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Le menteur veut mentir, il sait qu’il ment, que ce qu’il dit est faux. Néanmoins il ne peut pas éviter de tenir non seulement pour réel mais pour vrai
le fait même qu’il ment et donc, plus radicalement, le fait qu’il parle, qu’il s’adresse à quelqu’un. Ainsi la prise en considération du mensonge
a-t-elle, entre autres, pour effet de signaler le lien qui existe entre la parole et la vérité. Quand je mens, il est toujours vrai que
je parle, c’est-à-dire non seulement que je dis quelque chose mais, plus radicalement encore, que je m’adresse à quelqu’un.
Ces observations peuvent être fécondes en approfondissements divers, mais pourvu qu’on ne quitte pas le champ qu’elles ont contribué à faire apparaître :
il ne faut pas prêter intérêt seulement à ce qui est dit, à l’énoncé, au contenu, mais aussi au fait même de parler, au fait qu’on s’adresse toujours,
au moins implicitement, à quelqu’un, bref, à l’énonciation. Quant à l’énoncé lui-même, à son contenu, il s’en faut qu’on le néglige. En effet,
en plus, notamment, de ses fonctions signifiante et référentielle, il constitue comme un commentaire de l’acte d’énonciation qui le soutient,
inséparable de celui-ci.
Ainsi, pour autant qu’on parle, quoi que l’on dise, la parole est-elle la première et la plus fondamentale vérité, toujours présente. Et, du même coup,
la parole met en demeure celui qui l’écoute de lui ajouter foi. Or cette foi porte, elle aussi, très radicalement, non pas sur la vérité de ce qui est dit,
puisque ce peut être un mensonge, mais sur le fait, toujours vrai, qu’une parole est dite et reçue comme telle, comme un message envoyé.
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Voilà de quoi nous autoriser à étudier les rapports qui existent entre ces trois notions de foi, de parole et de vérité,
et ceci indépendamment de leur signification religieuse ou, plus exactement, pas seulement parce que les religions et, notamment
le christianisme, leur font une belle place. La foi, la parole et la vérité courent déjà toujours et partout entre nous dans l’immense
conversation profane, dans l’entretien, comme j’aime à le dire, qui nous rassemble dans la société humaine.
Le croyant, quel que soit l’objet ou, comme on voudra dire, le contenu de sa foi, ressemble donc au menteur et l’un et l’autre
à n’importe lequel d’entre nous. Comme n’importe qui, il croit qu’il parle. Mais il se singularise et se distingue absolument du menteur
en ceci qu’il croit qu’il lui est parlé, qu’une adresse lui est faite, qu’il est dans la parole un peu comme dans un milieu.
Ces formulations, encore bien contournées, peuvent surprendre. Elles veulent signifier simplement que pour le croyant sa parole de foi est une
réponse à un appel qui est parvenu jusqu’à lui. Et, quand il quitte les tournures encore impersonnelles, quand il tient un discours reconnu comme religieux,
quand il dit, par exemple, que l’appel qui lui est parvenu vient de Dieu, il entend ainsi affirmer le caractère absolu de la situation de parlant
qui est la sienne. Du coup, il considère sa propre parole, celle qu’il dit, comme tout autre chose qu’un mensonge : il a foi en elle, quoi qu’il dise,
comme en une réponse. En un mot, il tient sa propre parole comme seconde.
Ainsi la foi du croyant est-elle autre chose qu’un retour sur soi qui l’enfermerait et le replierait en lui-même. En effet, il rapporte cette foi
à une situation d’allocution première, venue de Dieu, dont elle n’est que la suite et le fruit. En tout cas les paroles qu’il va adresser
à d’autres que lui-même, qui sont avec lui dans le monde, seront elles-mêmes marquées par cette situation, elles en seront la dispersion
à l’intérieur de l’entretien, toujours encore en cours, qu’il poursuit avec tous.
