Page d'accueil Nouveautés Sommaire Auteurs
Retour à "Ethique et politique" Contact - Inscription à la newsletter - Rechercher dans le site

Une lecture de Charles Péguy
Boutros Hallaq

Charles Péguy est mort il y a 110 ans. Il avait 40 ans. Son œuvre ne laisse pas indifférent on l’aime ou on se détourne. Notre ami Boutros Hallaq a lu Péguy passionnément Il constate que certains textes sont d’une grande actualité et peuvent nous être très utiles pour tenter de comprendre le monde tel qu’il est. Il nous propose trois articles que nous publierons lors de nos trois prochaines parutions. Il souhaiterait susciter chez certains le désir de lire cette œuvre si singulière et si féconde.

"0" commentaires et débats


1- Un théologien du dehors de l’Église


2- L’Argent comme unique maître


3- Une remontée de sève, L’Espérance

Deuxième partie :
L'Argent comme unique maître

Selon Charles Péguy, « la Restauration politique intervenue après la période révolutionnaire n’a rien restauré des valeurs de la chrétienté, comme l’instauration de la troisième République sur les décombres de la Commune n’a rien restauré des valeurs de la Révolution de 1789. La seule réalité irréfutable, fut la monopolisation par une petite minorité sans foi ni loi d’une richesse provenant du pillage systématique des colonies et l’exploitation esclavagiste d’une main d’œuvre paysanne déracinée. » (1).

On peut trouver un texte de Charles Péguy sur l’Argent à la page du site :
largent.html

Pour la première fois dans l’histoire, l’argent comme unique valeur

”Ce dont l’époque était le plus fier, c’est là que Péguy a vu le poison”, constate B. Latour en ajoutant : ”Alors que toutes les forces en présence font l’éloge du Progrès, de la Science, de la Démocratie, il devine que l’on va vers l’abîme”. Son diagnostic est sans appel : le monde dit moderne est le fruit d’une double dépossession, ”déchristianisation et dé-républicanisation”. ”Qu’on ne s’y trompe pas, avertit Péguy, et que personne par conséquent ne se réjouisse ni d’un côté ni de l’autre, le mouvement de dérépublicanisation de la France est profondément le même mouvement que le mouvement de déchristianisation […] La même incrédulité, une seule incrédulité, atteint la Cité et la Chrétienté. Une même stérilité dessèche la cité politique et la cité chrétienne, la cité des hommes et la cité de Dieu.” La Restauration politique intervenue après la période révolutionnaire n’a, en effet, rien restauré des valeurs de la chrétienté, comme l’instauration de la troisième République sur les décombres de la Commune n’a rien restauré des valeurs de la Révolution de 1789. La seule réalité irréfutable, dont s’est saisie d’ailleurs la littérature romanesque naissante pour en faire sa thématique de choix, fut la monopolisation par une petite minorité sans foi ni loi d’une richesse provenant du pillage systématique des colonies et l’exploitation esclavagiste d’une main d’œuvre paysanne déracinée, richesse se trouvant désormais démultipliée grâce aux retombées techniques des sciences accumulées pendant au moins deux siècles. Brutalement le dieu argent s’impose comme la seule mesure des choses.” Pour la première fois dans l’histoire du monde, l’argent est maitre sans limitation ni mesure”. Tout s’achète et se vend, se monnaie et se négocie dans une ”immense prostitution” qui lui vient de cette ”universelle interchangeabilité”. Même Le temps est devenu de l’argent et pouvait ” se mettre de côté […] pour demain”. Dans l’ancien monde, ce pouvoir, l’argent le partageait avec d’autres puissances : de race ou de rang, de faits d’armes et de chevalerie, de savoir ou même de religion qui y tenaient leur rang, parfois même au-dessus des puissances temporelles. Maintenant, ce pouvoir règne sans concurrent aucun, mais aussi sans légitimité aucune.

