah et au rétablissement effectif de
l’Etat libanais – ce qui soulagerait les communautés chrétiennes -, le président Sarkozy aurait lancé que les chrétiens libanais seraient les bienvenus
en France. Protéger les minorités? Vieilles lunes et réelles tragédies !
Les calculs occidentaux aujourd’hui
De toute évidence, l’Occident cherche depuis longtemps à affaiblir le régime syrien, sans l’abattre pour autant, afin de l’amener à desserrer ses liens
avec l’Iran et le Hizbollah. Israël, qui n’a jamais caché ses sympathies pour ce régime syrien, en aura les mains libres au Sud Liban tout en se préservant
de l’inconnu d’un régime démocratique; l’Iran sera plus vulnérable et plus conciliant sur son dossier nucléaire; les régimes pétroliers amis n’en seront
que plus soulagés. L’affaiblir sans l’abattre, du moins avant de trouver une alternative “intéressante”, telle une alliance entre militaires et Frères
Musulmans à l’instar de ce qui se dessine en Egypte actuellement. Cela explique peut-être la diligence avec laquelle le Quai d’Orsay a applaudi à
l’émergence du Conseil National Syrien, dominé par les Frères Musulmans syriens et ouvert à l’idée d’une intervention militaire à la libyenne,
tout à fait en harmonie avec les régimes pétroliers et leur imam de proue, le Cheikh Al-Qardawi, connu pour son ultralibéralisme comme pour son
virulent sectarisme religieux. Bien qu’il ne soit aucunement représentatif de la majorité de l’opposition, le CNS pourrait le moment venu offrir
une couverture légale à toute sorte d’interventions.
Le devoir de l’Occident
Entendre la société civile
Alors que faire et quel rôle pour l’Occident?
S’il y a urgence à démanteler le système Assad muré dans son autisme - toute l’opposition syrienne en convient -, l’autre urgence est de s’inscrire
dans la logique de la contestation jaillie du cœur de la société civile et incarnée par les mots d’ordre de la jeunesse syrienne. Il s’agit dès lors
de faire prévaloir le projet démocratique porté par la jeunesse, sans chercher à se substituer à elle, soit directement par une intervention extérieure,
soit indirectement en poussant au-devant de la scène des organismes non représentatifs, eux-mêmes redevables de leur existence à la dynamique initiée
par la jeunesse. Pour ce faire, deux voies complémentaires doivent être empruntées.
D’une part, isoler le régime en vue de l’affaiblir et d’accentuer les clivages en son sein; les contradictions internes finiront par provoquer
l’émergence au cœur du pouvoir d’une autre équipe capable de sacrifier les intérêts de la famille Assad pour sauver sa tête en même temps que
le pays. Des sanctions ponctuelles visant les intérêts des responsables doivent être prises, en dehors de tout blocus économique qui mettrait
à genoux la population et elle seule. N’oublions pas que le blocus contre l’Irak a finalement servi le régime de Saddam, tout en sacrifiant
des centaines de milliers de vies, notamment parmi les bébés et les enfants en bas âge. Ces sanctions seront encore plus efficaces si les Etats
qui les imposent – pourquoi ne pas rêver ? - agissent de même vis-à-vis d’autres potentats arabes (au Bahrayn et au Yémen par exemple) et
surtout vis-à-vis de l’insolence de la politique israélienne, tenue au-dessus des lois et libre de continuer à martyriser les Palestiniens (la colonisation rampante)
et à bloquer le processus de paix. Le fameux double poids double mesure. Parallèlement, une mobilisation générale des sociétés civiles est nécessaire :
associations de droits de l’homme, de solidarité, organismes internationaux non partisans, organes de presse… toutes ces instances qui ne sont
pas mues par des stratégies d’intérêts égoïstes, parce que sensibles à la solidarité humaine.
Favoriser l’unité de l’opposition
Il s’agit, d’autre part, de favoriser le rassemblement des mouvements de l’opposition autour d’un programme d’action à mettre en œuvre pour
reconstruire la démocratie. Ce serait l’équivalent du programme du Conseil National de la Résistance, qui fut si efficace pour la Libération
comme pour la reconstruction de la France. Les différentes sensibilités politiques et civiles s’engageraient sur quelques grands principes d’action,
tout en gardant leur vision spécifique. Ainsi personne ne serait exclu, y compris les Frères Musulmans, du moment que l’essentiel fait consensus.
La pratique de la vie démocratique se chargera de faire évoluer les uns et les autres; et la tendance islamiste sera amenée par la force des choses
à évoluer vers une « Démocratie islamique », analogue à la Démocratie chrétienne née après la Deuxième guerre, processus qui a si bien réussi au
parti islamiste turc. Nous en voyons maintenant l’esquisse dans le cas tunisien après les récentes élections. Le premier avantage d’une telle configuration
serait de détacher du régime un bloc de minorités (alaouites, chrétiens, druzes…) tenues à un semblant de fidélité au régime Assad par la peur d’être
dominées par une majorité sunnite (souvent fantasmatiquement réduite à la tendance Frères Musulmans), ou livrées à la vindicte du vainqueur,
une dictature honnie mais déjà connue étant préférable à une autre inconnue. Cela accélérera l’isolement puis la chute du régime, en lui enlevant – autre avantage -
le chantage qui consiste à dire: c’est moi ou la guerre civile. En fait, ce n’est pas seulement un chantage, car l’aveuglement du régime le pousse
à envisager en dernière instance une telle hypothèse: Kadhafi n’a pas le monopole de la folie. Il faut le prendre de vitesse avant
de mettre à exécution ses menaces.
Dans la mouvance du Comité de coordination pour le changement démocratique, conduit par des pionniers de la lutte pour la démocratie en en payant
le prix (H. Abdelazim, Arif Dalila, Michel Kilo, H. Awdat…), du Mouvement pour la reconstruction de la Syrie et en accord avec de nombreuses
personnalités indépendantes, nous ne cessons d’appeler à l’unité autour d’un tel programme. Le CNS syrien, qui a fait la sourde oreille pendant un moment,
cherche ouvertement à monopoliser la représentativité populaire en excluant toute autre voix, si représentative soit-elle. Il vient de franchir un nouveau
pas dans l’intimidation en lançant une campagne agressive contre ceux qui n’adhèrent pas à sa politique : leur « démocratie » est en marche.
Stratégie à très courte vue, pour ne pas dire catastrophique pour l’avenir du pays; peut-être même, vue la position géostratégique de la Syrie,
pour la région toute entière, région minée par l’instabilité et objet de tant de convoitises à la fois.
Appel aux gouvernants et aux sociétés civiles d’Occident
Il est temps que les décideurs politiques en Occident se hissent à la hauteur des événements, en répudiant les coups de poker si chers aux stratèges
élyséens, pour ne pas hypothéquer l’avenir de ce printemps arabe, seul à même de changer la figure de ce bassin méditerranéen gorgé de tragédies mais promis,
si nous en osons le pari, à un avenir de paix et d’enrichissement mutuel. Il est temps aussi que les sociétés civiles occidentales, qui se sont si
vite reconnues dans le mouvement de la jeunesse arabe, imposent à leurs gouvernements une approche citoyenne des rapports entre peuples, à commencer par
leurs voisins immédiats, ceux du monde arabe.
Boutros Hallaq (janvier 2012)
Peintures de Dominique Penloup