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Pour se dire sa situation, à lui-même et à tous ceux qui comme lui croient en Dieu, le croyant emploiera des mots et des phrases comme celles
qui lui servent de médiations pour s’entretenir avec tous les autres hommes. Mais il affectera ces discours d’une note tout à fait singulière,
puisqu’ils sont censés dire aussi, et même d’abord, à la façon d’une réponse, l’appel à croire qu’il a entendu.
Allons plus loin. Pour donner corps à cette situation de foi, le croyant recevra, comme autant de traces de l’appel à croire, certains écrits
qu’il considérera comme des documents. Il estimera qu’en les lisant et les relisant, avec tous ceux qui croient, il peut, par la foi qu’il
leur accorde, devenir lui-même d’une certaine façon ce qu’énoncent ces écritures, faire de celles-ci le texte de sa propre existence.
Ainsi s’actualise, sans cesse autrement, la présence de l’appel adressé et reçu et se forme une communauté d’appel, littéralement une Eglise,
qui, par sa façon d’exister, témoigne, toujours nouvellement, hic et nunc, de cet appel. Car il n’y a pas de chrétien sans Eglise,
et sans une Eglise qui soit, virtuellement au moins, universelle.
Quant aux événements rapportés et, plus généralement encore, aux énoncés qui se rencontrent dans ces documents, ils ne deviennent pas vrais à
cause ou en raison de la foi qui leur est accordée, comme si elle créait arbitrairement leur vérité, mais ils ne sont jamais sans cette foi.
Celle-ci ne se forme pas sans se rapporter à eux. Aussi bien sont-ils reçus comme des figures réelles de cette foi. Bien loin donc d’être
des fictions, comme peut en former le menteur, ou comme des produits gratuits de l’imagination poétique, ils articulent, à leur façon propre,
le mouvement même de croire, ils le racontent ou le formulent en un contenu de pensée. Nous pouvons donc les lire en retrouvant en eux ce mouvement
et, en retour, une telle lecture est une nourriture pour la foi qui s’entretient d’elle.
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Quand la foi se porte vers de tels événements et de tels énoncés, elle ne se voit pas elle-même en eux comme en un miroir. Pourtant,
elle ne pourrait pas les tenir pour vrais si, d’une certaine façon, elle ne présidait pas elle-même à leur formation. En effet, la foi,
comme on l’a déjà dit, est une réponse à un appel adressé et reçu. Or, cet appel et sa réception, en prenant la forme de récits,
par exemple, ou de propositions doctrinales, ne cessent pas d’être en acte dans la lecture croyante que nous pouvons en faire.
Il est donc vain de prétendre tenir ces récits ou ces doctrines comme autant de faits objectifs, vrais en eux-mêmes, indépendamment de
la foi qui s’y rapporte, qu’on pourrait dissocier de cette foi. Plus profondément encore, cette foi ne peut pas se tenir pour la saisie
d’une réalité objective qui serait étrangère au mouvement qu’elle est elle-même.
Au fond, il n’en va pas autrement que de la saisie d’une quelconque réalité. Nulle chose, on le sait, n’est indépendante du geste par
lequel nous la prenons : sans la détruire dans son objectivité ni même dans sa réalité, toujours nous l’assimilons à nous-mêmes par l’approche
que nous en faisons. Cependant, s’il y a un trait bien singulier, c’est que cette foi qui donne sa marque à ce qu’elle saisit est foi en
un appel… de Dieu. Ce dernier nom, comme on l’a dit, est employé pour signifier la condition unique dans laquelle nous sommes : un appel
nous est adressé en comparaison duquel tous les autres sont partiels, alors que celui-ci est absolu.
Dès lors, comment le croyant ou, plutôt, l’Eglise croyante va-t-elle continuer à exister avec une telle foi à l’intérieur
de la société des hommes à laquelle elle appartient ?