Le règne de l’argent trouve sa justification en étant qualifié de moderne

Ne disposant en effet d’aucun point d’insertion légitime dans la succession des générations du temps national, ne bénéficiant d’aucune filiation reconnue et sans paternité effective, le monde de l’argent ne trouve à exhiber comme ”fiche d’état civil” que le qualificatif moderne. Ce terme, Hyppolite Taine l’avait, comme par hasard, employé pour la première fois comme titre pour le troisième volume de son ouvrage Les origines de la France contemporaine (paru entre 1875 et 1883). Par un geste idéologique aussi audacieux qu’injustifié, il élève ce qui lui était contemporain - et donc passager - à la dignité de moderne, perçu comme intemporel, donc susceptible de par sa nature spécifique de s’appliquer adéquatement aux différentes périodes. Ayant élevé ce qui lui était contemporain au grade suprême de moderne, il était logique en conséquence, qu’il dégrade le monde d’avant à celui d’Ancien régime. Le terrain y était préparé, surtout depuis qu’Ernest Renan publia en 1846 L’Avenir de la science, devenu aussitôt le porte-drapeau d’une jeunesse assoiffée de savoir et d’avenir – dont Péguy lui-même. Cet ouvrage instituait à la fois le culte du Progrès basé sur la science comme unique foi et le pouvoir absolu d’un clergé laïque que Péguy a tôt fait d’appeler Le Parti Intellectuel, auquel incombait la gestion de la vie culturelle et de la formation intellectuelle, réunies à l’époque sous la notion d’Université. Puisque ”la science renferme l’avenir de l’humanité, affirme-t-il, elle seule peut lui dire le dernier mot de sa destinée et lui enseigner la manière d’atteindre sa fin”. En posant ainsi ”les tout premiers tracés des statuts de domination du parti intellectuel”, Renan frayait la voie qui descend de la domination intellectuelle à la domination politique. Et c’est tout naturellement que lui fut confié le rôle de mener à bien ce dessein.

Tout allait bien. Le Progrès remplaçant la foi en la vie éternelle, l’homme assumant de plus en plus les prérogatives divines, athéisme et laïcité sont de mise, un chemin de libération est enfin tracé, puisqu’une nouvelle création est désormais envisageable : la terre peut se détacher du ciel, le scientisme peut remplacer Dieu, puisqu’il instaure le royaume de l’abondance (capitalisme) ; puisqu’il autorise la libération du prolétariat par le partage des richesses (marxisme) ; puisqu’enfin il est l’œuvre de l’Homme maintenant couronné d’une gloire autrefois dévolue à Dieu seul.

Le monde moderne fait de tous les travailleurs des bourgeois d’argent

En neutralisant les puissances spirituelles, le monde moderne eut des effets dévastateurs à tous les niveaux. Et en premier lieu, ”le règne de l’argent (installe) la misère du travail”, une fois privé de sa noblesse originelle et réduit au seul but lucratif. Car l’un des effets le plus stérilisant de la puissance d’argent est ”la désaffection générale du travail, qui est la tare la plus profonde, la tare centrale du monde moderne”. ”Parce que la bourgeoisie s’est mise à traiter comme une valeur de bourse le travail de l’homme (…), le travailleur s’est mis, lui aussi, à traiter comme une valeur de bourse son propre travail”. ”C’est exactement dans cet ordre, en commençant par les bourgeois et les capitalistes que s’est produite la désaffection générale du travail”. ”La piété de l’ouvrage bien faite (…) tradition venue, montée du plus profond de la race, principe même des cathédrales” inspirait la fierté “de ne jamais rien demander à personne”. Maintenant l’ouvrier embourgeoisé a fini par n’aimer le travail que pour le salaire. Le syndicalisme politique d’un parti socialiste, composé en majorité de ”bourgeois intellectuels”, lui a enseigné le travail mal fait, et même ”le sabotage” sous le régime du salariat. ”C’est, poursuit-il, le sabotage bourgeois, le même, le seul, qui par contamination de proche en proche par nappes horizontales descend dans le monde ouvrier” pour y installer un rapport de force qui désagrège le tissu social et annihile toute solidarité entre les travailleurs. ”Il n’y a point de lieu de perdition mieux fait, mieux aménagé, mieux outillé pour ainsi dire (…), il n’y a point d’outil de perdition mieux adapté que l’atelier moderne”. Il fait de tous les travailleurs des bourgeois d’argent : de l’ancienne aristocratie, à l’ancienne bourgeoisie jusqu’aux ouvriers dont la seule idée est de devenir des ”ouvriers embourgeoisés” : redoutant toujours la misère et n'ayant aucune assurance de ne pas y retomber, ils s’en trouvent réduits à essayer de monter toujours encore plus haut.

Désormais un abîme s’installe entre deux couches horizontales, séparées par un abîme d’incompréhensions. Le postulat d’une possible ascension sociale censée créer des passages entre elles reste, dans pareille situation, un leurre qui ne fait qu’alimenter leur hostilité réciproque, chacun essayant de ”faire le malin”, contribuant à désagréger encore plus les groupes, en installant l’individualisme le plus cynique à tous les niveaux. Aucune catégorie de la bourgeoisie n’y a échappé, y compris celle qui prit la direction du parti socialiste, avec les anciens maitres de Péguy à l’ENS. Les grands romans de l’époque, ceux de Balzac, Zola ou Stendhal, illustrent cette ambiance particulièrement étouffante.

Boutros Hallaq, mise en ligne septembre 2024

1- Cette seconde partie s’appuie en particulier sur Charles Péguy, L’argent éd. Louise Bottu 2016 « Les Cahiers de la Quinzaine 1913 » / Retour au texte