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Pour apporter une réponse à cette importante question, on peut méditer une déclaration de Pascal. Il soutient, en effet, que
« tout ce qui ne va point à la charité est figure » et que « l’unique objet de l’Ecriture est la charité. »
La figure, on l’a compris, est la forme, toujours plus concrète et singulière, que prend l’existence croyante à l’intérieur de la société humaine.
Ainsi donc la figure représente-t-elle, au sens le plus fort du terme, cette existence en ce que, d’une part, elle la donne à voir et,
d’autre part, la rend présente, mais toujours au risque de la fixer, voire de la figer ou de la faire passer pour une fiction,
et même de l’exposer à couvrir le mensonge. Aussi bien faut-il passer par cette figure - elle est inévitable – mais sans
s’arrêter à elle, en allant toujours plus loin qu’elle, parce qu’elle est tenue pour la trace d’un mouvement, un vecteur, que nous
créditons de nous tendre vers cette charité, qui est, en effet, l’unique objet de l’Ecriture. Et quant à
ce terme d’objet, il serait encore en lui-même bien impropre si on l’entendait comme une pure représentation de l’esprit,
hétérogène à celui-ci, voire comme une réalité autonome, un en-soi indépendant de l’élan gratuit qui nous porte vers lui.
Ainsi, en définitive, la foi elle-même, les événements et les énoncés que nous retenons par fidélité au témoignage de l’Ecriture et,
enfin, les conduites que nous adoptons, sont-ils tous des figures dans lesquelles nous nous engageons comme sur un chemin où l’on marche.
Il s’agit toujours d’aller à la charité, parce que tout ce qui ne va point à la charité est figure. Dès lors la figure, quelle qu’elle soit,
n’est-elle jamais qu’un abri de passage. Pour se faire entendre, Pascal n’hésite pas à écrire : Et les chrétiens prennent même l’Eucharistie
pour figure de la gloire où ils tendent.
Mais, objectera-t-on, il y a une extrême diversité de figures ! Sans doute. Comment donc comprendre cette diversité ?
Justement, la diversité des figures nous prépare à n’en élire aucune comme une demeure permanente. Aussi bien Pascal ajoute-t-il :
« Dieu diversifie ainsi cet unique principe de charité pour satisfaire notre curiosité qui recherche la diversité par
cette diversité qui nous mène toujours à notre unique nécessaire. Car une seule chose est nécessaire et nous aimons la diversité,
et Dieu satisfait à l’un et à l’autre par ces diversités qui mènent au seul nécessaire. »
Qu’est-ce que cette diversité que mentionne Pascal sinon l’effet de la dissémination de la parole partout et toujours entre nous
à l’intérieur de la société ? Tout nous parle et en tout nous parlons. En somme, cette diversité dans la figuration n’est elle-même
que l’instantané, comme on dit en photographie, de l’arrêt, toujours provisoire et instable, d’une telle dissémination, sa fixation fugitive
et momentanée, parce que nous aimons la diversité alors qu’une seule chose est nécessaire.
Cet amour de la diversité est-il une faiblesse ou, tout au contraire, la promesse d’un salut ? Qui le dira ? En tout cas,
c’est un fait et, quoi qu’il en soit, tout se passe comme si cet amour était en lui-même subverti et devenait, paradoxalement,
le gage de notre attachement à la poursuite du seul nécessaire.
En effet, après avoir observé qu’une seule chose est nécessaire et révélé que nous aimons la diversité, Pascal ajoute : ...et Dieu satisfait à l’un et à l’autre
par ces diversités qui mènent au seul nécessaire. Aussi le croyant tiendra-t-il la diversité qui caractérise notre existence non pas
comme un péril mais comme la suite toujours actuelle, donc toujours nouvelle, de l’appel que Dieu ne cesse d’adresser
à quiconque et auquel chacun de nous, qu’il le veuille et le sache ou non, ne cesse de pouvoir répondre.
Guy Lafon
pastel de Pierre Meneval